Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de TEUBNER Gunther : |
« Le droit, un système auto-poietique » (traduit de l'allemand) Ed. PUF. Paris, 1993. 296 p. |
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"Partant des idées d'H. Maturana, H. Von Foerster et N. Luhmann, nous nous proposons de mettre en oeuvre les concepts d'auto-référentialité, d'auto-organisation etd'auto-poïese dans le but de développer une acception entièrement nouvelle du droit. Celle-ci se caractérise par la clôture hypercyclique d'un système social spécifique"(p. 3). Dès l'abord, le lecteur, alléché pourtant par un titre séduisant, se rebiffe intérieurement : faut-il, vraiment, aujourd'hui développer une acception entièrement nouvelle du Droit ? Et, à supposer qu'on nous en convainque, pourquoi faut-il partir seulement des idées de ces trois chercheurs-là alors que tant d'autres réflexions épistémologiques de qualité s'accumulent depuis un demi siècle pour enrichir notreintelligence collective des phénomènes récursifs ? Certes, ce lecteur présume que cette annonce catégorique est fleur de rhétorique, familière aux juristes préjuge-t-il pour laisser entendre qu'il saurait, lui, éviter de tels détours littéraires,... Mais hélas, avançant dans l'ouvrage, il va devoir convenir que l'auteur était fort loyal à son égard : partant de quelques-uns des concepts développés notamment par H. Maturana et H. Von Foerster dans les années 60-70, sur le thème général des systèmes auto-producteurs d'eux-mêmes tels que le système cérébral et cognitif humain, l'auteur inspiré par la stimulante réflexion du sociologue allemand N. Luhman "appliquant" la théorie de l'autopoiese à la définition d'un "droit auto-produit", va nous proposer un discours sur le système du droit (plutôt qu'une conception nouvelle du droit) original et séduisant dans sa forme, mais bien malaisé à argumenter, et frisant parfois les énoncés tautologiques ("Car nous avons établi qu'un système auto-référentiellement clos ne saurait aboutir à la régulation d'un système environnant autrement que par le biais de l'auto-régulation"(p. 129)) ! C'est l'incomplétude de cette argumentation épistémologique qui me semble ici la plus regrettable parce que la plus susceptible de compromettre les chances de quelques renouvellements de nos conceptions contemporaines du Droit (conceptions trop fréquemment engoncées encore dans un positivisme qui ne lui permet pas d'exprimer la récursivité que le citoyen voudrait lui attribuer : "La cité forme la norme qui la transforme irréversiblement"). Il ne suffit pas de s'appuyer sur quelque sarguments d'autorité (la théorie des hypercycles d'Eigen, la théorie de la clôture opérationnelle de Maturana-Varela,...) pour fonder la légitimité épistémologique d'un discours... surtout lorsque ces arguments sont eux-mêmes encore incomplètement élaborés dans leur domaine de formulation initiale. (Je pense en particulier à la thèse de la clôture opérationnelle qui ne parvient pas encore à rendre compte de la nécessaire solidarité du système modélisé dans et avec le substrat au sein duquel il opère en se produisant). E. Morin a consacré plusieurs ouvrages à la construction de cette "science de l'autonomie" dont il montrait dès 1981 la légitimité épistémologique (le tome II de La Méthode, 1980, en particulier) et il semble bien naïf de réduire cette longue discussion à "une formule hermétique "l'ouvert s'appuie sur le fermé" rédigée en 1977" (p. 102), en prétendant "l'élucider eu égard au cas du système juridique" ; élucidation qui va passer par la référence au "célèbre adage de J. Piaget : "l'intelligence organise le monde en s'organisant elle-même". Notre propre formule, ajoute aussitôt G. Teubner, "sera également paradoxale : "le droit régule la société en se régulant lui-même" (p. 103). L'appel au "célèbre adage de J. Piaget" me laisse perplexe ! Ne serait-ce que parce que, hélas à mon gré, il n'est pas encore vraiment célèbre ! ; mais surtout parce que, pour J. Piaget, il ne s'agit nullement d'un adage, mais d'une conclusion (ou, au moins une hypothèse forte) solidement argumentée ("L'adage" est extrait d'une phrase de 5 lignes qui apparaît p. 311, presqu'au terme d'un gros travail sur "la construction du réel chez l'enfant", publié en 1937 !). Je vois bien que l'auteur l'emprunte tacitement à divers textes d'E. Von Glasersfeld qui le commente judicieusement en argumentant le constructivisme épistémologique, et je comprends que G. Teubner cite volontiers les "directives" ou "le point de vue" (pp. 123-126) d'un constructivisme qu'il ne définit guère au crédit de sa thèse. Mais est-ce un bon service à rendre au constructivisme (que les juristes ne connaissent souvent que de façon bien superficielle ; ils ne sont pas les seuls, convenons-en), que de faire appel à sa caution pour développer une théorie du système du droit par trop clôturant sur lui-même à force d'auto-référence, et ignorant son caractère téléologique ? L'exercice difficile auquel se livre G. Teubner doit être entendu comme tel : le désappointement provisoire de son lecteur tient peut-être au fait qu'il avait mis "la barre trop haut" sans s'assurer de la qualité de son tremplin épistémologique. Je me souviens par exemple, par contraste, de la "prudente" réussite de G. Lerbet réfléchissant sur les "Sciences de l'autonomie et sciences de l'Education" (dans "Revue Française de Pédagogie", n° 103, avril 1993, pp. 51-58) : exploitant, lui aussi le "paradigme de l'autonomie", à partir de ses "traces piagétiennes", il établissait quelques propositions par les sciences de l'éducation, (qu'il développe en particulier dans "l'Ecole du dedans", Hachette, 1992) qui sont reçues parce qu'elles sont épistémologiquement argumentées de façon critique et constructive ; et je relis l'essai de A.J. Arnaud assumant la complexité d'une "Pensée juridique européenne" (PUF, 1991), en me disant que l'exercice d'une réflexion sur le fondement de la connaissance entendue dans sa récursivité générique, peut s'avérer bénéfique. Les voies qu'explore G. Teubner sont sûrement prometteuses, dès que nous les reconnaissons dans leur incomplétude. Nulle théorie n'assurera la "bonne fin" d'un raisonnement récursif, mais il est des raisonnements qui peuvent théoriser leur propre fin. Au prix d'une ascèse épistémologique dont les chercheurs en sciences de la complexité doivent aujourd'hui donner l'exemple. En nous montrant sa difficulté, et en nous apportant quelques bons arguments pour l'entreprendre, G. Teubner nous rend un réel service... qui n'est peut-être pas celui qu'il projetait.
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003