Note de lecture
Rédigée par Le Moigne J.L. sur l'ouvrage de CALAME Pierre : |
« « LA DEMOCRATIE EN MIETTE ; pour une révolution de la gouvernance » » Ed. Descartes et Cie, Paris 2003, ISBN : 2-84446-054-2, 332 pages. |
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" Nous avons alors compris que ce serait en nous efforçant de raconter, de formuler et de modéliser ce que nous vivions comme praticiens de l'action publique que nous pourrions rendre compte au mieux de la réalité de la gouvernance' " (p. 22). Sans doute ce nouveau livre de Pierre Calame (rédigé avec la collaboration de J.Freyss et V. Garandeau) n'est pas réductible à ces nombreux récits d'expériences 'tous terrains' de gouvernance. Pierre Calame s'attache aussi, aisément, à tirer les leçons, à généraliser, à critiquer, à imaginer et même à théoriser toutes ces expériences. Mais la force de son propos tient à sa volonté d'enraciner la réflexion dans l'expérience, de faire pour comprendre avant de prétendre comprendre pour faire. Et cette attention permanente à l'écart entre ce que nous faisons et ce que nous voudrions faire, suscite l'exercice de " l'intelligence " au sens premier du mot : se construire des représentations riches, ouvertes, colorées des situations dans lesquelles on intervient. " Il nous " faut combiner les actions à plusieurs échelles d'espaces et à plusieurs échelles de temps " (p. 323), ne plus séparer " le local et le global ", le court terme et le long terme, l'évolution rapide et l'évolution lente. Sans surprise nous retrouvons en parlant de gouvernance territoriale ou planétaire les réflexions sur " La question de l'échelle " dans tout processus de conception " que nous rappelle souvent l'architecte et urbaniste Philippe Boudon :" De l'Architecture à l'Epistémologie ; la question de l'échelle" en 1991 (cf.la note de lecture http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=403 , puis la note de G Engrand sur "Echelle(s). L'architecturologie comme travail d'épistémologue", 2002, cf. une note de lecture en : http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=592 ).
N'est ce pas cela que nous appelons " la modélisation de la complexité ", en sachant d'expérience ancestrale que ce qu " évolue le plus lentement, ce sont les représentations, les formes de pensée… " (p. 18). Nous sommes presque inhibés par ces modèles quasi régaliens de l'administration de la cité, et il nous est encore difficile de nous demander " comment l'esprit vient à la cité "(pour reprendre le sous-titre d'un très beau livre d'Yves Barel " la quête du sens " (1987, Ed. du Seuil). En posant dans ces termes " la révolution de la gouvernance ", Pierre Calame nous propose " un regard nouveau sur une réalité pré existante " (p. 17) qui s'avère à la fois pragmatique et fort bien argumenté. Pragmatique par l'accumulation des expériences que nous racontent et que méditent, sur toute la planète, les centaines d'animateurs de " l'Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire ", et argumenté par la discussion critique des faiblesses actuelles de nos organisations démocratiques. A l'heure où les dictatures et les tyrannies des " grands simplificateurs " et des intégristes doctrinaires deviennent dramatiquement insupportables, " la démocratie triomphe, mais c'est une démocratie en miettes "(p.9). Obsédé par la vertu des procédures linéaires des planifications, programmations et budgétisation, nous n'osons plus penser " en terme de stratégie et de relation ". Et pourtant ! : " Dans un univers incertain, dans un monde complexe, l'action à long terme ressemble à une randonnée en haute montagne : les buts sont clairs, les équipement sont disponibles mais l'itinéraire se réajuste à chaque pas en fonction des aléas du relief et du climat, au gré des opportunité " (p. 321) . Cette belle métaphore m'a donné envie de relire " La stratégie "Chemin faisant" ". (M.J. Avenier ed., Editions Economica, 1987 ), et je ne l'ai pas regretté (cf.la Note de lecture de N Tangy).. http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=171.
La révolution de la gouvernance, c'est pour une large part l'invention quotidienne de la stratégie chemin-faisant, plus attentive à " la capacité des organisations humaines à inventer des modes d'actions nouveaux " dés que l'on se donne les moyens de se former des " représentations colorées " du contexte de l'action. (Par représentation colorée, je veux dire : Autre que 'noir et blanc', que binaire, que simplifiée à l'extrême, du genre " yaka ". Les Anglo-saxons disent volontiers 'rich picture'.)
