Rédigée par J. Miermont sur l'ouvrage de HOUSEMAN M. et SEVERI C. : |
« Naven ou le donner à voir » CNRS Editions, 1994. |
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Vient de paraître un ouvrage de Michael Houseman et Carlo Severi sur le "Naven" qui prolonge et critique l'écrit classique de Bateson sur la question (traduit en français sous le titre : "La cérémonie du Naven". En 1936, G. Bateson publiait en effet une thèse atypique, sous la direction du grand ethnologue A.R. Radcliffe-Brown. Elle défiait les canons universitaires, et les oppositions de surface qui se jouaient entre le structuralisme de son directeur de thèse et le fonctionnalisme de B. Malinowski. Son propos pointait le relativisme de l'objectivation des données au point de vue épistémologique de l'observateur, et montrait qu'une description des conduites humaines crée une interdépendance entre l'observateur et les personnes observées. Il s'agissait moins de décrire des systèmes idéaux de parenté que de repérer l'éthos (modes de comportement) et l'eidos (modes de pensée) de personnes rencontrées dans leur situation vécue au quotidien. L'esprit de cette démarche, qui fut également celle de K. Lorenz dans ses observations du monde animal, n'attendit point la seconde cybernétique pour être théorisée et expérimentée ! On conçoit qu'une telle perspective ait davantage retenu l'attention des cliniciens et des systémiciens de la "recherche-action", que celle des savants en quête d'une réalité anthropologique aseptisée et supposée indépendante de leur propre épistémè.
M. Houseman et C. Severi, qui avaient déjà proposé une excellente préface à l'édition française de poche de "La cérémonie du Naven", semblent prendre ici un peu plus de distance. Ils se livrent à une évaluation nuancée et critique des hypothèses de G. Bateson, relèvent les limites de son enquête ethnographique, la complètent par les apports d'enquêtes plus récentes, et proposent de nouvelles options théoriques.
"Pour nous, la ritualisation ne détermine pas une typologie d'actes mais décrit une modalité d'action. Celle-ci n'est définie ni par ses propriétés fonctionnelles, ni par une sémantique, ni par des caractéristiques de type syntaxique (par exemple répétition et morcellement), ni par des qualités relevant de considérations pragmatiques (performativité, procédés relatifs à la mise en scène, etc.) mais avant tout par la mise en place d'une certaine forme relationnelle." Ils reprochent à Bateson sa dérive cybernétique, et le fait que ses outils théoriques se situent "aux deux extrêmes de son argumentation". D'un côté, Bateson interpréterait des comportements ponctuels par l'établissement d'identifications. De l'autre, il proposerait une analyse très abstraite, en termes de schismogenèse (symétrique et complémentaire). Entre les deux, Bateson utiliserait des concepts (eidos, ethos, fonction pragmatique, enchaînement de circuits cybernétiques autocorrectifs) qui semblent insuffisants à nos auteurs. Ils en proposent d'autres : condensation, forme, métamorphose, transformation du réseau de relations, construction d'une modalité d'action originale. Pour Bateson, dans la schismogenèse, des tendances d'orientation contraire s'équilibreraient dans un circuit de communication doté d'un feedback. Pour Houseman et Severi, la symétrie renvoie à l'affinité, la complémentarité renvoie à la consanguinité. Symétrie et complémentarité seraient interdépendantes et simultanées. "Chacune s'affirme, non pas comme une tendance contraire, mais comme un développement de l'autre. Ce qui du point de vue de l'analyse peut se décrire comme la contradiction entre A et À s'exprime dans le naven sous la forme d'une synthèse paradoxale : A implique À. Les deux formes de schismogenèse sont intégrées à une relation de présupposition réciproque définissant une totalité nouvelle, un cadre exceptionnel de l'action, qui assure ainsi un caractère paradigmatique." Voici une bonne critique batesonienne de Bateson !
Le naven ne se caractérise pas par le travestissement réciproque des identités (hommes-femmes, wau-laua, ancêtre-descendant), mais par un travestissement caricatural et négatif de celles-ci. Cette caricature de la vantardise et de la soumission articule en un message condensé et non verbal les deux formes contraires de schismogenèse (symétrique et complémentaire), qui s'intègrent en une forme nouvelle créant une relation d'implication réciproque, une dynamique relationnelle évolutive. Le travestissement caricatural est constituée d'une rivalité entre formes distinctes, c'est-à-dire d'une compétition symétrique dans l'exacerbation complémentaire des différences. Le rituel semble opérer comme suture sociale, les signes caricaturaux permettant d'activer jusqu'à leur point limite les processus d'affrontement clivé des formes identificatoires pures de la socialité, et de désactiver les risques d'éclatement qu'elles comportent. (Ceci est mon interprétation).
