Note de lecture
Rédigée par BIAUSSER Evelyne sur l'ouvrage de BAUDRILLARD Jean et MORIN Edgar : |
« LA VIOLENCE DU MONDE » Ed. du Félin/Institut du Monde arabe, 90 pages, ISBN : 2-86645-490-1, 2003 |
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Dans ces 2 conférences organisées par l'Institut du Monde Arabe peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001, Jean Baudrillard et Edgar Morin donnent à la violence actuelle du monde la même cause. La standardisation et l'excès de pouvoir unique, en créant un modèle de société fondée sur le calcul seul, génèrent une opposition à ce système, qui prend racine dans la sauvegarde des identités.
Mais ensuite, les discours se différencient. Jean Baudrillard nous livre sa vision symbolique du terrorisme, lecture en miroir de la symbolique architecturale des Twin Towers, tandis qu'Edgar Morin lit dans cette violence une preuve supplémentaire de la nécessité d'une politique de civilisation, pour créer une véritable société-monde.
Avec les attentats du 11 septembre, Jean Baudrillard voit d'abord la destruction d'une certaine architecture : une architecture qui symbolisait l'ordre mondial et le système de valeurs régnant dans l'Occident. Ce système avant tout comptable, ayant supprimé la concurrence pour lui substituer les réseaux et le monopole, s'était incarné particulièrement dans les tours doubles, la gémellité signifiant davantage la fin de toute référence originale, car " le redoublement du signe met véritablement fin à ce qu'il désigne " ( p 12). De même, les tours avaient mis fin au style antérieur des buildings new-yorkais, tout de miroirs vêtus, dans leur aveuglement clos sur leur intérieur de béton et d'acier, symbolique renfermement d'orgueil tout-puissant, hélas devenu sarcophage.
Dans cette attaque au véritable cerveau du système- les terroristes ne se sont pas trompés en râtant la Maison Blanche précise l'auteur, qui y voit un surplus de la même symbolique- il faut lire non seulement la contestation violente de la mondialisation, mais aussi la préfiguration de l'effondrement historique du système qu'incarnait cette architecture. En s'effondrant sur elles-mêmes, à cause d'une fragilité interne minant le système, les Tours deviennent un symbole majeur, un " suicide en réponse aux suicides des avions suicides ", dans une sorte de complicité avec le terrorisme, que celui-ci n'avait pas prévu. (Incidemment, l'auteur en profite pour s'interroger sur la validité de l'architecture, car pour lui " ne devrait être construit que ce qui serait digne d'être détruit "…)
Pour notre monde saturé d'images, les images se sont substituées à l'événement, devenant même un refuge dans l'imaginaire contre cet événement. Dans la vision de l'effondrement des Tours, c'est l'image elle-même qui devient l'événement, de ce fait cessant d'être virtuelle ou réelle. De cet arrêt brutal dans la chaîne de l'information (d'ordinaire insipide), bouleversant tous nos repères entre réel et fiction parce que le réel devient la plus redoutable des fictions, naît une immense incertitude, à la fois effroyable et jubilatoire, jubilatoire parce qu'elle n'a brusquement pas de sens dans notre monde saturé de finalités et d'efficacité. C'est l'irruption de la violence du symbolique, plutôt que celle du réel à laquelle nous sommes accoutumés, qui nous envahit, en tant qu' " échange impossible de la mort " qu'impose tout à coup le terrorisme.
Mais que peut bien symboliser le terrorisme ?
Jean Baudrillard nous soumet 4 hypothèses.
L'hypothèse 0, celle de l'inertie, voit dans le terrorisme un accident dans la course mondiale au bonheur, et qui donc ne la remet pas en cause.
L'hypothèse minimale du changement adopte la thèse du complot : une puissance maléfique manipulerait les terroristes.
L'hypothèse maximale de l'histoire fait du terrorisme une cause objective : l'oppression des peuples, qui justifie sa raison historique.
L'auteur accorde plus de place -et de créance- à " l'hypothèse souveraine du devenir ", reprenant l'expression de Nietzsche, pour définir l'émergence d'un antagonisme radical au processus de mondialisation. Le terrorisme devient une puissance d'échec à l'identification totale en cours.
