Rédigée par J.Miermont sur l'ouvrage de BERGER P. et LUCKMANN Th. : |
« La construction sociale de la réalité » Editions Méridiens Klincksieck, 1966, traduit de l'anglais par P. Tamiaux. |
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Le mérite de cet ouvrage est de nous montrer, ou de nous rappeler, que la réalité mérite d'être appréhendée dans ses multiples dimensions, qui concernent à des titres divers l'homme de la rue, le philosophe, le savant, autrement dit des formes très diverses d'expertises. En sociologues, les auteurs soulignent que ces formes très variées, et données souvent comme incompatibles et exclusives les unes des autres, sont connectées, solidaires, et relèvent d'un processus d'élaboration et de différenciation sociales. Ce processus présente des aspects objectifs et des aspects subjectifs.
Peter Berger et Thomas Luckmann (1966) définissent la réalité comme la qualité attribuée à des phénomènes reconnus comme ayant une existence indépendante de notre volonté. Non seulement, nous ne pouvons pas les souhaiter, mais nous prenons acte des ces contraintes et de ces limitations. La connaissance serait la certitude que les phénomènes sont réels, et qu'ils possèdent des caractéristiques spécifiques. Ces auteurs fondent leur démarche à partir de la sociologie de la connaissance initiée par Max Scheler, qui s'intéresse à la construction sociale de la réalité. La conscience de l'homme est déterminée par son être social, selon K. Marx. L'idéologie est appréhendée comme le corpus d'idées servant d'armes aux intérêts sociaux, tandis que la "fausse conscience" correspondrait à la pensée aliénée de l'être social réel du penseur.
La connaissance sociale est distribuée socialement (p. 27). La conscience est toujours intentionnelle, tendue ou dirigée vers des objets, que ceux-ci soient des éléments du monde physique extérieur, ou d'une réalité subjective intérieure (p. 33). Ces objets appartiennent à des sphères distinctes de réalité, qu'il s'agisse des personnes rencontrées dans la vie quotidienne, des personnages des rêves, ou de l' "ici" du corps perçu ou du "maintenant " du présent vécu (p. 35). La réalité de la vie quotidienne se présente secondairement comme monde intersubjectif, partagé avec d'autres. Elle s'impose, comme allant de soi, ne supportant d'autres vérifications que son constat brut, dont il n'est possible de se détacher que par un effort qui n'est pas sans risques. Il existe là une transition entre l'autoproclarnation du monde de la vie quotidienne, et l'attitude théorique du philosophe ou du savant. Cette vie quotidienne comporte une série de routines, et des secteurs de problèmes réclamant une attention plus ou moins grande selon chaque problème considéré.
Si la nécessité de l'ordre social résulte de l'équipement biologique de l'homme, on ne peut pour autant en conclure qu'une quelconque donnée biologique serait susceptible de produire un ordre social. Il s'ensuit une théorie de l'institutionnalisation, conçue à partir du processus d'accoutumance, qui permet de réduire le nombre de choix, de diriger la direction et la spécialisation de l'activité. L'institutionnalisation apparaît lorsque des groupes d'acteurs réalisent une typification réciproque d'actions habituelles, c'est-à-dire lorsque les acteurs et les actions sont définis et prescrits à partir d'un consensus légalisé. L'institution participe de l'histoire et du contrôle social, et permet la réalisation de routines, la division du travail, la différenciation des connaissances en fonction de celle-ci. La connaissance sur la société est une réalisation, à la fois comme appréhension d'une réalité objectivée, et comme production de cette réalité (p. 96). Les univers socialement construits se transforment par les actions humaines, telles qu'elles sont incarnées et définies par la spécialisation des connaissances. P. Berger et T. Luckmann soulignent que cette spécialisation aboutit à la création d'experts spécialisés et d'experts universels ; ces derniers s'abstraient des vicissitudes de la vie quotidienne, ce qui peut aboutir à l'illusion d'idéations anhistoriques et a-sociales, illusion pouvant jouer un rôle important dans les processus de définition et de production de la réalité. De même, il peut exister des conflits entre experts et praticiens, ceux-ci pouvant remettre en question la prétention des experts à mieux connaître la réalité qu'eux-mêmes. Ce qui peut conduire à l'émergence de définitions rivales de la réalité, et la création de nouveaux experts (p.162).
