Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par JLM sur l'ouvrage de MORIN E. :
« Mes Démons »
     Ed. Stock 1994. 341 pages.

Cette note de lecture a été rédigée initialement pour la Lettre TRANSVERSALE SCIENCE-CULTURE qui l'a publiée dans son numéro 31, janvier-février 1995. Nous remercions J. ROBIN, le Directeur de T.S.C. de nous autoriser à la reprendre dans le CAHIER des LECTURES MCX.

Le prochain CAHIER des LECTURES proposera une note sur le passionnant "Journal de l'année 94" qu'Edgar MORIN vient de publier (avril 95) sous le titre "L'année SISYPHE", aux Ed. du Seuil, Paris.

"On peut toujours tout dire... mais peut-on tout entendre ? Le pourra-t-on ?" L'interrogation de Jorge Semprun se souvenant du regard épouvanté des officiers britanniques le rencontrant à Buchenwald le 12 avril 1945 (1) n'est peut-être pas désespérée puisqu'il veut tenter encore, mêlant l'écriture et la vie, de susciter ou de reformer notre "entendement". Entendre, comprendre, construire le sens du dit, le dit de l'écrit, le dit de la vie, le sens du savoir et du vivre ? Est-ce ce même démon du "savoir vivre" que reconnaît d'abord Edgar Morin attentif à ses entendements : comment entendre, comment comprendre, parfois, un peu, si nous ne nous attachons pas d'abord à reconnaître et à brancher nos "écouteurs" qui nous permettent cette attention aux dires ? Que ces écouteurs soient "démons", entités spirituelles qui polarisent les lumières de l'âme, ou qu'ils soient "themata", thèmes obsessionnels qui "animent la recherche et la pensée des scientifiques", qu'ils soient attracteurs ou antennes sélectives..., leur nom et leur nature importent moins que leur fonction et leur formation. Les connaître et les reconnaître, n'est-ce pas connaître et reconnaître son propre entendement, ses propres "daimons" ? En retenant la métaphore antique des"daimons", plus intriguante que celle des "themata" holtoniens (2), Edgar Morin nous invite à un exercice complexe d'entendement de notre entendement ? "Savoir comment et pourquoi je crois ce que je crois, comment et pourquoi je pense comme je pense et, au bout du compte, ré-examiner ce que je pense à la racine même" (p. 10). "Intégrer certes partiellement et avec bien des carences, mon savoir dans ma vie et ma vie dans mon savoir" (p. 58).

Sur la réforme de l'entendement

Pour que nous puissions "entendre ce dire", il fallait sans doute que ce fut celui du témoin exemplaire, associant courageusement le "ce que je dis" au "ce que je fais", le"ce que je sais" au "ce que j'ai fait", l'écriture et la vie, l'objet décrit et le sujet écrivant. L'exercice n'est pas aussi insolite que le prétendront les gardiens des temples de la science : l'autobiographie du chercheur est un mode de production de connaissances qui a depuis longtemps ses lettres de noblesse, de "La vie de Giambattista Vico écrite par lui-même" en 1728 aux "Models of my life" de H.A. Simon en 1991. Mais en faisant une illustration de ce nouveau traité sur la réforme de l'entendement par lequel j'aime désigner "la Methode", Edgar Morin nous permet une nouvelle compréhension, celle du témoin qui dit comment et pourquoi il a fait, plus que celle du magistère qui enseigne le comment il faudrait faire : "La conscience de plus en plus forte de la nécessité d'une réforme de pensée m'a singularisé tout en me renforçant dans l'idée que je devais exemplifier... ce type de pensée complexe que je propose" (p. 260). L'entendement de la complexité - ou la pensée complexe - implique aujourd'hui ce témoignage difficile, ce dire de la vie tisse (plexus) dans le faire du savoir, qui devient assez complexe pourque nous puissions entendre l'ineffable complexité de notre relation au monde et à nous-mêmes. Ce faisant, Edgar Morin ne nous propose-t-il pas quelques nouvelles "méthodes intelligentes" pour guider nos entreprises quotidiennes de modélisation réflexion de nos projets d'action entendus dans leur complexité...? Ces neuf themata par lesquels il nous invite ici à repolariser notre entendement dans l'action civique comme dans la recherche scientifique, seront bien sûr reconstruits par chacun de ses lecteurs qui se les disent dans la singularité de leurs propres expériences : s'ils ne sont ni marrane, ni orphelin de mère, ni ancien résistant, ni chercheur au CNRS, ni traduit en quinze langues, ni..., peut-être pourtant reconnaîtront-ils, dans leur propre processus de transformation d'expérience en conscience, l'intervention des mêmes daimons, des mêmes croyances, des mêmes themata ? Et si ce ne sont pas les mêmes, ils en reconnaîtront d'autres que peut-être, parfois ils sauront nous dire et que nous saurons entendre ? Aidera-t-on ces lecteurs en leur proposant un entendement de cet entendement, une attention avivée à l'exercice de compréhension compassionnelle que suggère l'évocation "de ces démons qui nous font sortir un peu de nous-mêmes pour aimer, comprendre et essayer d'agir" (3) (p. 334) ? : Il est me semble-t-il deux themata qu'Edgar Morin avait jusqu'ici relativement peu développés (ou que je n'avais sans doute pas su entendre) qui imprégnent tous les autres : celui de l'auto-observation et celui de l'auto-éthique ; l'un et l'autre aujourd'hui peuvent devenir méthode ou mieux intelligence de la pensée complexe.

