Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par LARGEAULT J. sur l'ouvrage de DEWEY J. :
« Logique. La théorie de l'enquête »
     1938, trad. française par G. Deledalle, PUF, 1993, 693 pages.

Voir aussi le commentaire de JLM

Une note de lecture de cet ouvrage de J. DEWEY avait déjà été proposée dans le CAHIER des LECTURES MCX n° 7 (avril 94). Le Pr. J. LARGEAULT nous communique la note qu'il avait rédigée sur ce même ouvrage pour "La Revue Philosophique" (publiée dans le n°4, 1994, p. 478-480). Nous remercions l'auteur et l'éditeur de nous autoriser à reprendre son texte dans ce CAHIER MCX ; ils nous permettent ainsi une lecture croisée asynchrone nous introduisant plus richement à l'oeuvre trop méconnue en francophonie de J. DEWEY.

JLM

La première édition (1967) n'a pas été assez remarquée : un livre sur la logique, sans formulations symboliques, est condamné d'avance, et d'ailleurs Dewey n'est pas de ceux que nous lisons volontiers, ce qui est dommage. On s'apercevrait par exemple qu'un auteur à la mode, Quine, lui doit beaucoup plus qu'aux Viennois.

D'après une note, Dewey a regretté le premier mot de son titre. L'enquête est la recherche de la vérité, par des moyens non nécessairement conceptuels, car elle peut mettre en jeu des techniques, des instruments, des appareils. "Logique de la recherche" évoque Popper dont la Logik der Forschung, presque contemporain, a exercé une grande influence sur le vieux monde au cours des récentes décennies. Aujourd'hui que les discussions logicisantes de l'école poperienne commencent à rentrer dans l'ombre, peut-être allons-nous découvrir Dewey avec un retard d'un demi-siècle.

Son intention était de déblayer le chemin en vue de rendre possible une logique qui correspondrait aux conditions de l'activité scientifique moderne, comme la logique d'Aristote avait correspondu à l'état de la science grecque au Vème siècle : bref une logique de l'enquête.

De notre point de vue présent la syllogistique est un sous-système de la logique des prédicats unaires, lui-même sous-système de la logique du premier ordre. Aussi les historiens (I.M. Bochenski, J. Lukasiewicz,...), qui ont reconstruit la syllogistique dans les formalismes disponibles aujourd'hui, ont-ils à leur propre satisfaction conclu que l'ancienne logique et la logique symbolique post-booléenne ou post-fregienne sont deux états de la même discipline. Par ailleurs on n'a pas de mal à constater que les problèmes et les paradigmes d'explication des sciences changent, mais on admet plus difficilement que ces changements affectent les manières de raisonner, ou du moins on estime que les changements n'altèrent pas le caractère logique du raisonnement dans la résolution des problèmes.

Car la logique, réputée entièrement rationnelle et a priori, est forcément immuable comme la raison. Dewey repousse cette idée : par exemple le passage de la science aristotélicienne, qui porte sur des natures qui échappent à la génération et à la destruction, à la science galiléenne qui étudie des variations quantitatives quelconques, implique des modifications des formes logiques (p. 144). Le syllogisme aristotélicien n'est une forme d'inférence ou de raisonnement qu'à titre dérivé ; primordialement il est la saisie immédiate de rapports d'inclusion et d'exclusion de totalités présentes dans la nature (p.151). Le système d'Aristote est essentiellement ontologique ; il devint logique formelle quand les espèces et les genres cessèrent d'avoir une place en science. Par élimination des objets dont les formes aristotéliciennes étaient les formes, restèrent des schémas formels dépourvus de pertinence pour les problèmes scientifiques d'une époque qui n'accorde plus aucune validité aux fondements cosmologiques et métaphysiques sous-jacents à cette "logique" .