(Dès lors on peut le voir comme pulsion de vie ou de mort, selon que l'on décrète la mondialisation mortifère pour l'individu, ou régénératrice par ses échanges…)
Le terrorisme déplace ainsi la lutte, de la réalité ( qui est l'espace de l'imaginaire révolutionnaire) au symbolique (le don de sa propre mort auquel l'autre ne peut répondre que par sa propre mort). Et bien entendu, comme l'adversaire ne peut ni ne veut répondre par son propre effondrement, le terrorisme neutralise l'adversaire en lui imposant d'autres règles du jeu (que la guerre par exemple) : ces morts sacrificielles ne s'échangent pas, ne fédéreront pas une contre-pensée, n'offrent aucune alternative idéologique. Dans un monde d'échanges généralisé, qui est en soi terreur, ces actes singuliers signent l'émergence d'une nouvelle puissance mondiale : terreur contre terreur.
Les attentats du 11 septembre, en tant que signe révélateur d'une crise planétaire, révèlent un problème complexe, mais nécessaire, nous dit Edgar Morin. Qui nous rappelle que le phénomène planétaire ( pourrait-on le résumer en l'humiliation de l'homme par l'homme ?*) a commencé avec la conquête de l'Amérique et s'est poursuivi avec la colonisation, périodes où le système engendre en son sein des contestations s'appuyant sur sa propre logique : droit de l'homme, droit à la nature, etc.
Depuis, la standardisation économique a envahi tous les secteurs humains, accroissant dans le même temps une opposition au système dominant, qui se veut sauvegarde des identités. Cette opposition, quand elle s'accompagne du discrédit pesant sur le progrès, croit résoudre le problème de l'incertitude de l'avenir en revenant à des représentations du passé telles que nationalismes, intégrisme, fondamentalismes. " Lorsque l'on a perdu le futur et quand le présent est angoissé et malheureux, que reste-il à faire ? Le seul moyen d'échapper à cette aporie est de se retourner sur le passé, qui cesse d'être un tissu de superstitions pour devenir un recours " (p 56)
L'espoir d'une autre solution réside dans une société-monde, ainsi que l'auteur l'a souvent expliqué ailleurs ( depuis Terre-Patrie à La Méthode t.V).
S'il en existe l'infrastructure, avec une jeunesse qui véhicule de plus en plus une culture identique, avec hélas aussi une mafia planétaire, aucune superstructure ne voit le jour, les Etats nations bloquant la mise en place d'une organisation supranationale qui altérerait leur pouvoir individuel. Les hommes non plus ne sont pas prêts, dans leur difficulté permanente à se comprendre entre eux.
Al qaida a révélé la nécessité d'établir une police mondiale, mais celle-ci doit se doubler ( être précédée ?*) d'une politique mondiale. A condition que cette politique planétaire ne s'appuie pas sur le seul modèle de développement actuel de l'Occident, à savoir le calcul, l'hyperindividualisme, la spécialisation outrancière, et la capacité de détruire l'humanité en entier ! A condition plutôt qu'elle fasse cesser les inégalités qui alimentent l'humiliation des peuples (tels que les Palestiniens, cite l'auteur).
Edgar Morin fait alors référence à " l'homme générique " du jeune Marx, comme d'une ressource rendant possible le changement, la capacité qu'a l'humanité de créer du nouveau. Concrètement, on peut songer à un Parlement mondial, ou à une régulation accrue de l'ONU (hélas, l'actualité depuis nous a montré que le pouvoir unique s'auto alimentait en faisant " toujours plus de la même chose " comme disait Watzlawick !*) Il reste à inventer des solutions autres. Car ainsi que le rappelle l'auteur, lorsqu'un système ne peut résoudre les problèmes qu'il a engendrés, il meurt ou crée un méta-système, quelquefois aidé par la survenue d'un aléa. " Ayons donc foi dans l'improbable " nous disait Edgar Morin après ce 11 septembre, tout en sachant que la perdition fait partie de notre destin de terrien.
Enfin, suggérait-il, si nous reprenions des religions universalistes ( qui ont le tort de toutes prétendre à l'absolu) les valeurs qui les ont portées : l'universalité, la solidarité, la charité, la vertu, la compassion, pour en constituer le socle de notre politique de civilisation ?
