Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par ENGRAND Gérard sur l'ouvrage de BOUDON Philppe :
« Echelle(s). L’architecturologie comme travail d’épistémologue »
     Éditions Anthropos-Economica, Paris, 2002, ISBN 2 7178 4385 X, 348 pages.

 

« Tel une baguette de sourcier, le concept, surtout s’il est couplé, lève une possibilité d’écriture : ici, dit-il, gît le pouvoir de dire quelque chose. »

Roland Barthes



« Ceci n’est pas un livre ». Clin d’œil tant à Magritte qu’à Philippe Boudon – mais pour comprendre ceci il vous faudra lire l’ouvrage – le dernier titre de l’introduction veut souligner le caractère précieux et rare de ce recueil. En effet il ne s’agit pas d’un livre qui tenterait de totaliser, conclure ou faire le point sur un travail sur plus de trente ans, mais il s’agit plutôt de nous livrer, par la mise en perspective de dix-huit articles les archives intellectuelles du concept-source de l’architecturologie. Livraison passionnante aux lecteurs épistémologues et/ou intéressés par l’histoire de la pensée des matériaux généalogiques de l’invention d’une discipline ayant la conception architecturale pour objet [1] .

Cet ensemble d’articles, dans son mouvement même, dessine la flèche d’une pensée totalement vouée à nourrir et consolider le noyau théorique naissant, mais aussi l’affronter à tous les obstacles possibles, à la confronter aux formalisations de la linguistique mais en lui gardant une autonomie théorique constante. Une pensée soucieuse de s’inscrire dans une interrogation épistémologique constante, mouvement encore vivace aujourd’hui où Boudon s’efforce de sophistiquer les modèles de l’architecturologie à partir de la linguistique de Peirce, renonçant au binaire du modèle saussurien [2] .

Le concept clé, opérateur discriminant du travail architecturologique, souvent utilisé pour le réduire à un schématisme trop simple, c’est en effet l’échelle. Ou plutôt – le titre de l’ouvrage nous invite à construire cette hypothèse, puisqu’il pourrait aussi s’écrire Échelle / Échelles – ne sommes nous pas devant un « concept couplé » selon la formulation de Barthes retenue en exergue de cette présentation ? Le concept crucial serait Échelle / Échelles (comme nous écrivons métaphore / métonymie, ou encore dénotation / connotations). Il ne s’agit pas d’affirmer des classes ou des catégories, mais de piéger un mouvement, de penser une différence dynamique opérative, de sans cesse garder à l’esprit un questionnement, de se défier au contraire du péché – épistémologiquement mortel – d’essentialisme.

On peut soutenir que c’est la dualité Échelle / Échelles qui sous-tend doutes les opérations de conception architecturales et que c’est à partir de cette dualité qu’il est possible de penser les concepts architecturologiques majeurs, comme celui d’embrayage [3] . Si le singulier échelle désigne l’opération de dimensionnement (donner une mesure à ce qui n’existe pas encore) et souligne que cette opération est de même nature dans tous les domaines pertinents au travail de conception architecturale (les échelles), il va de soi que l’opération ne peut être mise en œuvre qu’appliquée, embrayée sur une des échelles achitecturologiques ou sur un complexe de ces échelles.

Véritable leçon de « bachelardisme appliqué », l’invention sur plus de trente années de l’architecturologie montre comment la nécessité de focaliser et de formaliser l’objet scientifique, écarte peu à peu des préoccupations pratiques qui lui ont servi de matériaux d’origine. L’architecturologie met résolument à distance l’espace « vrai », des objets architecturaux concrets, tangibles, pour construire un espace de conception qui sera son objet propre. Et cet objet se construit progressivement dans un langage théorique spécifique éclairant et critiquant le flou et la polysémie des figures rhétoriques mobilisées sous ce terme par les praticiens. L’échelle devient dans l’architecturologie un être architecturologiqe, au même titre que la ligne, le point ou le cercle, voire la percolation ou les files (d’attente) sont devenus des êtres mathématiques.