Les auteurs font une critique, à mon avis fort justifiée, d'une dérive qui consisterait à identifier "double bind" et rituel, du type naven. Le rituel ne peut être réduit à un circuit de communication paradoxale. Ils écrivent : "Le double lien est un rapport à deux termes, tandis que l'interaction rituelle ne saurait l'étre. Dans ce rituel tout rapport duel est exclu puisqu'un troisième terme de la relation est toujours présent : la communauté spectatrice, représentante d'une tradition au nom de laquelle le rite est accompli." Alors que dans le rituel, les interactions entre participants s'expriment au travers de comportements conventionnels non intentionnels, qui transcendent le contexte relationnel immédiat, les messages échangés dans le double lien relèvent d'une intentionnalité consciente ou inconsciente. Le rituel prescrit des séquences d'actes indépendamment de leurs intentions personnelles, au nom d'une tradition assumée et imposée. Le double bind correspond à un piège où la position des protagonistes reste non déterminable dans un système de communication circulaire et clos, là où le rituel permet un repérage identificatoire des personnes et de leur position, dans une séquence orientée et non circulaire de comportement public.
Dans l'observation et le traitement des dysfonctionnements schizophréniques, j'ai cru remarquer que le démantèlement social des liens familiaux correspondait à une désintrication des schismogenèses complémentaires et symétriques qui évoluent de manière disjointe, pour leur propre compte, en tout et rien. En cela, je rejoins leur analyse. De même, on peut considérer que le rituel réussit là où le double bind échoue. Il réussit à réaliser une inscription sociale, à faire passer un style d'échange privé en reconnaissance publique. Mais je pousserais leur critique jusqu'à une reformulation plus actuelle du double-bind : en effet, décrire un double bind comme un système d'interaction circulaire et clos, intéressant une dyade (où une n-ade) par rapport à laquelle le descripteur reste complètement extérieur revient à stigmatiser le processus pathologique sans chercher à l'atténuer ou le transformer. De fait, une action thérapeutique consiste à prescrire un rituel artificiel, où l'altérité du social - incarnée par la présence de plusieurs thérapeutes qui vont faire alliance - est branchée sur la circularité close de relations familiales qui implosent et explosent tout à la fois, de manière à tenter de "recoller les morceaux", c'est-à-dire de retrouver les contextes d'une possible symbolisation.
La marque distinctive du naven, selon Houseman et Severi, se repère à une séquence affective caractéristique :
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explosion d'une cocasserie outrancière, d'une inversion caricaturale de rôles dont on montre le ridicule ;
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apparition subite d'un sentiment de pudeur offensée, d'une gène qui génère un climat de gravité, de tristesse qui frôle la tonalité dépressive.
Voilà bien ce à quoi le clinicien est confronté lorsqu'il arrive à une resocialisation (le plus souvent partielle) d'un patient schizophrène ! C'est bien ce passage d'une circularité close et anhistorique à une spirale de micro-événements qui s'inscrivent comme histoire, qui se paie d'un deuil, d'une perte de l'intégrité, d'un renoncement à la pureté idéalisée de l'identité.
M. Housemann et C. Severi proposent la distinction (reprise de Kant et de John Searle) entre règles constitutives et règles normatives. "Comme nous l'avons vu, transgresser une règle normative implique une (re)formulation explicite de la règle : "C'est ainsi qu'il faut se comporter", dira alors la loi de l'éthos. La transgression d'une règle constitutive ,à la différence d'une règle normative, entraîne au contraire une disparition du jeu. On ne peut pas "plus ou moins" respecter les règles d'un jeu de cartes. Si on ne les respecte pas, on ne joue pas "plus ou moins bien" le jeu. On ne joue pas." Ceci mériterait discussion : Winnicott a repris la distinction permise par la langue anglaise entre "play" et "game" . Le "game" n'est plus le jeu spontané de l'enfant, et le passage à la vie adulte consiste à bien faire la distinction entre les deux. Jouer à un "game", c'est accepter d'abandonner le jeu spontané de l'enfant. Il est amusant de constater que, lorsqu'on joue aux cartes "en famille", on va tester les limites entre le "play" et le "game". Le passage trop brusque des règles normatives aux règles constitutives aboutit à l'exclamation d'un des joueurs : "Je ne joue plus !". De même, l'apprentissage du rituel obéit à des règles constitutives, et pas seulement normatives. Elles définissent la nature même du comportement, et pas seulement la bonne manière de l'accomplir (p. 196).
De même, le rituel prescrit, de manière tacite, un style d'échange qui rend son commentaire verbal caduc, inapproprié, interdit (au sens étymologique du terme). Il est frappant de voir combien les ethnologues mettent un point d'honneur à ne pouvoir définir, de manière définitive, la fonction (ou les fonctions) du rituel. Interpréter un rituel, c'est en quelque sorte le trahir nécessairement, puisqu'il semble générer une polysémie qui doit rester implicite. Le livre de Houseman et Severi est par ailleurs très technique, et le détail des observations ethnologiques sur lesquelles ils étayent leur argumentation dépasse le cadre de ce commentaire. On ne saurait, à mon sens, faire grief à Bateson de ne pas avoir élaboré une théorie de l'autonomie, qui semble aujourd'hui davantage à notre portée qu'hier. Et je m'associe, comme clinicien, à cette relation d'hommage critique au Maître de Palo Alto qui fait la valeur de cette recherche ethnologique.
J. Miermont
Fiche mise en ligne le 12/02/2003