Au cours des temps modernes (disons de Descartes à Boole), on crut pouvoir présenter le système du syllogisme, où l'on voyait erronément une logique formelle, comme une logique de la science ; on s'efforçait de lier ensemble cette logique et la méthodologie, mais en fait la science dans son état nouveau n'avait nul besoin d'une "logique" qui avait été formulée pour son état ancien. Je verrais là une des causes de la stagnation de la logique pendant deux siècles et demi. Dewey juge que "garder les formes logiques aristotéliciennes après avoir abandonné leurs fondements existentiels est la source principale de la confusion qui règne aujourd'hui dans le domaine de la logique" (p. 157).

On peut considérer que la clarté technique n'implique pas la clarté philosophique (c'était, vers le même temps, l'opinion de Husserl, qui attribuait à l'activité d'un sujet de conscience absolu l'origine de la structure de l'univers et de sa connaissance). Le sujet de la logique manque tellement de clarté qu'un énoncé sur la nature de cette discipline n'a droit qu'au statut d'hypothèse. On regrette que l'ouvrage ne contienne que de rares allusions très générales aux développements contemporains. Dewey rêve d'une logique qui ferait pour la science et la culture d'aujourd'hui ce que fit Aristote pour la science et la culture de son temps : cette "logique de l'enquête" se dégagerait de l'enquête de la science et de l'enquête du sens commun : leurs problèmes différent, mais elles doivent avoir la même logique. Les opérations du sens commun ont pour instrumentalités les organes corporels, complétés par des outils inventés à des fins d'utilité pratique, tandis que l'enquête requiert d'autres instrumentalités, conceptuelles, symboliques, ou techniques. On se souvient évidemment du programme de Russell, qui eût souhaité réunir dans une sorte de grande logique la théorie du raisonnement en langage ordinaire et la théorie du raisonnement mathématique ; on pense aussi à Quine ("La logique est au service de tout venant"), et à la chimère positiviste d'un langage unifié de la science unifiée. Dewey notait que l'unification effectuée par Aristote ne peut pas se reproduire, les circonstances ayant changé. Présentement nous sommes loin de cette unification. D'abord "les logiques en vogue ne prétendent pas être des logiques de l'enquête" ; cela étant on nous offre de choisir : ou bien une logique traditionnelle formulée avant qu'apparaisse la science moderne et inadaptée, ou bien "la logique purement symbolique qui ne reconnaît que les mathématiques, et qui même ne s'intéresse pas tant aux méthodes des mathématiques qu'aux formulations linguistiques de leurs résultats" , ce qui se rapporte peut-être au système des Principia. "La logique de la science n'est pas seulement séparée du sens commun, mais le mieux qu'on puisse dire est que la méthode logique et la méthode scientifique forment deux matières différentes et indépendantes". "La logique purifiée de toute tache expérientielle est devenue si formelle qu'elle ne s'applique qu'à elle-même " (p. 141-2). Cette dernière assertion, si on pense à la logique mathématique dans son état actuel, est plus lucide que les discours pieux sur la norme du vrai (nous maintenons le mot "logique" faute de mieux, par commodité, et parce que les logiques des concepts mathématiques traitent tout de même d'énoncés et de conséquences).

Le livre de J. Dewey est inspiré par une grande ambition : mener à bien le projet d'une logique empiriste, qui remplacerait la tentative de J.S. Mill, insuffisante par sa théorie de la généralisation et insatisfaisante sur l'induction (chap. XXI). En conclusion l'auteur insiste sur le défaut de toute méthodologie non conçue en fonction des opérations par lesquelles les croyances stables s'obtiennent dans le cadre de l'enquête. Aux véritables fondements opérationnels de l'enquête sont alors substitués des fondements cosmologiques (logique ancienne) ou bien, à l'époque moderne, un vague psychologisme ("lois de la pensée"). "La logique perd donc son autonomie..., ce qui signifie qu'en tant que compte rendu généralisé des moyens par où des croyances fermes sur n'importe quel sujet sont obtenues et éprouvées, elles s'est séparée des pratiques réelles au moyen desquelles ces croyances sont établies" (p. 639-40). Il est remarquable que la logique ainsi entendue est moins formelle que les mathématiques (cf. chap. XX). Le traducteur a ajouté une introduction substantielle (p. 9-49), une table analytique et un index.

Jean Largeault (15.08.93)

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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