Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de COHEN V. : |
« La Recherche Opérationnelle » P.U.F., Collection "Que Sais-Je ?", Paris, 1995. 128 pages. |
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Faute d'avoir méconnu le conseil de J. Piaget (1967) invitant les nouvelles sciences à produire elles-mêmes la critique constructive de leurs propres fondements épistémologiques ("comment légitimer les énoncés enseignables produits par la discipline ?"), la Recherche Opérationnelle (R.O.) semble depuis sa naissance se traîner tristement dans les arrière-cours des rares académies qui l'enseignent ou dans les combles vétustes des moins rares entreprises qui la pratiquent souvent sous d'autres intitulés d'apparence moins désuète. Les bonnes fées de la science étaient pourtant nombreuses autour du berceau de la R.O. naissante, pendant les années quarante, la baptisant de prénoms glorieux du genre "trois Prix Nobel autour du Général". Mais rien n'y fit, et aussi séduisantes que furent ses promesses, aussi imbus de leur autorité que furent les enseignants, la pauvre R.O. ne parvint jamais à se définir autrement que comme l'activité à laquelle se consacraient des mathématiciens peu prestigieux dans leur corporation en quête des rares problèmes concrets qui voudraient bien se laisser résoudre par leurs méthodes algorithmiques. Les mathématiciens prestigieux qui étaient passés par là, soit s'éloignaient rapidement sur la pointe des pieds pour n'être pas remarqués, soit s'empressaient de rebaptiser de façon moins désuète leur propre activité Science du Management, Maîtrise des Systèmes, Aides à la Décision, voire même Mathématique de la Décision... Si bien que survivait, et que survit encore, dans les académies, un noyau d'enseignants de R.O. qui délivraient quelques rares diplômes et organisaient quelques conférences mélancoliques qui ressemblaient souvent à des réunions d'anciens combattants rappelant qu'il était injuste de les oublier ! Et pendant ces années, de nombreuses disciplines apparemment voisines caracolaient brillamment, laissant dans l'ombre une R.O. qui aurait pu, si elle avait accepté de méditer sur son projet épistémique, présenter un aspect au moins aussi avenant qu'elles : Informatique de Gestion, Intelligence Artificielle, Systèmes Experts, Systèmes interactifs d'aide à la Décision, Modélisation Multicritères, ... puis Sciences des Systèmes, Sciences de la Cognition, Sciences de la Complexité... se sont déployés depuis quarante ans en ne rendant qu'incidemment hommage à leur acariâtre belle-mère R.O.!...
Il faut confesser que la plupart de ces enseignants tenants d'une "R.O. pure et dure",craignant les périls d'un cours dont l'examen serait difficile à corriger, veillaient à la réduire à une collection d'algorithmes standards dont la convergence, par eux bien démontrée, assurait à leurs yeux la pertinence tant pédagogique que civique. Les quelques tentatives d'ouverture dont j'avais été le témoin depuis 1958 (par un célèbre article de H. Simon et A. Newell) ayant pratiquement toutes échoué (du point de vue de la R.O. académique), je me résignais à cette pétrification progressive d'une discipline que j'avais tant aimée lorsque je la découvris, tout jeune ingénieur, en 1955. Clamer, en 1995 "Nous l'avons tant aimée, la R.O.", n'est-ce pas annoncer la rédaction de son oraison funèbre ?
Et voilà pourtant que la vieille dame semble reprendre goût à la vie et se met à regarder un peu autour d'elle ! Voilà qu'elle semble convenir qu'elle pourrait avoir vocation à aider les citoyens à formuler vaille que vaille (et rarement "bien") les problèmes confus et diffus qu'ils rencontrent, au lieu d'attendre qu'ils lui amènent des problèmes bien posés qu'elle sache déjà résoudre ! C'est ainsi que j'ai lu la toute nouvelle édition, véritablement nouvelle, du Que Sais-Je ? sur la Recherche Opérationnelle que V. Cohen vient de réaliser pour remplacer le vieux texte immobile que diffusait la célèbre encyclopédie sous ce même titre et ce même numéro depuis 1961.
Recueil prudent sans doute, et par là-même honnête : les académies y retrouveront leurs modèles favoris. Mais recueil différent : il y flotte comme un air de liberté intellectuelle, un zéphyr léger de méditation épistémique, un soupçon d'humour britannique (emprunté à L. Carroll, bien sûr), qui font espérer, que dis-je, qui prouvent, que la discipline R.O.n'est pas encore définitivement pétrifiée, et que l'on peut la "regarder autrement" : pour l'essentiel, par deux gros chapitres, consacrés, l'un à la méthodologie de la R.O. (et donc à la modélisation), et l'autre à une présentation somme toute classique des principaux modèles usuels de la R.O.. Rien de bien révolutionnaire me direz-vous ? J'en conviens. Mais ce changement de regard me conduit à penser que les lecteurs de cette R.O."revampée" seront plus volontiers en situation de concepteurs que d'applicateurs scrupuleux des modèles du livre ! Leurs copies d'examen seront il est vrai plus difficiles à corriger. Mais, hormis les enseignants-conservateurs, qui s'en plaindra ? Espérons quand même en plus que V. Cohen aura de nombreux émules, et que lui-même n'en restera pas là !... : Son chapitre sur la modélisation appelle de nouveaux développements, épistémologiquement argumentés certes, mais encore plus imaginatifs !
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003