Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de ZELLNER Arnold, KEUZENKAMP Hugo A and McALEER Michael, eds, :
« SIMPLICITY, INFERENCE AND MODELING : Keeping it sophistically simple »
     Cambridge university Press, 2001, ISBN 05 21 80361 6 302 pages

Par son titre : "Simplicité, Inférence et Modélisation", cet ouvrage a nécessairement sa place dans le 'Cahier des Lectures Modélisation de la Complexité'. Par son sous titre, cette nécessité est fortement atténuée : L'invitation à 'sophistiquer la simplicité' des modèles nous fait trop penser à la devise des rédacteurs de circulaires ministérielles : 'Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?' Les noms et les titres de 15 des 17 contributeurs renforcent cette prudence : Economètres et statisticiens inspirés par 'l'Ecole de Chicago' veulent sans-doute restaurer l'image de leur corporation ? Ne les accuse-t-on pas, avec de bons arguments, de préférer adapter 'l'économie réelle' à leurs modèles mathématisés d'une économie formelle (modèles sophistiqués pour les uns, élégants pour les autres), plutôt que d'adapter les modèles à l'économie réelle (quitte à perdre en sophistication ce que l'on gagnera en intelligibilité) ?

Hélas aussi, on va rencontrer la difficulté courante dans la littérature anglo saxonne sur les systèmes complexes à distinguer la complication (des modèles fermés, formés de tres nombreux éléments irréductibles et ne différenciant pas en général l'espace des état et l'espace des processus), et la complexité (modèles ouverts, a priori non exhaustivement dénombrables, évoluant irréversiblement et dont les composants peuvent être reliés récursivement).

Si bien que j'aurai hésité à travailler ce livre si je n'avais vu qu'il incluait un gros article de HA Simon intitulé : " Science Seeks Parsimony, not Simplicity : Searching for Patterns in Phenomena ". Pour qui s'intéresse à la modélisation intelligente (intelligible) des phénomènes perçus complexes, ces quarante pages méritent le détour.

Sans doute H Simon n'apporte t il pas ici de nouveautés exceptionnelles ; L'unique autre contributeur de ce recueil qui se soit intéressé à la recherche de H Simon sur la modélisation des systèmes complexes, M. Boumans (Université d'Amsterdam), mentionne une dizaine de publications de H Simon sur ce thème rédigée entre 1951 et 1988. Et il ne connaissait probablement pas l'article de H Simon dans ce volume, en écrivant son bref article 'A macro economic approach to complexité' (dans lequel il rappelle l'origine de ces débats sur la simplification des modèles économique, au sein de la 'Cowles Commission for Research in Economics', au début des années cinquante).

Plus que la nouveauté des arguments, c'est leur présentation et leur mise en perspective à l'intention de collègues économistes plus volontiers mathématiciens que rhétoriciens qui s'avèrent intéressante aujourd'hui. Pour l'essentiel, il dira que toute réduction simplificatrice qui s'acquiert en jouant exclusivement sur la forme ou la syntaxe, en ignorant la signification (compréhension) ou la sémantique, sera toujours appauvrissante. Il va reprendre (et enrichir) le concept de parcimonie qu'il va associer à celui de 'qualité de l'organisation' (" pattern ") par laquelle on peut représenter un phénomène en minimisant les redondances de sa description.

Ce qui va lui permettre de réintroduire le concept de " loi qualitative ", comme outil de recherche heuristique des " patterns " (modèle d'organisation) qui rendent compte des comportements et des évolutions du phénomène à étudier ou à concevoir. Il reprend ici l'expression 'Law of qualitative structure' (introduite en 1976 dans sa Conférence Turing, avec A Newell), expression qui me semble assez inadéquate. Il s'agit de " principes de modélisation systémique" (ou 'Topico-rhétorique' pour reprendre une formulation heureuse de G Vico) : "Important features of theories are often encapsulated in laws of qualitative structure, which are heuristic …, and which provide high level generalizations, … and representations useful in organizing problem solving search". Il illustre sommairement :"Heuristic search: Means-ends analysis, focus on attention, recognition, content and organization of expert memories and so on". Et il précise, après avoir évoqué quelques exemples en physique et surtout en biologie : " Ce corps de théorie ressemble qualitativement sinon quantitativement à celui de la biologie moléculaire ", Propos qui devrait hélas surprendre plus d'un économiste. ? Pour avoir évoqué ces arguments dans une étude publiée récemment sous le titre : " Complexity needs strategy first rather than simplification ", destinée à un auditoire d'économistes, je ne peux ici développer d'avantage cette argumentation.
(http://eaepe.tuwien.ac.at/downloads/strategy.pdf ).