Mais il y a urgence à la construire, parce que " tout cela se passe à l'ombre de la mort ", rajoutait-il dans l'un de ses récents articles… (Le Monde du 24/04/2003). Et c'est dans la conception de la mort comme vecteur de ce nouvel ordre/désordre émergent, que l'on peut relier finalement la pensée de nos 2 conférenciers.
Mais ensuite, les discours se différencient. Jean Baudrillard nous livre sa vision symbolique du terrorisme, lecture en miroir de la symbolique architecturale des Twin Towers, tandis qu'Edgar Morin lit dans cette violence une preuve supplémentaire de la nécessité d'une politique de civilisation, pour créer une véritable société-monde.
Avec les attentats du 11 septembre, Jean Baudrillard voit d'abord la destruction d'une certaine architecture : une architecture qui symbolisait l'ordre mondial et le système de valeurs régnant dans l'Occident. Ce système avant tout comptable, ayant supprimé la concurrence pour lui substituer les réseaux et le monopole, s'était incarné particulièrement dans les tours doubles, la gémellité signifiant davantage la fin de toute référence originale, car " le redoublement du signe met véritablement fin à ce qu'il désigne " ( p 12). De même, les tours avaient mis fin au style antérieur des buildings new-yorkais, tout de miroirs vêtus, dans leur aveuglement clos sur leur intérieur de béton et d'acier, symbolique renfermement d'orgueil tout-puissant, hélas devenu sarcophage.
Dans cette attaque au véritable cerveau du système- les terroristes ne se sont pas trompés en râtant la Maison Blanche précise l'auteur, qui y voit un surplus de la même symbolique- il faut lire non seulement la contestation violente de la mondialisation, mais aussi la préfiguration de l'effondrement historique du système qu'incarnait cette architecture. En s'effondrant sur elles-mêmes, à cause d'une fragilité interne minant le système, les Tours deviennent un symbole majeur, un " suicide en réponse aux suicides des avions suicides ", dans une sorte de complicité avec le terrorisme, que celui-ci n'avait pas prévu. (Incidemment, l'auteur en profite pour s'interroger sur la validité de l'architecture, car pour lui " ne devrait être construit que ce qui serait digne d'être détruit "…)
Pour notre monde saturé d'images, les images se sont substituées à l'événement, devenant même un refuge dans l'imaginaire contre cet événement. Dans la vision de l'effondrement des Tours, c'est l'image elle-même qui devient l'événement, de ce fait cessant d'être virtuelle ou réelle. De cet arrêt brutal dans la chaîne de l'information (d'ordinaire insipide), bouleversant tous nos repères entre réel et fiction parce que le réel devient la plus redoutable des fictions, naît une immense incertitude, à la fois effroyable et jubilatoire, jubilatoire parce qu'elle n'a brusquement pas de sens dans notre monde saturé de finalités et d'efficacité. C'est l'irruption de la violence du symbolique, plutôt que celle du réel à laquelle nous sommes accoutumés, qui nous envahit, en tant qu' " échange impossible de la mort " qu'impose tout à coup le terrorisme.
Mais que peut bien symboliser le terrorisme ?
Jean Baudrillard nous soumet 4 hypothèses.
L'hypothèse 0, celle de l'inertie, voit dans le terrorisme un accident dans la course mondiale au bonheur, et qui donc ne la remet pas en cause.
L'hypothèse minimale du changement adopte la thèse du complot : une puissance maléfique manipulerait les terroristes.
L'hypothèse maximale de l'histoire fait du terrorisme une cause objective : l'oppression des peuples, qui justifie sa raison historique.
L'auteur accorde plus de place -et de créance- à " l'hypothèse souveraine du devenir ", reprenant l'expression de Nietzsche, pour définir l'émergence d'un antagonisme radical au processus de mondialisation. Le terrorisme devient une puissance d'échec à l'identification totale en cours.
