Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par MORIN Edgar sur l'ouvrage de TAVARES de ANDRADE J.M. :
« Metodologia para a moblização Coletiva e Individual »
     João pessoa : Editora Universitaria /Agemte, 2003, ISBN 85-237-0369-1, 204p.

Ndlr : Edgar Morin nous autorise à reprendre ici la version en langue française de la préface qu’il a rédigée pour l’ouvrage (en brésilien) de J.M Tavares de Andrade, préface qu’il avait introduite sous le titre « Rompre avec le développement pour une politique de l'humanité ». Nous l’en remercions vivement ainsi que l’éditeur brésilien de l’ouvrage.

Quelle politique faudrait-il pour qu’une société monde puisse se constituer, non comme parachèvement planétaire d’un empire hégémonique mais sur la base d’une confédération civilisatrice ?
Proposons ici non pas un programme ni un projet, mais les principes qui permettraient d’ouvrir une voie. Ce sont les principes de ce que j’ai appelé anthropolitique (politique de l’humanité à l’échelle planétaire), et politique de civilisation.
Ceci doit nous amener tout d’abord à nous défaire du terme de développement, même amendé ou amadoué en développement durable, soutenable ou humain.
L’idée de développement a toujours comporté une base technique-économique, mesurable par les indicateurs de croissance et ceux du revenu. Elle suppose de façon implicite que le développement techno-économique est la locomotive qui entraîne naturellement à sa suite un «  développement humain »  dont le modèle accompli et réussi est celui des pays réputés développés autrement dit occidentaux. Cette vision suppose que l’état actuel des sociétés occidentales constitue le but et la finalité de l’histoire humaine.
Le développement « durable »  ne fait que tempérer le développement par considération du contexte écologique, mais sans mettre en cause ses principes ; dans le développement «humain » le mot humain est vide de toute substance, à moins qu’il ne renvoie au modèle humain occidental, qui certes comporte des traits essentiellement positifs mais aussi, répétons le, des traits essentiellement négatifs.
Aussi le développement, notion apparemment universaliste, constitue un mythe typique du sociocentrisme occidental, un moteur d’occidentalisation forcenée, un instrument de colonisation des « sous-développés »  (le Sud) par le Nord. Comme dit justement Serge Latouche «ces valeurs occidentales (du développement) sont précisément celles qu’il faut remettre en question pour trouver solution aux problèmes du monde contemporain » (Le Monde diplomatique. Mai 2001).
Le développement ignore ce qui n’est ni calculable ni mesurable, c’est-à-dire la vie, la souffrance, la joie, l’amour, et sa seule mesure de satisfaction est dans la croissance (de la production, de la productivité, du revenu monétaire,). Conçu uniquement en termes quantitatifs, il ignore les qualités, les qualités de l’existence, les qualités de solidarité, les qualités du milieu, la qualité de la vie, les richesses humaines non calculables et non monnayables ; il ignore te don, la magnanimité, l’honneur, la conscience. Sa démarche balaie les trésors culturels et les connaissances des civilisations archaïques et traditionnelles ; le concept aveugle et grossier de sous-développement désintègre les arts de vie et sagesses de cultures millénaires.
Sa rationalité quantifiante en est irrationnelle lorsque le produit intérieur brut (PIB) comptabilise comme positives toutes activités génératrices de flux monétaires, y compris les catastrophes comme le naufrage de l’Erika ou la tempête de 1999, et lors qu’il méconnaît les activités bénéfiques gratuites.

Le développement ignore que la croissance techno-économique produit aussi du sous- développement moral et psychique : l’hyper-spécialisation généralisée, les compartimentations en tous domaines l’hyper-individualisme, l’esprit de lucre entraînent la perte des solidarités. L’éducation disciplinaire du monde développé apporte bien des connaissances, mais elle engendre une connaissance spécialisée qui est incapable de saisir les problèmes multidimensionnels et elle détermine une incapacité intellectuelle de reconnaître les problèmes fondamentaux et globaux.
Le développement comporte en lui comme bénéfique et positif tout ce qui est problématique, néfaste et funeste dans la civilisation occidentale sans pour autant comporter nécessairement en lui ce qu’il y a de fécond (droits humains, responsabilité individuelle, culture humaniste, démocratie).
Le développement apporte certes des progrès scientifiques, techniques, médicaux, sociaux, mais il apporte aussi des destructions dans la biosphère, des destructions culturelles, de nouvelles inégalités, de nouvelles servitudes se substituant aux, anciens asservissements. Le développement déchaîné de la science et de la technique apporté en lui-même une menace d’anéantissement (nucléaire, écologique) et des redoutables pouvoirs de manipulation. Le terme de développement durable ou soutenable peut ralentir ou atténuer, mais non modifier ce cours destructeur. Il s’agit dès lors, non tant de ralentir ou d’atténuer, mais de concevoir un nouveau départ.
Enfin, le développement, dont le modèle, l’idéal, la finalité sont la civilisation occidentale, ignore que cette civilisation est en crise, que son bien-être comporte du mal-être, que son individualisme comporte clôtures égocentriques et solitudes, que ses épanouissements urbains techniques et industriels comportent stress et nuisances et que les forces qu’a déchaînées son «  développement «  conduisent à la mort nucléaire et à la mort écologique. Nous avons besoin, non de continuer, mais d’un nouveau commencement.
Le développement ignore qu’un véritable progrès humain ne peut partir de l’aujourd’hui, mais qu’il nécessite un retour aux potentialités humaines génériques, c’est-à-dire une re- génération. De même qu’un individu porte en son organisme les cellules souches/ Totipotentes qui peuvent le régénérer, de même l’humanité porte en elle les principes de sa propre régénération, mais endormis, enfermés dans les spécialisations et les scléroses sociales. Ce sont ces principes qui permettraient de substituer à la notion de développement celle d’une politique de l’humanité (anthropolitique) que j’ai depuis longtemps suggéré (1) et celle d’une politique de civilisation (2).


