Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de CAILLE Philippe et REY Yveline : |
« Les objets flottants. Au-delà de la parole en thérapie systémique » (illustrations de Ph. Taufour). Ed. ESF, Paris, 1994. 170 pages. |
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A la manière de... G. Bateson, le livre s'ouvre sur un "métalogue" : vaut-il mieux disposer d'une carte - ou d'un modèle - pour se déplacer dans la complexité des relations humaines, au risque de tourner en rond sans s'en apercevoir, ou "errer au hasard dans un brouillard existentiel" ? Bien sûr, mieux vaut encore disposer de quelque "espace intermédiaire" ("une montgolfière"), qui nous aidera à voir que notre paradigme de référence nous conduit à "tourner en rond", dans une souffrance parfois insupportable : nous pouvons peut-être nous construire d'autres cartes, élaborer d'autres paradigmes ? Le regard se transforme, des significations nouvelles émergent, que nul n'anticipait, parfois, dans la lecture que chacun fait de ses propres souvenirs, des souvenirs et des projets partagés.
L'étonnante expérience que déploient depuis 25 ans les psychothérapeutes familiaux, méditant à voix haute, comme "en marchant" (A. Machado) sur le va-et-vient qu'ils connaissent entre Empirie et Epistémé, irriguant mutuellement l'un et l'autre, constitue certainement aujourd'hui un des actifs les plus précieux des sciences de la complexité. S'interrogeant sans cesse, et nous interrogeant, sur les pourquoi et les comment de leurs pratiques et de leurs échecs en psychothérapie, ils nous proposent par surcroît une réflexion renouvelante sur nos propres pratiques de modélisation de la complexité. Et je prétends volontiers qu'elle est au moins aussi féconde aujourd'hui que celle que suggèrent les techniques de la dynamique des systèmes non linéaires !
Ph. Caillé et Y. Rey introduisent ici cette réflexion par la conceptualisation du "paradigme" ou du "savoir singulier" par lequel une famille donne sens à sa propre relation à elle-même et au monde : un paradigme familier à chaque membre, par lequel, en permanence toute famille est "thérapeute d'elle-même", "savoir singulier qui guide la famille dans sa gestion interne comme dans son rapport avec l'entourage", que l'on ne peut appréhender que dans ses ambiguités et qui pourtant stabilise en permanence de façon rassurante le réseau des multiples échanges dans et par lequel chacun se reconnait. Parfois pourtant "la carte ne correspond plus au territoire, et pour redevenir thérapeute d'elle-même, la famille doit révolutionner son savoir. Mais comment sepassent ces révolutions du savoir ?". En s'aidant de l'apport contemporain de la paradigmatologie des savoirs scientifiques et culturels développée par E. Morin (La Méthode, T. IV, 1990) à partir de la thèse bien connue de T.S. Kuhn (1963) et de M. Maruyama (1974), Ph. Caillé et Y. Rey vont nous proposer une interprétation que je tiens pour très féconde de la capacité d'un système à élaborer des stratégies, dès lorsqu'il a identifié les paradigmes de la connaissance sur lesquels ils se construisent et qu'ils construisent : le paradigme scientifique et ses crises, ici ; le paradigme familial et ses crises là ; I'analogie est très éclairante. La célèbre parabole des deux planètes proposée par Ph. Caillé en 1991 ("Un et un font trois", ESF) prend ici tout son sens. Légitimant les thérapeutes, qui ne se prennent plus pour des "dépanneurs" mais pour des "questionneurs", elle va légitimer aussi les chercheurs scientifiques dès lors qu'ils se reconnaissent dans un paradigme constructiviste (plutôt qu'analytique) et qu'ils ne prétendent plus "expliquer la vérité", mais plutôt "comprendre en faisabilité".
Cet outil de diagnostic paradigmatologique va conduire Ph. Caillé et Y. Rey à une prescription méthodologique que je qualifierais volontiers de "sémio-rhétorique", ce qu'ils contesteront sans doute, puisque pour eux "la rhétorique (verbale) tient peu de place" dans une communication dont "la gestuelle et l'action sont les vecteurs essentiels" (p. 38). Sans doute craignent-ils les mots : un paradigme, ou "un méta-savoir ne peut être explicité au travers de la logique des mots sans tomber au niveau du savoir simple" ("Un cours de systémique n'est pas une thérapie systémique" ajoutent-t-ils, p. 35, et je ne peux, d'expériences mille fois refaites, que les approuver !). "La puissance réelle du paradigme systémique se découvre dans son emploi, non dans la logique de son énoncé". Peut-être pourtant contraignent-ils trop les mots à n'être que logiques. Charles Roig le rappelait il y a quelques années : "N'est-ce pas l'ambiguité du langage qui nous permet d'exprimer la complexité ineffable de nos perceptions ?". Après tout, avant d'être Substantif (ou Substance), le mot est Verbe, et donc Action (Goethe). Pourquoi nous en interdire l'usage pour "créer et marquer des contextes qui surdéterminent le dire et le faire" ? Mais nos auteurs ne cherchent pas tant à interdire qu'à proposer des voies nouvelles, et les trois quarts de leur ouvrage sera consacré à laprésentation commentée de ces autres "marqueurs" que seront "les objets flottants" : sculpturation, protocole invariable, chaise vide, conte systémique, masques, jeu de l'oie systémique... Autant d'inventions, autant de symbolisations, autant de mémorisations, pouvant, par des détours complexes et imprévisibles, donner sens à la complexité de la communication humaine, à cette "écologie de l'action" (E. Morin) qui s'exerce en se représentant. Les thérapeutes discuteront sans doute de la pertinence relative de tel ou tel détour et en proposeront d'autres. Mais je crois que nous pouvons tous nous approprier, dans tous les champs cognitifs que nous pouvons approcher, de l'immunologie à l'astrophysique par les sciences de la cognition, ces méthodes, vieilles comme le monde, d'une "nouvelle rhétorique", qui conjoint sans cesse les signes - fussent-ils mots - et les sens - "Les objets flottants" sont une belle illustration de cette sémio-rhétorique qui n'emprunte les détours du syntagme que pour explorer le paradigme.
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003