(Dès lors on peut le voir comme pulsion de vie ou de mort, selon que l'on décrète la mondialisation mortifère pour l'individu, ou régénératrice par ses échanges…)
Le terrorisme déplace ainsi la lutte, de la réalité ( qui est l'espace de l'imaginaire révolutionnaire) au symbolique (le don de sa propre mort auquel l'autre ne peut répondre que par sa propre mort). Et bien entendu, comme l'adversaire ne peut ni ne veut répondre par son propre effondrement, le terrorisme neutralise l'adversaire en lui imposant d'autres règles du jeu (que la guerre par exemple) : ces morts sacrificielles ne s'échangent pas, ne fédéreront pas une contre-pensée, n'offrent aucune alternative idéologique. Dans un monde d'échanges généralisé, qui est en soi terreur, ces actes singuliers signent l'émergence d'une nouvelle puissance mondiale : terreur contre terreur.
Les attentats du 11 septembre, en tant que signe révélateur d'une crise planétaire, révèlent un problème complexe, mais nécessaire, nous dit Edgar Morin. Qui nous rappelle que le phénomène planétaire ( pourrait-on le résumer en l'humiliation de l'homme par l'homme ?*) a commencé avec la conquête de l'Amérique et s'est poursuivi avec la colonisation, périodes où le système engendre en son sein des contestations s'appuyant sur sa propre logique : droit de l'homme, droit à la nature, etc.
Depuis, la standardisation économique a envahi tous les secteurs humains, accroissant dans le même temps une opposition au système dominant, qui se veut sauvegarde des identités. Cette opposition, quand elle s'accompagne du discrédit pesant sur le progrès, croit résoudre le problème de l'incertitude de l'avenir en revenant à des représentations du passé telles que nationalismes, intégrisme, fondamentalismes. " Lorsque l'on a perdu le futur et quand le présent est angoissé et malheureux, que reste-il à faire ? Le seul moyen d'échapper à cette aporie est de se retourner sur le passé, qui cesse d'être un tissu de superstitions pour devenir un recours " (p 56)
L'espoir d'une autre solution réside dans une société-monde, ainsi que l'auteur l'a souvent expliqué ailleurs ( depuis Terre-Patrie à La Méthode t.V).
S'il en existe l'infrastructure, avec une jeunesse qui véhicule de plus en plus une culture identique, avec hélas aussi une mafia planétaire, aucune superstructure ne voit le jour, les Etats nations bloquant la mise en place d'une organisation supranationale qui altérerait leur pouvoir individuel. Les hommes non plus ne sont pas prêts, dans leur difficulté permanente à se comprendre entre eux.
Al qaida a révélé la nécessité d'établir une police mondiale, mais celle-ci doit se doubler ( être précédée ?*) d'une politique mondiale. A condition que cette politique planétaire ne s'appuie pas sur le seul modèle de développement actuel de l'Occident, à savoir le calcul, l'hyperindividualisme, la spécialisation outrancière, et la capacité de détruire l'humanité en entier ! A condition plutôt qu'elle fasse cesser les inégalités qui alimentent l'humiliation des peuples (tels que les Palestiniens, cite l'auteur).
Edgar Morin fait alors référence à " l'homme générique " du jeune Marx, comme d'une ressource rendant possible le changement, la capacité qu'a l'humanité de créer du nouveau. Concrètement, on peut songer à un Parlement mondial, ou à une régulation accrue de l'ONU (hélas, l'actualité depuis nous a montré que le pouvoir unique s'auto alimentait en faisant " toujours plus de la même chose " comme disait Watzlawick !*) Il reste à inventer des solutions autres. Car ainsi que le rappelle l'auteur, lorsqu'un système ne peut résoudre les problèmes qu'il a engendrés, il meurt ou crée un méta-système, quelquefois aidé par la survenue d'un aléa. " Ayons donc foi dans l'improbable " nous disait Edgar Morin après ce 11 septembre, tout en sachant que la perdition fait partie de notre destin de terrien.
Enfin, suggérait-il, si nous reprenions des religions universalistes ( qui ont le tort de toutes prétendre à l'absolu) les valeurs qui les ont portées : l'universalité, la solidarité, la charité, la vertu, la compassion, pour en constituer le socle de notre politique de civilisation ?
Mais il y a urgence à la construire, parce que " tout cela se passe à l'ombre de la mort ", rajoutait-il dans l'un de ses récents articles… (Le Monde du 24/04/2003). Et c'est dans la conception de la mort comme vecteur de ce nouvel ordre/désordre émergent, que l'on peut relier finalement la pensée de nos 2 conférenciers.
Fiche mise en ligne le 20/05/2003