Mais l’invention, d’un concept même remarquablement rusé, ne saurait à elle seule régler tous les problèmes. Cela reviendrait à une conception magique et manichéenne de « la rupture épistémologique » qui, reconnaissons-le, à l’époque, contaminait pas mal de chercheurs et philosophes. Au contraire, créant un point de vue nouveau, le concept fait problème. Il fait apparaître des problèmes non soupçonnés, oblige à d’autres questionnements engageant dans une escalade théorique de plus en plus exigeante, mais il propose des opérations et des catégories pour affronter et formaliser ces problèmes,. Là où d’aucuns penseraient trouver des réponses dans des définitions stables et immuables permettant la gestion tranquille d’une paroisse du savoir, on découvre la nécessité de sans cesse réévaluer concepts et méthodes et d’entretenir à grands frais intellectuels la cohérence scientifique de l’édifice. Et c’est dans cette lente et patiente besogne de solidarisation d’une théorie, par sa permanente réinterrogation, que l’architecturologie nous apparaît exemplaire. Et dans son souci constant de respecter les quatre impératifs catégoriques de la posture scientifique :

            - L’exigence de problémalisation,

            - L’exigence de formalisation et de « théorèmatisation » (réévaluer son langage dans un vigilance constante à la langue et dans une volonté constante de clarification),

            - L’exigence de traçabilité (et le présent recueil en est le témoignage),

            - L’exigence de capitalisation (interne et externe), de mise en commun.

« Il n’y a pas d’amour », disait Reverdy, « il n’y a que des preuves d’amour. » Il n’y a pas de recherche, pourrait-on paraphraser, il n’y a que des « preuves » de recherche. Lisez Échelle(s) et vous serez persuadés qu’il y a bien une architecturologie.

Trois préoccupations majeures, partagées il me semble par toutes les sciences de la conception, parcourent cet ouvrage et peuvent constituer autant de fils de lecture possibles.

1 – La question de l’enseignabilité de la conception.

Cette question fut cruciale dans la genèse de l’architecturologie. Nous insistons lourdement sur ce point dans l’introduction de l’ouvrage. Jeune enseignant, Philippe Boudon fut rapidement persuadé qu’aucun enseignement dit supérieur ne pouvait prétendre à la rigueur et à la qualité (et à la capacité de se renouveler, de se transformer) s’il ne s’adossait à une recherche scientifique propre et s’il ne s’efforçait de se construire un savoir propre, sans se satisfaire des apports de disciplines qui, si elle prenaient l’architecture comme terrain, n’en faisaient pas pour autant leur objet scientifique (essentiellement en ce qui nous concerne l’histoire et la sociologie, voire les sciences de la construction et les techniques liées à l’informatique…). Si cette recherche n’est pas directement transmissible aux étudiants, elle est en tout état de cause nécessaire à la santé et à la vivacité du corps enseignant.

Cet enjeu, majeur dans le procès d’invention de l’architecturologie explique probablement le culot intellectuel de forger ce terme provoquant d’architecturologie. Terme qui valait pari et promesse dont devaient se sentir solidaires tous ceux qui font métier de penser ou d’enseigner la pratique de la conception architecturale – du projet – et qui doivent préméditer des voies, des méthodes, des ruses pour l’enseigner.

Mais il nous semble que cet enjeu, s’il est endémique et récurrent dans les écoles d’architecture, n’est pas pour autant purement local. À l’heure où les écoles d’ingénieurs se convertissent assez largement pour les plus novatrices d’entre elles à l’enseignement par le projet, à l’heure où le mot « créativité » apparaît dans les discours technologiques ou politiques (« Peut-on enseigner la créativité ? » se demandait Thierry Gaudin, dans un opuscule pas si récent), il nous apparaît que la question de l’enseignabilité de la conception mériterait d’être posée à une échelle (sans jeu de mots) plus large. 

2 – Nous pourrions tenir un second fil dans les rapports tendus, voire le plus souvent conflictuels entre les chercheurs architecturologues et l’architecturologie d’une part et les « praticiens » (architectes bien sûr, mais aussi praticiens de l’enseignement de l’architecture, les enseignants de projet, comme on les nomme généralement dans les écoles d’architecture), d’autre part.

Il importait, pour pouvoir faire exister une recherche scientifique ayant la conception architecturale, comme objet, de distinguer le travail théorique engagé et mis en œuvre dans la construction d’un objet scientifique – ici, l’architecturologie – ayant donc pour visée de produire des énoncés scientifiques, des connaissances [4] , label particulièrement exigeant – de toutes les pratiques et conduites discursives directement impliquées dans le travail de conception des architectes, et en particulier celles qui se proclamaient « Théorie de l’architecture », ensemble d’énoncés jamais réellement questionnés, dont Philippe Boudon dénonçait le caractère doctrinal.