Une relation symétrique peut s'établir entre cette réalité objective et la réalité subjective pour peu que "l'autre généralisé" ait été "cristallisé dans la conscience" (p. 183). Le passage entre la réalité externe, objectivée, disponible dans le champ social, et la réalité subjective internalisée est essentiellement véhiculée par le langage. Mais l'individu se perçoit simultanément à l'intérieur et à l'extérieur de la société, certains aspects de sa conscience et de son histoire échappant à la réalité sociale objectivée. Le maintien de la réalité subjective repose sur la continuité et la consistance de "l'appareil de conversation", qui assure sa plausibilité. La "structure de plausibilité" permet de tester la réalité subjective au travers de la confirmation de l'identité ainsi affichée. Il existe des sanctions sociales, lorsque l'individu sort des structures de plausibilité, par sa prétention à afficher une identité subjective qui ne peut être socialement acceptable (le ridicule, qui, sans "tuer", expose au sourire forcé, au froncement des sourcils, à l'indifférence polie). Les auteurs soulignent que chaque société produit des psychologies et des thérapies spécifiques, qui régulent l'identité personnelle à la réalité sociale communément acceptée, en proposant des schémas interprétatifs qui permettent de traiter des cas problématiques (p. 239).
Pour resumer, "l'homme est biologiquement prédestiné à construire et habiter un monde avec autrui. Ce monde devient pour lui la réalité dominante et définitive. Ses limites sont établies par la nature, mais une fois construit, ce monde rétroagit sur la nature. Dans la dialectique entre la nature et le monde socialement construit, l'organisme humain est lui-même transformé. Dans cette méme dialectique, l' homme produit la réalité et, dès lors, se produit lui-même. " (pp. 248-249).
La définition de la réalité, telle qu'elle est proposée en exergue de l'ouvrage, semble ressortir de ce qu'on appelle le réalisme naïf, à mi-chemin du point de vue commun et des spéculations purement philosophiques. Elle n'est pas sans reposer sur des paradoxes qui peuvent être ainsi explicités :
a/ notre volonté propre est-elle réelle ?
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Si elle n'est pas réelle, comment la distinguer de ce qui lui échappe ? On pourrait dire que nous développons la certitude que notre "volonté" est aussi réelle que ce qui lui résiste, et qu'elle obéit à des caractéristiques propres. De fait, il arrive que des personnes ou des familles consultent, parce qu'elles se plaignent d'être "sans volonté". La volonté ne peut naître et se déployer que dans un espace relationnel qui en autorise les conditions d'existence.
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Si elle est réelle, notre volonté appartient à la classe des phénomènes dont elle ne fait pas partie. La connaissance est au moins autant la certitude que ce que nous percevons comme phénomène réel, ou réalité tangible, échappe en grande partie à notre connaissance. A cet égard, les enfants posent les bonnes questions, celles qui nous montrent que nous acceptons, comme adultes, de ne plus nous poser des questions pour lesquels nous n'avons pas de réponses satisfaisantes.
b/ Qu'est-ce qu'une qualité attribuée à des phénomènes, sinon une grille de lecture qui permet de sélectionner les phénomènes des non phénomènes, les événements des non événements ?
Enfin, la construction sociale de la réalité mériterait d'être appréhendée, non seulement de points de vue objectif et subjectif, mais également d'un point de vue "projectif". Si l'homme accepte de se plier aux exigences qui brident ou limitent sa volonté, c'est qu'il se projette hors de lui-même, en anticipant un devenir préférable à la recherche de ses satisfactions les plus immédiates. La réalité du monde n'est plus réductible à un donné à jamais immuable, mais une exploration mouvante qui en modifie à chaque instant le constat et sur lequel l'homme, en relation avec lui-même et avec les autres, a sa part d'influence active. A ce titre, l'ouvrage de Berger et Luckmann peut être une excellente introduction à la lecture du "Constructivisme" de Jean-Louis Le Moigne.
J.Miermont
Fiche mise en ligne le 12/02/2003