Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de LE GAUFEY Guy : |
« L'incomplétude du symbolique. De René Descartes à Jacques Lacan » Ed. E.P.E.L.. Paris. 1991. 244 p. |
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Est-ce le titre, trop sibyllin pour être signifiant, ou le sous-titre, "De R. Descartes à J. Lacan", trop incongru pour n'être pas signifiant, qui incite à repérer cet exceptionnel essai sur la fascinante capacité de l'esprit à produire du sens en construisant des signes ? Fidèle à l'heuristique de "l'incongruité épistémologique" que nous ont suggérée K. Burke, Ch. Roig et Y. Barel, c'est bien sûr le sous-titre qui m'avait incité à entreprendre ce livre d'un auteur qu'ignoraient encore mes bibliographies familières. Heuristique pertinente une fois encore, car je crois avoir trouvé une nouvelle pièce rare pour la Bibliothèque des sciences de la complexité, quitte à inviter ses lecteurs àtransformer son titre et à le lire : "l'ouverture" plutôt que "l'incomplétude" du symbolique - ("ouverture" au sens où U. Eco parlait de "l'oeuvre ouverte", par exemple).
Faussement modeste, G. Le Gaufey affecte dès l'abord de tenir pour "incongru" son exercice visant à ramener "la multiplicité chatoyante... du foisonnement actuel des savoirs relevant de la rationalité... sous l'unité d'un déterminant comme le symbolique" (p. 7). "Mais justement", ajoute-t-il... Incongruité qu'il va explorer en croisant avec beaucoup de finesse et de verve, les méditations de Descartes et de Leibniz, puis de Frege et de Russell, puis de Hilbert et de Gödel sur cette curieuse entreprise de l'esprit humain aspirant à connaître une vérité qui serait assez parfaite pour être absolument indépendante des symboles par lesquels elle est formée, "La mathesis universalis". En traduisant et en reproduisant par exemple quelques extraits de la lettre du 16 juin 1902 de Russell à Frege et de la réponse de ce dernier du 22 juin ("Votre découverte de la contradiction - le prédicat qui ne peut étre prédiqué de lui-même - me cause la plus grande consternation depuis qu'elle a ébranlé la base sur laquelle j'essayais de construire l'arithmétique... Votre découverte est remarquable et entraînera peut-être un grand progrès en logique, aussi mal venue qu'elle puisse paraître au premier abord", ou en montrant la vive conscience qu'avait Hilbert du danger de la position constructiviste de Brouwer pour le "programme formaliste", G. Le Gaufey nous aide à percevoir les formidables enjeux pour la connaissance humaine de cette méditation sur ses propres fondements : ne doit-elle pas, interrogeait Hilbert en 1927 "nous protéger du subjectivisme... qui trouve son point culminant dans l'intuitionisme".
Mais faut-il nous protéger du subjectivisme ? Faut-il sans cesse ignorer ce sujet connaissant par lequel nous connaissons la connaissance ? La question n'a-t-elle pas déjà été posée - et traitée - par Freud puis par Lacan, aprés un détour par la dialectiques aussurienne du signifié et du signifiant ? C'est ce que va nous montrer la deuxième moitié du livre : "Aucune suite directe avec ce qui précède, assure l'auteur,...simplement l'hypothèse de la convergence de travaux fondamentalement différents, ...inscrits dans des ordres discursifs hétérogènes" (p. 123). Hypothèse incongrue penserez-vous encore ? : les oeuvres des logiciens les plus "purs" pourraient-elles converger avec celles des psychanalystes les plus psycholo-gisants ? Pourquoi pas, après tout ? Si "ce qui fait lien mérite de s'appeler "sujet" , un sujet auquel la science pourrait s'intéresser dans la mesure où il n'a plus rien de "psychologique"... "cette mise en oeuvre du symbolique nécessite un corps : corps humain, corps de savoir, corps de doctrine..." (p. 237-8). Pirouette lacanienne en apparence, mais qui dissimule mal cette lucidité possible sur "la non identité de la lettre à elle-même", que G. Le Gaufey appelle "l'incomplétude du symbolique" attribuant à la psychanalyse une limitation que les théorèmes de Gödel avaient déjà reconnue à la logique Russello-Hilbertienne.
Puis-je confesser que cette corroboration m'importe au fond assez peu, même si je conviens qu'elle puisse utilement rassurer ici les mathé-logiciens et là les psychologiciens. Les questions que révèle cette quête me semblent en revanche très précieuses pour notre valéryienne intelligence de la complexité du sujet connaissant. Si, par exemple, G. Le Gaufey avait lu avec la même attention et la même sympathie que celles qu'il accorde aux textes de Hilbert, les "défenses" de Brouwer, n'aurions-nous pas une intelligence plus riche, plus avivée, de cette puissance du symbolique ; symbolique qui au lieu de "restreindre" le monde réel auquel il prétend donner sens, "l'ouvre" aux mondes possibles qui prendront alors réellement sens ? Cette "incomplétude du symbolique" fut éditée en 1991, et son auteur ignorait sans doute, malgré son exceptionnelle culture, les traductions de Brouwer publiées en 1992 par J. Largeault ("Intuitionisme et théorie de la Démonstration", Ed. Vrin. Cf. Ie Sème Cahier des Lectures MCX, Nov. 93), comme les commentaires proposés par M. Gros et J. Miermont sur "Les théorèmes d'incomplétude" dans le "Dictionnaire des thérapies familiales" édité par J. Miermont chez Payot en 1987. Nous pouvons alors poursuivre cette méditation épistémologique qui nous conduira sans doute à aviver nos facultés d'interprétation (herméneutiques) plus que nos capacités de calculs arithmétiques et logiques. Méditation qui nous fera sans doute revisiter différemment, outre L. Brouwer relu par J. Largeault, C.S. Peirce relu par U. Eco dans "Les limites de l'interprétation" (Grasset 1990/92) traduit trop tard aussi pour que G. Le Gaufey y trouve quelques compléments ("complet ment" ? : Ah Lacan, quand tu nous tiens !) à son "incomplétude du symbolique".
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003