Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par ARNAUD André-Jean sur l'ouvrage de LE MOIGNE Jean-Louis :
« Les épistémologies constructivistes »
     P.U.F., Paris, 1995 [Coll. "Que sais-je ?",2969]. 127 pages.
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC

Les autodidactes -à qui furent censés s'adresser les premiers volumes de la collection"Que saisje ?"- ont probablement, au fil des près de 3.000 volumes qui précèdent celui-ci, acquis une compétence scientifique sans égale. S'ils sont capables de comprendre ce que tente de résumer Jean-Louis Le Moigne dans ces 127 pages, on se demande pourquoi nous continuons de confier notre destin national à des Enarques. Et je tiens le pari ; en effet, que tout lecteur attentif et quelque peu opiniâtre est en mesure de discerner et d'apprécier la véritable révolution qui s'accomplit au fil des pages.

Disons-le d'abord clairement : pas un brin de prétention dans ce texte ; au contraire, une volonté didactique acharnée, où se mêlent, toutefois, ici et là, des accents partisans. Au cours introductif à une matière inconnue des étudiants -et probablement de bon nombre des enseignants- se joint une charge en règle, mais de haut vol, qui frise le règlement de comptes. C'est dire qu'on est loin du petit manuel descriptif. Si description il y a, c'est toujours dans le cadre d'une thèse que l'auteur argumente plus solidement à chaque chapitre ; qu'il existe un contrat social des sciences et de la société en vertu duquel cette dernière requiert de la communauté scientifique qu'elle légitime les connaissances enseignables par un critère universel ; que l'épistémologie est "de toutes les disciplines, la mieux placée pour reconnaître et expliciter ces questionnements sur la valeur des connaissances dont elle cautionne en quelque sorte le statut scientifique" (p.88) ; que les épistémologies positivistes et réalistes ont tenu, à cet égard, leur engagement pendant un certain temps ; qu'il appartient aux épistémologies constructivistes de prendre la relève.

Après avoir présenté l'intérêt de son projet (ch. 1), l'auteur identifie et discute les hypothèses des épistémologies positivistes et réalistes (ch. 2), relevant au passage "leur exceptionnelle capacité intégratrice" (p. 13). Le décor étant en place, les acteurs entrent en scène (ch. 3). De Protagoras à Piaget, ils sont nombreux à défiler. L'auteur guide ici le lecteur dans une originale et irremplaçable galerie de portraits. Suit (ch. 4) un exposé des hypothèses fondatrices formulées par les épistémologies constructivistes contemporaines, dans leur souci d'établir le statut et les méthodes de la connaissance.

Le chapitre 5 est consacré à l'énoncé et à l'explication de ce en quoi Jean-Louis LeMoigne voit le paradigme de l'organisation de la connaissance : ce qu'il appelle "le système spiralé des sciences" (p. 99 sq.). On trouve là une modélisation hautement symbolique, sous forme d'une figure représentant l'organisation constructive des sciences comme "l'île volcanique dans la mer de l'Empirie" (p. 102). Qui connaît le caractère visionnaire de l'auteur ne s'arrêtera pas au premier degré de cette exubérante originalité, et prendra le schéma pour ce qu'il est, une manière -qui pourra être jugée didactique à l'excès, peut-être... mais bien utile tout de même- de faire comprendre comment tout se tient, tout s'enchaîne, tout interagit entre épistémè et empirie, entre action et réflexion. De là, et suivant les réactions des épistémologues, la variété des épistémologies constructivistes, qui est résumée par l'auteur sous forme d'une précieuse table (p. 108). On s'étonnera seulement de trouver cités là, côte à côte, des noms de renommée incontestable et d'autres que la bibliographie elle-même ne permet pas même de repérer.

Ce chapitre 5 est un chapitre-clé. C'est là que l'auteur inscrit la vocation des épistémologies constructivistes à une épistémologie institutionnelle. C'est là qu'il établit, entre autres, selon ses propres termes, un statut "non ancillaire" pour les sciences de l'ingénierie (qui l'intéressent au premier chef) et les sciences de l'homme et de la société (qui nous concernent, nous, tout particulièrement). De là, il élève le débat au statut de la connaissance enseignable et aux méthodes d'élaboration de ces connaissances (ch. 6). Il présente, à ce propos, le constructivisme comme "nouvel esprit scientifique" (p. 109), "une autre conception de la connaissance" (p. 112), achevant son discours sur une présentation paradigmatologique des épistémologies (p. 119).

