Rédigée par AMBROSIO Teresa sur l'ouvrage de KOURILSKY François (dir.) : |
« INGENIERIE DE L’INTERDISCIPLINARITE, un nouvel esprit scientifique » Ed. L’Harmattan Paris. 2002, ISBN 2 7475 3547 9, 153 P. |
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Après un an après ma participation à la Conférence Débat MCX – H.A.Simon “Comprendre pour Faire & Faire pour Comprendre» sur le thème “Intelligence de la Complexité & Ingénierie de l’Interdisciplinarité“ (25 octobre 2001), je tenter d’écrire une petite note de lecture sur le livre dirigé par F. Kourilsky reprenant et développant les interventions et les débats de cette journée. L’exercice s’avère pour moi extrêmement stimulant
Le temps augmente parfois en nous la capacité de réflexion, davantage travaillée, et la motivation intellectuelle se transforme en désir connaître plus encore, et en émerveillement face à la complexité des réalités humaines et sociales.
Ce que se suit est donc une réaction personnelle sur les thèmes inclus dans le livre, sur la logique sous-jacente du coordinateur et sur l’ambivalence et l’ambiguïté permanente de ma pensée.
Je lis en mars 2003 l’ «Ingénierie de l’Interdisciplinarité – un nouvel esprit scientifique», non comme s’il s’agissait d’un compte-rendu de la Conférence d’octobre 2001, synthétisant, les savoirs et les connaissances explicités, discutés, interprétés par les participants les plus actifs, mais comme le résultat du cheminement incertain et plein d’hésitations vers un nouveau « nouvel esprit scientifique », Cheminement qui se poursuit aujourd’hui partout dans le monde de la science. Ce n’est pas un chemin aisé; des cartes n’y sont pas établies, et les repères n’abondent pas.
C’est, au dire du poète ibérique Antonio Machado, un « chemin qui se fait en marchant » – le chemin faisant de notre Réseau MCX.
Une petite remarque dans l’intervention de J.L. Le Moigne accrocha dès le début mon attention. En effet (p. 28) mes réflexions et mon intérêt, furent un peu affaiblis initialement par le titre du livre auquel je n’ai pas adhéré immédiatement (‘l’ingénierie…’). Comment en effet reconnaître les signes du passage du mot « ingénieur » dans la langue française, à ceux que prit le mot latin ‘ingenium’, chargés du sens qu’il prit en Italie («ingegno»), en Espagne («ingenio») et au Portugal «engenho». ? Est ce par hasard que Cervantès donna à son chef d’œuvre le titre de «Vida del ingenioso hidalgo D. Quijote de la Mancha» ? Est ce par hasard si, dans l’exorde des «Lusíadas», Camoens se propose d’écrire ce poème « …car pour cela son engenho et son art suffisent».
L’ «engenho» (In-genium: Ce qui est généré au-dedans, ce qui sort du dedans) est, dans ce sens, la capacité de voir « depuis l’intérieur », de chercher en soi la compréhension du mode extérieur et de la mettre en œuvre pour l’action et l’intervention stratégique, comme H.Simon aujourd’hui nous le montre. N’est ce pas ce que nous proposent ces grands auteurs classiques : Mettre ensemble et relier le monde de la fable, les données de l’observation directe du quotidien, les faits historiques, les connaissances scientifiques de l’époque, le réel et l’imaginaire, le possible et l’improbable, le bien connu et l’à peine rêvé – et le faire avec ‘art et engenho’. Ne peut-on pas entrevoir quelque chose de «quixotesque» dans la quête d’un «nouvel esprit scientifique» qui se heurte encore à la puissance du leg positiviste et au noble héritage cartésien?
Les «bulles disciplinaires» et les lieux saints des disciplines auxquels se réfère K. Kourilsky (p. 20) se profilent en fond de scène, quoique tacitement, dans les communications présentées. Ils existent en milieu académique, et sa force ne saurait pas être niée. Bien sûr, ils représentent des percées fondamentales et toujours croissantes dans la compréhension du monde et de la société. Mais l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique ne naîtra pas naturellement de quelque méthode ou technique. Des superpositions, adjonctions et comparaisons comme celles très bien évoquées par M. Mugur-Schächter – certaines lois ou régularités communes, certaines structures et modes épistémiques adaptables à plusieurs domaines disciplinaires peuvent et doivent être décelées. Tous sont surtout des indicateurs de la nature commune de certaines grandes démarches de l’esprit scientifique, lorsqu’il cherche à comprendre plutôt qu’à prédire.
L’ingénierie a acquis universellement une coloration technique, au sens le plus strict : l’Histoire des Techniques montre comment, dans l’exercice, la recherche et l’enseignement, la «sophia» s’attache à servir la « tekné », l’application, l’efficacité procédurale. Les disciplines scientifiques formelles, elles aussi, dans l’exercice, la recherche et l’enseignement progressent dans le sens d’une croissance en profondeur et en spécialisation. On peut douter que, par une mécanique interne ou imposée, elles s’acheminent naturellement vers une connaissance élargie, un esprit scientifique nouveau et ouvert ; On peut douter que cet esprit naisse par l’agencement de quelque technique ou méthode de découverte du Saint Graal transdisciplinaire. Et il y aurait quelque chose de fâcheux et d’inquiétant si une classe d’experts ou «techniciens en transdisciplinarité » en faisait une nouvelle discipline s’écartant une fois de plus des modèles de représentation de la réalité.
D’autre part, ceux qui s’exercent à la recherche scientifique dans quelques disciplines ont développé une aptitude à la réflexion, à la mise en question, à l’imagination, à la vérification, à l’ouverture, à la critique – sans lesquelles ils ne sont pas certainement des scientifiques. Et ceux qui vivent immergés dans le quotidien de la vie sociale, des entreprises, de l’administration et de la politique peuvent développer une perception vécue de la complexité et de l’interdisciplinarité que n’attend que l’occasion de se révéler en face des démarches académiques ou même pour la construction des problématiques initiales nécessairement réduites (Legrand, p. 67).
Je me permets de croire que c’est par l’effort de ceux – hommes et femmes de science et de l’action réfléchie - qui ont la perception de ce qu’il y a au-delà de l’horizon de ses domaines d’excellence, mais qui possèdent les savoirs que leur permettent cette excellence qu’on verra prendre forme un nouvel esprit scientifique. Cet esprit – un nouvel esprit scientifique, s’annonce déjà, mais comme un signe, signe qui est en lui-même un exemple: un processus non-linéaire, émergent et auto-organisé.
Mais ils ne le feront pas avec de la technique ou des méthodes – ils le feront en exerçant leur «ingenium», peut-être celui que nous recevons aujourd’hui en héritage de H. Simon. Ceci sans toujours nous apercevoir de ses immenses potentialités, fragiles et continuelles, en l’exerçant dans tous les terrains, et en expérimentant cette une inertie si difficile à vaincre (Mugur-Schächter, p. 76 ).
Fiche mise en ligne le 13/05/2003