Le travail d’élaboration théorique, de théorisation, ne produit pas des énoncés de même nature que ce que le praticien nomme « théorie(s) de l’architecture ». On ne saurait confondre le travail de construction d’un objet scientifique avec le travail d’élaboration intellectuelle (énonciation, délibération, action de nommer les entités produites ou expectées… directement engagées dans un travail de conception). Il ne s’agit pas de dénier à ce travail toute intellectualité ni surtout toute pertinence, mais il est nécessairement contingent, et surtout son objectif est d’une nature radicalement différente. Le plus souvent d’ailleurs, ces énoncés se dissolvent totalement dans le projet, et ils seront totalement transfigurés ou abandonnés quand il s’agira de raconter ou de légitimer le projet. Adhérant totalement aux opérations mêmes de conception, ils n’ont d’existence que transitoire, échafaudage qui sera démonté le travail achevé.

Si l’activité intellectuelle embarquée dans la conception participe pour une large part de la capacité de proposition d’un architecte, de sa capacité de produire des réponses pertinentes et/ou innovantes (et donc, serais-je tenté de souligner contingentes) aux contextes programmatiques et aux sites qui sont offerts à son travail, elle n’est pas pour autant de nature scientifique et ne nous renseigne que fort peu et fort mal sur le travail même de conception [5] . Autrement dit la « connaissance projective » n’est pas de même nature que les connaissances produites par la recherche scientifique. Cette distinction serait fort utile à penser en ces temps où l’expertise (un autre nom de la connaissance projective ?) envahit tous les champs de la pratique.

Outre le sentiment – tout à fait faux dans le cas qui nous occupe – d’être « ethnologisés » par un regard scientifique, les praticiens refusent le plus souvent la « réduction » conceptuelle de leur pratique à un objet scientifique, donc strictement défini, parlé dans un langage de formalisation univoque, qu’ils vivent comme un appauvrissement drastique, voire une incompréhension de leurs compétences. Ils s’interdisent alors d’entendre ce dont il est parlé au nom de ce dont le chercheur – par probité scientifique et rigueur épistémologique – se refuse à parler, puisque « leur métier est un tout », qu’on ne saurait comme cela « découper au scalpel » [6] .

Il nous apparaîtrait intéressant d’interroger systématiquement ce malentendu ou cette fracture, certainement assez largement partagée dans des domaines de compétence fort divers. On pourrait en prendre pour exemple la réticence têtue des artistes à l’approche poïétique telle que tentait d’impulser Paul Valéry.

3 – La construction du champ épistémologique des sciences de la conception.

L’architecturologie constituait en France – à notre connaissance – la première tentative systématique pour se donner l’acte de concevoir comme objet d’une recherche scientifique propre (et ce, dans un champ professionnelle polymorphe, complexe, et institutionnellement peu assuré).

Cette tentative, à l’époque fort isolée et iconoclaste, et dont on pourra mesurer dans cet ouvrage l’opiniâtreté et la fécondité (corrélative ?), fut entreprise en dehors de toute connaissance de l’œuvre d’Herbert Simon, non encore popularisée en France. Nommer la discipline nécessaire architecturologie, c’était insister sur la singularité et la spécificité de l’objet conception architecturale. Il s’agissait de produire le langage théorique ad hoc, adéquat à penser cet objet spécifique. Dans Sur l’espace architectural Boudon postulait de fait que l’opération d’échelle (la dualité échelle / échelles) qu’il mettait à jour appartenait à la seule conception architecturale. La rencontre avec Jean-Louis Le Moigne, intercesseur impénitent, a conduit l’architecturologie à s’inscrire dans les perspectives offertes par les sciences de l’artificiel et à s’affronter aux thématiques de la complexité. L’article de Jean-Louis Le Moigne « L’échelle, cette correction capitale »  donné en 1991 à un ouvrage dirigé par Philippe Boudon attestait de la pertinence et de la fécondité de cette inscription [7] . Aujourd’hui, l’architecturologie se reconnaît sans complexe dans les « épistémologies constructivistes », s’ouvrant à la fois aux opportunités offertes par les sciences de la conception, et aux préoccupations de la poïétique telles que les avait esquissées Paul Valéry. Le temps est peut-être venu de tenter une géographie de toutes ces tentatives, de s’interroger sur la nécessité d’autonomie disciplinaire, et donc sur la nécessité corrélative de reliance et de mise en commun. L’architecturologie pourrait, me semble-t-il, constituer un lieu privilégié pour questionner cette difficile mais heuristique dialectique