Les démons de l'Action Intelligente.

L'auto-observation est ce moyen que nous propose le démon qui veut "qu'il n'y ait pas disjonction... entre notre vie et nos idées". "L'intégration de l'observateur dans son observation, le retour sur soi pour s'objectiver, se comprendre et se corriger, constituent pour moi un principe de pensée et une nécessité éthique. Je considère "Autocritique" comme l'acte qui, accomplissant l'examen réflexif de tout ce que j'ai cru et pense jusqu'à son écriture, m'a permis par la suite d'intégrer dans mon cheminement l'exercice permanent de l'auto-observation" (p. 101). Edgar Morin nous dira sans doute peu de choses sur les moyens de cet exercice permanent d'auto-observation, préférant se mettre en garde contre ses formes dégénérées habituelles que sont l'autojustification et l'auto-statutification (p. 104). Mais son cheminement auto-observant, "caminante", d'exemplaire devient méthode : pour que se construise le chemin en marchant, il faut que le marcheur observe sa propre trace "par l'encre retracable" (4), sillon sur le sol raboteux, sillage sur la mer ; il faut qu'il veille à laisser trace, il faut qu'il ait projet de l'observer et donc de s'observer, pour comprendre, pour juger aussi : "une fois encore, comprendre n'empêche pas de juger, juger n'empêche pas de comprendre" (p. 304). Ainsi s'écrit à nouveau ce précepte opérateur de l'entendement de la complexité : "un système intelligent peut et doit s'observer lui-même" (5), en produisant intentionnellement les systèmes de symboles qui le réfléchissent dans cette boucle étrange qu'avait reconnue J. Piaget au coeur de l'autonomisation cognitive : "L'intelligence organise le monde en s'organisant elle-même" (6); Edgar Morin lit-il la même boucle à l'envers lorsqu'il en appelle à "l'idée hégélienne d'une auto-production de la nature qui entraîne l'auto-production du sujet" (p. 324). Je ne sais, et nul démon ne sait. Mais nous savons d'expérience ("bootstrapping") que l'acte réflexif médiaté par l'artifice du symbole, engendrant notre connaissance du monde, transforme la conscience du sujet ("En changeant ce qu'il connait du monde, I'homme change le monde qu'il connaît... et ainsi se change lui-même" (7)). Savons-nous, saurons-nous, nous doter des instruments de "ces auto-observations en cheminant" ? Il n'est d'autres interdits que ceux que nous suscitons par la légèreté de nos entendements.