Pour une politique de l’humanité


La politique de l’humain aurait pour mission la plus urgente de solidariser la planète. Ainsi une agence ad hoc des Nations Unies devrait disposer de fonds propres pour l’humanité défavorisée, souffrante, misérable. Elle devrait comporter un Office mondial de médicaments gratuits pour le sida et les maladies infectieuses, un Office mondial d’alimentation pour les populations dénuées ou frappées de famines, une aide substantielle aux ONG humanitaires. Les nations riches devraient procéder à une mobilisation massive de leur jeunesse en un service civique planétaire partout où les besoins s’en font sentir (sécheresse, inondation, épidémies.
La Politique de civilisation aurait pour mission de développer le meilleur de la civilisation occidentale, d’en rejeter le pire, et d’opérer une symbiose de civilisations intégrant les apports fondamentaux de l’Orient et du Sud. Cette politique de civilisation serait nécessaire à l’Occident lui-même. Celui-ci souffre de plus en plus de la domination du calcul, de la technique, du profit sur tous les aspects de la vie humaine, de la domination de la quantité sur la qualité, de la dégradation de la qualité de la vie dans les mégapoles, de la désertification de campagnes livrées à l’agriculture et l’élevage industriels qui ont déjà produit bien des catastrophes alimentaires. Le paradoxe est que cette civilisation occidentale qui triomphe dans le monde est en crise en son cœur même, et son accomplissement est la révélation de ses propres carences.
La politique de l’homme et la politique de civilisation doivent converger sur les problèmes vitaux de la planète. Le vaisseau spatial Terre est propulsé par quatre moteurs associés et en même temps incontrôlés ; science, technique, industrie, capitalisme (profit). Le problème est d’établir un contrôle sur ces moteurs : les pouvoirs de la science, ceux de la technique, ceux de l’industrie doivent être contrôlés par l’éthique, qui ne peut imposer son contrôle que par la politique ; l’économie doit non seulement être régulé, mais elle doit devenir plurielle en comportant les mutuelles, associations, coopératives, échanges de services.
Ainsi une société-monde devrait comporter, pour résoudre ses problèmes fondamentaux et affronter ses périls extrêmes, à la fois une politique de l’homme et une politique de civilisation. Mais elle a pour cela besoin de gouvernance. Une gouvernance démocratique mondiale est actuellement hors de portée. Il serait souhaitable que cette gouvernance s’effectue à partir des Nations Unies qui ainsi se confédéreraient, en créant des instances planétaires dotées de pouvoir sur les problèmes vitaux et les périls extrêmes (armes nucléaires et biologiques, terrorisme, écologie, économie, culture.
Nul nouveau Bouddha, nul nouveau Christ, nul nouveau Prophète n’est advenu pour exhorter à la réforme des esprits, à la réforme des personnes qui pourrait seule permettre la compréhension humaine. Il faudrait pourtant, à la faveur de la civilisation mondialisée, que surviennent de grands progrès de l’esprit humain, non tant dans ses capacités technique, et mathématiques, non seulement dans la connaissance des complexités, mais dans son intériorité psychique. Bien que presque personne n’en ait encore conscience, jamais il n’y eut une cause aussi  grande, aussi noble, aussi nécessaire que la cause de l’humanité pour à la fois, et inséparablement, survivre, vivre et s’humaniser.
Edgar MORIN


(1) Introduction à une politique de l'homme, (1° éd. 1965), Le Point Seuil 1999
(2) Politique de civilisation, Edgar Morin et Sami Naïr, Arléa, 1997.

Fiche mise en ligne le 02/11/2003


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