Je conviens d'ailleurs que H Simon n'aborde ici qu'une partie de son argumentation sur la modélisation (modélisation des fonctions, du contexte, du projet, etc…), mais je présume que c'est parce que la plupart de ses interlocuteurs potentiels dans ce dossier auraient difficilement accepté d'en entendre plus : Ils se gardent bien de tout commentaire direct, mais on entend leur réaction in petto : " Si la modélisation n'est pas seulement mathématiques, où allons-nous, et surtout qu'allons nous faire ? Nous ne savons rien faire d'autre que des modèles suffisamment simplifiés pour que l'on puisse les mettre en équations formelles ".

Divergence épistémologique qui s'abrite derrière les ambiguïtés des définitions des concepts de simplicité et de parcimonie, que les responsables de ce recueil se gardent bien de souligner. Alors que H Simon écrit, " La parcimonie entraîne la simplicité dans son sillage ; mais la simplicité d'une théorie sans la parcimonie de la relation entre la théorie et les faits … appauvrit notre compréhension du phénomène " (p. 69), les 'editors' concluent : " La compréhension implique la simplification. … Et la parcimonie n'est qu'un sous ensemble de la simplicité " (p. 283).

Posé dans ces termes, le conflit n'aura sans doute pas de solution calculable. En revanche, si l'on convient que la compréhension (ou l'intelligibilité) du phénomène est le but, on acceptera peut-être de ne pas faire de la simplification formelle ou syntaxique le seul bon moyen de l'atteindre, et on demandera à la rigoureuse modélisation qualitative (ou systémique) de nous aider construire ou à identifier des représentions organisante (des 'patterns'), nous proposant des interprétations plausibles empiriquement évaluables. Evaluabilité que H Simon propose d'approcher par celle de la parcimonie, le nombre de symboles computables qui à la fois " désignent et interprètent d'autres symboles ". Léonard de Vinci, scientifique intelligible par excellence, appelait cela " l'excellence du disegno ".

On peut se demander pourquoi cet ouvrage véhicule cette contradiction, finalement intéressante à l'insu de ses responsables, puisqu'elle nous permet cette discussion sur l'irréductibilité de la modélisation des systèmes complexes à leur simplification formelle. Un dernier bref chapitre donne, je crois, une interprétation plausible. Pour monter le colloque dont ce livre est issu (Colloque organisé à Tilburg, NL, en janvier 1997), les initiateurs eurent, fin 1995, l'idée de demander par courrier aux 35 Prix Nobel d'économie alors vivants, de répondre à quelques questions sur leur conception de la simplicité en économie. Neuf seulement répondirent, succinctement, sauf H Simon, qui jugea sans doute l'occasion bienvenue pour rappeler ses quelques idées de base sur l'intelligence scientifique de la complexité.
Ce qui contraignit les 'editors' à traiter sa réponse comme un chapitre autonome. Les 8 autres réponses sont aisément récapitulées dans un petit chapitre final de cinq pages (p. 292-296). . Ainsi K. Arrow : 'La simplicité est une question très complexe' ; Ou W. Leontief : 'La simplicité est une question de point de vue… J'ai toujours objecté leur manque de pertinence à beaucoup d'articles mathématiques publiés dans les principaux journaux d'économie.' Il fallut donc 4 ans au moins pour que ce livre soit enfin édité. H Simon, qui avait écrit son texte début 1996 semble t il décéda en février 2001, alors que l'ouvrage n'était pas encore sous presse. Si bien qu'il ne put hélas pour nous, revenir sur son commentaire en s'interrogeant à nouveau sur les raisons de la difficulté qu'ont encore tant d'économistes à se libérer de l'étreinte fatale et réductrice du simpliste paradigme du principe de la maximisation de l'utilité espérée ! (et de tant de scientifiques à se libérer de l' étreinte du paradigme de l'universalité du principe de moindre action).

Un dernier mot enfin sur le coup dit du " rasoir d'Occam " (ou de Guillaume d'Ockham), qui sert encore de devise méthodologique à tant de scientifiques. Devise que l'on nous rappelle dés la première page de l'ouvrage en assurant qu'elle 'est vieille comme la science'(p. 1). La formule d'Ockham (1330), " Il ne faut pas multiplier lés entités sans nécessité " n'est présentée comme un rasoir et l'emblème de la modélisation par simplification 'au bistouri' que depuis 1918. Si elle est populaire chez les scientifiques contemporains, elle n'est donc pas très vielle dans les cultures scientifiques : moins d'un siècle ! A la lettre, ; ,la formule latine d'origine peut s'interpréter de façon symétrique : " Il faut multiplier les entités autant que nécessaire". Pas plus , sans doute, mais pas moins non plus. Pourquoi ne l'appellerions nous pas plutôt le 'projecteur d'Ockham' ?
J L Le Moigne.

Fiche mise en ligne le 01/09/2003


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