L'auto-éthique, "éthique sans fondement, émergente et dépendante des conditions historiques sociales, culturelles psychiques... ne peut s'affirmer sans une "foi" : "foi" en l'amour, en la compassion, en la fraternité,... sans espérance d'une rédemption collective du genre humain" (p. 96-97). C'est me semble-t-il la première fois qu'Edgar Morin reconnaît explicitement le daimon Télos, celui qui affirme la liberté qu'a le système intelligent de se construire projet, de se finaliser et de se refinaliser ; celui qui affirme la possibilité d'une interaction cognitive permanente entre le choix des fins et le choix des moyens. Son effort acharné à diagnostiquer les "inprintings" qui nous détermineraient le conduisait à une lucidité de résistance, mais ne semblait pas susciter une inventivité de stratège. En reconnaissant pragmatiquement, la procédure tâtonnante d'une auto-éthique que l'on sait mieux décrire dans ses exercices que définir dans sa nature, il nous invite à de nouveaux commencements : "Ces considérations me conduisent non pas au laxisme, à l'impossibilité de juger, mais à la nécessité de complexifier mon jugement. Ici mon éthique est inséparable de la connaissance complexe, et elle conduit d'une part à la tolérance, d'autre part à la compréhension"(p. 107)... réflexion qui le conduira à l'"éthique de la solidarité" que nous rappelait il ya peu "l'évangile de la perdition" par lequel s'achevait "Terre-Patrie" (1993). Sans doute sommes-nous encore aux commencements de notre entendement de la complexité : les ricaneurs s'arrêteront à cet appel à une auto-éthique qui s'affirme sans fondements et qui se fonde sur une foi en l'amour, en la compassion et en la fraternité ! Ne devons-nous pas poursuivre le chemin, et comprendre en marchant ce processus complexe par lequel ces fondements eux-mêmes se forment et se reforment "inséparables de la connaissance complexe" qui les tisse et qui les enchevêtre en se formant elle-même dans et par l'intelligence consciente et auto-observante. Depuis "la critique de la faculté de juger" d'E. Kant (1793), qui restaurait la téléologie au coeur du processus cognitif du "jugement" et donc de la compréhension complexe, nos cultures n'avaient guère osé "entendre" cette merveilleuse capacité finalisante de l'esprit cogitant. Deux siècles plus tard, E. Morin reprend un instant le flambeau, nous invitant collectivement à nous désinhiber d'une pensée simplificatrice garante d'un jugement sans compréhension. Ne pourrons-nous, collectivement, reprendre cette antique méditation : alors peut-être l'appel à la résistance désespérée à la cruauté d'un monde qui sépare, par lequel E. Morin achève "Mes Démons", pourrait-il s'enrichir d'un appel à l'invention espérante d'une pensée qui relie ? Mais reconnaîtrons-nous le démon de l'entendement de la complexité, le démon de la pensée complexe, qui n'ose entrer encore dans nos méditations tant il nous semble "dissonant" ? Je me prends à penser que ce démon de la dissonance sera bonne méthode pour les citoyens de la Terre-Patrie nous incitant à appeler le "démon de reliance".

Jean-Louis LE MOIGNE

  1. J Semprun : "L'écriture ou la vie". Gallimard, 1984, p. 23 : Qu'il m'est difficile encore d'entendre cet "ou" !

  2. E. Morin hésita à parler des "themata" proposés par G. Holton dans "L'invention scientifique, themata et interprétation". Trad. française, PUF 1982.

  3. Edgar Morin reprend là la conclusion d'un article qu'il écrivait 35 ans auparavant, et qu'il publiait dans Argument n° 14 (coquille : 14, et non 16), 2éme trimestre 1959, p. 12.

  4. Shakespeare, sonnet 108 : "Qu'est-il en mon esprit, par l'encre retraçable qui ne t'ait figuré ma fidèle pensée".

  5. J'appelle ce précepte "Principe de Pitrat" ; pour évoquer le bel article que ce dernier avait publié sous ce titre en 1990 (colloque Cognitiva, Madrid).

  6. J. Piaget : "La construction du réel chez l'enfant", 1937, p. 311 (Delachaux & Niestlé).

  7. Th. Dobzhansky : "L'homme en évolution". Trad. française, Flammarion 1966, p. 391.

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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