[1] L’ouvrage comprend dix-huit articles, dont le plus ancien date de 1976. L’article qui clôt cette mise en perspective nouvelle (le recueil n’est pas chronologique) est inédit. Il se propose de rouvrir à de nouveaux frais théoriques le débat épistémologique entre les sciences de la conception et la pratique des concepteurs, mais aussi entre les sciences de la conception et leur épistémologie. Il est précédé d’une introduction : « L’invention de l’architecturologie ou le pari épistémologique, qui tente de remettre en perspective les conditions intellectuelles et institutionnelles de son émergence, et de la situer dans le climat épistémologique de l’époque.

[2] On peut dater la naissance de l’architecturologie de la parution en 1971 de Sur l’espace architectura, véritable coup de force intellectuel destiné à imposer l’idée, pas si largement partagée, de la nécessité d’une discipline de recherche ayant la conception architecturale pour objet. C’est ce coup de force (ne serait-ce que par rapport aux discours historiques et sociologiques qui tenaient lieu de travail théorique sur l’architecture) qui conduisit à forger le néologisme d’architecturologie et d’architecturologue. Cet ouvrage vient d’être réédité par les éditions « Parenthèses », complétant ainsi fort judicieusement les archives de l’architecturologie.

[3] L’embrayage, c’est ce qui différencie les figures et les opérations de la conception architecturale des figures et opérations de la géométrie. Le cube de l’Arche de la Défense fut sans doute pensé à partir de sa hauteur (lui donner en fond de perspective une hauteur maximum), mais il fut « ajusté » à la parcelle à partir de la largeur maximum que celle-ci autorisait. Un cube d’architecte a donc une hauteur, une longueur et une largeur, même si celles-ci sont évidemment égales.

L’aporie humoristique qui fait de deux énoncés contradictoires une vérité :

                « -Plus il y a de gruyère plus il y a de trous,

                   - Plus il y a de trous moins il y a de gruyère »

peut être levée architecturologiquement : le second item est « embrayé ». Il présuppose une quantité donnée de gruyère (quantité disponible dans le réfrigérateur, dans une assiette, commande à passer chez le crémier, maximum autorisé dans un régime). Cet exemple est souvent donné par Philippe Boudon à ses étudiants. Comme quoi l’abnégation conceptuelle du chercheur ne suppose ni l’ascétisme ni le manque d’humour. Si vous n’en êtes pas persuadés, lisez donc l’article consacré à l’analyse architecturologique du « jeu de l’oie ».

[4] Au sens qui faisait dire à Canguilhem que « connaissance scientifique » est un pléonasme puisqu’il n’y a de connaissance que scientifique (voir introduction de l’ouvrage).

[5] Il suffit pour s’en persuader de lire les ouvrages des architectes, parlant de leur travail, de leur projet, pour voir combien les meilleurs d’entre eux nous renseignent bien peu sur les opérations de conception mises en œuvre, sur la poïétique de celui-ci.

[6] Force est d’ailleurs remarquer que certains chercheurs refusent également ce mouvement de renoncement épistémologique, à parler d’un « but », voulant embarquer dans leurs modélisations – dès lors perdant tout pouvoir heuristique – toutes les dimensions et toute l’aura de « l’homme de l’art », ajoutant simplement la capacité de recherche à la panoplie des compétences et prérogatives de l’homme-orchestre qu’est nécessairement l’architecte. On peut se demander si ce n’est pas là – in fine – la thèse soutenue dans le récent ouvrage de Stéphane Hanrot, À la recherche de l’architecture. Le titre lui-même avouant la tentation profonde du syncrétisme, même si le sous-titre fait momentanément allégeance à l’épistémologie.

[7] Jean-Louis Le Moigne, « L’échelle, cette correction capitale », in Philippe Boudon, De l’architecture à l’épistémologie, la question de l’échelle. Paris, Presses Universitaires de France, 1991, p. 144.

Fiche mise en ligne le 17/02/2003


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