Jean-Louis Le Moigne n'est pas un guide ordinaire. Il ne se borne pas à montrer et expliquer-ce qu'il fait déjà avec un incontestable génie de la pédagogie. Il montre de nouvelles voies et les rend viables : en cela, il motive son lecteur, investi à son tour d'une responsabilité, celle de faire que changent les choses.

Ce n'est probablement pas un hasard si, au moment où paraissait cet ouvrage -qui seveut introductif-, le même auteur donnait, chez un éditeur plus spécialisé, deux tomes d'un ouvrage intitulé Le constructivisme. Il s'agit, en réalité, d'une réunion raisonnée, organisée avec rigueur, de textes écrits, pour l'essentiel, dans les dix dernières années, dans des revues que nous n'avons pas coutume de fréquenter, et qu'il est parfois malaisé de se procurer. Jean-Louis Le Moigne a eu, en outre, l'attention de resituer chaque texte pour en justifier la présence à l'endroit précis où il se trouve, et d'introduire chaque tome par un texte où l'on retrouvera les thèmes qui émaillaient son "Que sais-je ?".Ainsi, ouvrant le tome 1 consacré aux fondements du constructivisme, le lecteur trouvera-t-il des références au nouvel esprit scientifique, à la permanente construction des constructivismes, au pragmatisme méthodologique, lequel dicte la progression même de l'ouvrage. Les dix chapitres qui suivent ne sont que l'illustration fouillée et pénétrante des questionnements résumés dans les pages 17 à 20, pour l'essentiel : production des fondements épistémologiques des sciences ; statut des nouvelles disciplines et apports, notamment, des sciences de l'artificiel, de celles de l'ingénierie, de celles des systèmes ; hypothèse téléologique ; intelligence, conception et défis de la complexité ; pragmatique de la modélisation.

La même délicatesse se retrouve en tête du tome 2, dédié aux épistémologies constructivistes. Une fois rappelées l'importance du "contrat social" des sciences et de la société et la valeur critique de l'épistémologie, l'auteur introduit aux dix chapitres qui en forment la trame et apparaissent naturellement comme l'approfondissement des thématiques exposées dans les pages 18 à 22 : critique épistémologique des sciences de la décision, épistémologie des sciences de gestion, épistémologie des sciences de la cognition, épistémologie des sciences de la communication et de l'information, épistémologie des sciences de l'informatique, extension des réflexions qui précèdent aux sciences de la communication et de la computation (pour une épistémologie des sciences de l'ingénierie), son application à l'architecture et à l'aménagement de l'espace, épistémologie des sciences de l'éducation.

Que tireront les juristes de ces enseignements ? Ce n'était certes pas à l'auteur de le définir spécifiquement. De la lecture de ces ouvrages, il ressort néanmoins avec certitude qu'il n'est plus possible de penser le futur, dans quelque branche disciplinaire qu'on exerce, sur des fondements épistémologiques qui, pour satisfaisants qu'ils aient pu paraître dans le passé, s'avèrent désormais incapables de permettre au chercheur de formuler un projet pour l'avenir. Nos mentalités qui doivent s'accoutumer à d'autres vérités que celles qui nous ont été enseignées, à une autre conception du savoir, à d'autres catégories, à d'autres approches méthodologiques. La route est cependant largement déblayée aujourd'hui, Jean-Louis Le Moigne le rappelle et en témoigne, pourque nous nous y engagions sans témérité excessive, mais avec une audace qui n'est -ilest vrai- probablement pas la marque la plus évidente de notre communauté scientifique.


André-Jean Arnaud

NDLR : Nous remercions la revue "Droit et Société" qui nous autorise à reprendre cetexte de A.-J. Arnaud dans le Cahier des Lectures MCX.

Fiche mise en ligne le 12/12/1997


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