Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de BOURCIER Danièle : |
« La Décision Artificielle. Le droit, la machine et l'humain » Ed. P.U.F., 1995. 237 p. |
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La décision artificielle ? Le titre n'est-il pas un pléonasme ? : Si la décision est le propre de l'homme, et si l'artificiel est ce qui est produit par l'homme (se différenciant ainsi du naturel, qui peut être produit par la nature sans le concours de l'homme), alors la décision est nécessairement artificielle ! Danièle Bourcier pressent dès l'abord le risque de cette accusation de pléonasme, et propose vite une définition argumentée que ne pourront récuser les juristes et les linguistes les plus sourcilleux : "Nous appellerons-décision artificielle- la conception de tout ou partie d'un processus de décision en vue de sa représentation ou de sa simulation" (p. 25). Comme l'intelligence-artificielle, la décision-artificielle devrait donc s'écrire avec un trait d'union, le néologisme ainsi formé ne désignant plus un type ("artificiel") de décision, mais une discipline ou à tout le moins, un exercice cognitif ("la conception d'un processus"). Prudente et scrupuleuse, elle ajoutera aussitôt que le champ dans lequel elle va étudier cette nouvelle discipline sera lui aussi soigneusement défini, celui des décisions juridiques, pour l'essentiel de type administratif, prises par un "décideur institutionnel" (un maire par exemple).
L'avantage pour son lecteur de cette relative spécification de la nature et du champ d'étude de la décision-artificielle va vite apparaître : même si sa culture juridique est des plus légères, son expérience de citoyen est suffisante pour que les nombreuses illustrations qui accompagnent l'exposé lui semblent aisément interprétables. Et le nécessaire et original va et vient que l'auteur organise entre une discussion spéculative (et bien documentée) sur la formation des normes et des standards qui caractérisent le raisonnement juridique, et une étude plus empirique de la formation des décisions à l'aide de"systèmes-artificiels-machinables" (systèmes experts et systèmes connexionistes, pour l'essentiel), va s'avérer aisé à suivre. Les juristes et en particulierles spécialistes de droit administratif se retrouveront en terrain familier, et les autres, vous et moi, ne seront pas véritablement dépaysés : le processus de décision administrative d'un maire ne doit pas être très différent a priori du processus de décision organisationnelle d'un responsable d'entreprise ? Si la science administrative en France n'est pas la science de gestion, cette dernière au Québec s'appelle la science de l'administration. L'expérience du juge explorant des situations qu'il perçoit complexes (il ne sait jamais tout, et il doit ignorer les conséquences de sa décision !) et multicritères (l'assistance à personne en danger et l'exercice illégal de la médecine par exemple !), et devant motiver ses décisions par quelques standards culturellement acceptés, ne doit pas être très différente de celle du responsable d'entreprise ou du chef de projet, dès lors qu'on s'intéresse aux processus cognitifs de décision que l'un et l'autre mettent en oeuvre. On peut présumer que cette rencontre entre les deux cultures, celle du juriste et celle du gestionnaire, sous les auspices de l'informaticien "intelligent" sera féconde... et, en lisant D. Bourcier, je crois qu'elle le devient ou qu'elle le deviendra. Peut-être faut-il en effet parler au futur plutôt qu'au présent ? Je crains que l'auteur n'ait pas été fidèle à sa définition de la "décision-artificielle" : c'est plus une étude du "jugement artificiel" que du "processus de décision artificielle" qu'elle nous propose ici. Elle Insiste certes, fort bien, sur le caractère "construit" (plutôt qu'objectif ou positif) du modèle décisionnel (chapitre V), mais cette décision est presque toujours réduite à la conception de la solution d'un problème posé (donné... et non construit). L'inattention de la plupart des informaticiens français à l'oeuvre d'H.A. Simon ne leur permet pas de percevolr l'essentiel de la conception du processus d'élaboration des décisions organisationnelles qu'il développe depuis un demi siècle : décider c'est d'abord, et surtout, se construire une représentation de la situation "dissonante" dans laquelle on envisage d'intervenir : G. Bachelard déjà l'avait souligné "les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes,... ils ne sont pas donnés" (1934). Faute d'avoir prêté attention au noyau du processus cognitif de décision qu'est "l'intelligence" (selon H.A. Simon) ou la formulation récursive des problèmes appelant décision, D. Bourcier restreint son étude "à la fin de la boucle", la conception et le choix des solutions (le "jugement"). Artificiel ou non, un "bon" jugement peut être inintelligent dès lors qu'il ne s'intéresse pas à la pertinence du problème qu'il prétend résoudre. Cet apprentissage tâtonnant du "problem-finding" n'est-il pas consubstantiel à la décision ? Avant de juger et d'agir, ne faut-il pas d'abord savoir voir ? En sachant que le jugement va modifier le voir qui va modifier le jugement, récursivement, interminablement, au grand dam des logiciens, et au grand bonheur des citoyens, heureux d'affirmer ainsi pragmatiquement la supérioritéde leur volonté sur les déterminismes présumés scientifiques et les aléas présumés chaotiques.
Que cette incomplétude ne dissuade pourtant pas le lecteur : l'expérience du "jugement artificiel "est en train de se transformer en fort bonne science grâce à quelques pionniers de l'informatique juridique : ils n'ont pas fini d'enrichir notre culture en modélisation de la complexité. Sachons gré à D. Bourcier d'avoir si bien introduit le débat.
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003