P. Calame le souligne en concluant : " Cette ouverture du champ des possibles, cet espace ouvert à l'inventivité, cette diversification de la palette des solutions possibles n'est elle pas précisément la caractéristiques majeure de la gouvernance à venir ? " (p. 305). A commencer je crois par l'invention de " l'ingénierie institutionnelle qu'il il esquisse les grands traits dans ses derniers chapitres, après nous avoir rappelé et avoir illustre par quelques principes communs de la gouvernance, principes que font aisément leurs les citoyens de " la Terre Patrie " : Le principe responsabilité (H. Jonas), le principe de moindre contrainte, le principe de subsidiarité active, le principe de partenariat, le principe d'intelligibilité, et le principe de " satisficing ". Je prends le risque de proposer ici ce mot franglais que j'emprunte à son inventeur, H A Simon : Je ne trouve pas encore de mot français rendant compte de la richesse de ce concept. Il en dit plus que celui de " solution satisfaisante ", qu'utilise fort légitimement, faute de mieux, P.Calame, (p. 303), lequel est encore trop souvent entendu comme 'une solution hélas non optimum', ou 'un optimum au rabais, acceptable pour le petit personnel, mais indigne de l'intelligentsia' ! Alors que l'on veut exprimer tout autre chose : Une solution optimum est toujours unidimensionnelle et donc très partielle et locale, calculable a priori par un ordinateur. Elle est une solution 'satisficing' au rabais, pas l'inverse !
Je ne peux bien sur mentionner ici les multiples illustrations de ce que peut être gouvernance citoyenne, ni revenir sur quelques interprétations qui appellent débat : P. Calame nous y invite en permanence : Son utopisme est réaliste (et il m'a incité a relire " Pour une utopie réaliste. Autour d'Edgar Morin ", Rencontres de Chateauvallon (M.Paquet, ed) Ed. Arléa 1996. http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=159. Cette méditation vivante sur l'intelligible complexité de la " révolution de la gouvernance " m'a encouragé aussi à revenir sur deux des ouvrages antérieurs de P. Calame qui avaient à l'époque de leur parution retenu l'attention des 'veilleurs du Réseau Intelligence de la Complexité', et dont j'apprends qu'ils viennent d'être ré édités : " Mission possible, penser l'avenir de la planète " (1993-2003) et (en collaboration avec André Talmant : " L'Etat au cœur. Le meccano de la gouvernance " (1997-2003). Voir les notes de lectures en http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=505 et en http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=294 .
En revanche, je voudrais pour conclure revenir sur ce qui me semble être le cœur de l'argument et qui concerne très directement aujourd'hui toutes les institutions de recherche scientifique comme les 'citoyens-chercheurs scientifiques''. Nous sommes aujourd'hui trop souvent encore, peu attentifs à la légitimation épistémique et socioculturelle de nos responsabilités, et nous nous défaussons trop aisément de cette légitimation civique sur des comités d'éthique. " La gouvernance actuelle, à l'image de la science et du système de production, est fondée sur le découpage, la séparation, la distinction…. L'obsession de la clarté, qui part du louable soucis de distinguer et préciser les responsabilités, devient contre performante quand les questions sont liées entre elles, quand aucun problème ne peut être traité séparément des autres, à un seul niveau et par un seul acteur. … Nous avons pensé que la spécialisation était la condition du progrès. Mais de quel progrès ? Le défi est au contraire aujourd'hui de relier entre elles les connaissances de toutes natures et de toutes origines, pour apprendre à traiter les problèmes complexe " (p. 21). Les traiter, et d'abord " les formuler, les modéliser ", ajoute t il quelques lignes plus loin. Là est peut-être le défi que doit s'efforcer de relever la recherche scientifique avant que nos démocraties ne s'émiettent complètement : Apprenons ensemble à modéliser intelligiblement, sans d'abord les simplifier, les situations complexes et imprévisibles que nous rencontrons, en cherchant d'abord à faire pour comprendre et à comprendre pour faire.
J.L. Le Moigne
N'est ce pas cela que nous appelons " la modélisation de la complexité ", en sachant d'expérience ancestrale que ce qu " évolue le plus lentement, ce sont les représentations, les formes de pensée… " (p. 18). Nous sommes presque inhibés par ces modèles quasi régaliens de l'administration de la cité, et il nous est encore difficile de nous demander " comment l'esprit vient à la cité "(pour reprendre le sous-titre d'un très beau livre d'Yves Barel " la quête du sens " (1987, Ed. du Seuil). En posant dans ces termes " la révolution de la gouvernance ", Pierre Calame nous propose " un regard nouveau sur une réalité pré existante " (p. 17) qui s'avère à la fois pragmatique et fort bien argumenté. Pragmatique par l'accumulation des expériences que nous racontent et que méditent, sur toute la planète, les centaines d'animateurs de " l'Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire ", et argumenté par la discussion critique des faiblesses actuelles de nos organisations démocratiques. A l'heure où les dictatures et les tyrannies des " grands simplificateurs " et des intégristes doctrinaires deviennent dramatiquement insupportables, " la démocratie triomphe, mais c'est une démocratie en miettes "(p.9). Obsédé par la vertu des procédures linéaires des planifications, programmations et budgétisation, nous n'osons plus penser " en terme de stratégie et de relation ". Et pourtant ! : " Dans un univers incertain, dans un monde complexe, l'action à long terme ressemble à une randonnée en haute montagne : les buts sont clairs, les équipement sont disponibles mais l'itinéraire se réajuste à chaque pas en fonction des aléas du relief et du climat, au gré des opportunité " (p. 321) . Cette belle métaphore m'a donné envie de relire " La stratégie "Chemin faisant" ". (M.J. Avenier ed., Editions Economica, 1987 ), et je ne l'ai pas regretté (cf.la Note de lecture de N Tangy).. http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=171.
La révolution de la gouvernance, c'est pour une large part l'invention quotidienne de la stratégie chemin-faisant, plus attentive à " la capacité des organisations humaines à inventer des modes d'actions nouveaux " dés que l'on se donne les moyens de se former des " représentations colorées " du contexte de l'action. (Par représentation colorée, je veux dire : Autre que 'noir et blanc', que binaire, que simplifiée à l'extrême, du genre " yaka ". Les Anglo-saxons disent volontiers 'rich picture'.)
P. Calame le souligne en concluant : " Cette ouverture du champ des possibles, cet espace ouvert à l'inventivité, cette diversification de la palette des solutions possibles n'est elle pas précisément la caractéristiques majeure de la gouvernance à venir ? " (p. 305). A commencer je crois par l'invention de " l'ingénierie institutionnelle qu'il il esquisse les grands traits dans ses derniers chapitres, après nous avoir rappelé et avoir illustre par quelques principes communs de la gouvernance, principes que font aisément leurs les citoyens de " la Terre Patrie " : Le principe responsabilité (H. Jonas), le principe de moindre contrainte, le principe de subsidiarité active, le principe de partenariat, le principe d'intelligibilité, et le principe de " satisficing ". Je prends le risque de proposer ici ce mot franglais que j'emprunte à son inventeur, H A Simon : Je ne trouve pas encore de mot français rendant compte de la richesse de ce concept. Il en dit plus que celui de " solution satisfaisante ", qu'utilise fort légitimement, faute de mieux, P.Calame, (p. 303), lequel est encore trop souvent entendu comme 'une solution hélas non optimum', ou 'un optimum au rabais, acceptable pour le petit personnel, mais indigne de l'intelligentsia' ! Alors que l'on veut exprimer tout autre chose : Une solution optimum est toujours unidimensionnelle et donc très partielle et locale, calculable a priori par un ordinateur. Elle est une solution 'satisficing' au rabais, pas l'inverse !
Je ne peux bien sur mentionner ici les multiples illustrations de ce que peut être gouvernance citoyenne, ni revenir sur quelques interprétations qui appellent débat : P. Calame nous y invite en permanence : Son utopisme est réaliste (et il m'a incité a relire " Pour une utopie réaliste. Autour d'Edgar Morin ", Rencontres de Chateauvallon (M.Paquet, ed) Ed. Arléa 1996. http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=159. Cette méditation vivante sur l'intelligible complexité de la " révolution de la gouvernance " m'a encouragé aussi à revenir sur deux des ouvrages antérieurs de P. Calame qui avaient à l'époque de leur parution retenu l'attention des 'veilleurs du Réseau Intelligence de la Complexité', et dont j'apprends qu'ils viennent d'être ré édités : " Mission possible, penser l'avenir de la planète " (1993-2003) et (en collaboration avec André Talmant : " L'Etat au cœur. Le meccano de la gouvernance " (1997-2003). Voir les notes de lectures en http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=505 et en http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=294 .
En revanche, je voudrais pour conclure revenir sur ce qui me semble être le cœur de l'argument et qui concerne très directement aujourd'hui toutes les institutions de recherche scientifique comme les 'citoyens-chercheurs scientifiques''. Nous sommes aujourd'hui trop souvent encore, peu attentifs à la légitimation épistémique et socioculturelle de nos responsabilités, et nous nous défaussons trop aisément de cette légitimation civique sur des comités d'éthique. " La gouvernance actuelle, à l'image de la science et du système de production, est fondée sur le découpage, la séparation, la distinction…. L'obsession de la clarté, qui part du louable soucis de distinguer et préciser les responsabilités, devient contre performante quand les questions sont liées entre elles, quand aucun problème ne peut être traité séparément des autres, à un seul niveau et par un seul acteur. … Nous avons pensé que la spécialisation était la condition du progrès. Mais de quel progrès ? Le défi est au contraire aujourd'hui de relier entre elles les connaissances de toutes natures et de toutes origines, pour apprendre à traiter les problèmes complexe " (p. 21). Les traiter, et d'abord " les formuler, les modéliser ", ajoute t il quelques lignes plus loin. Là est peut-être le défi que doit s'efforcer de relever la recherche scientifique avant que nos démocraties ne s'émiettent complètement : Apprenons ensemble à modéliser intelligiblement, sans d'abord les simplifier, les situations complexes et imprévisibles que nous rencontrons, en cherchant d'abord à faire pour comprendre et à comprendre pour faire.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 02/06/2003