Note de lecture
Rédigée par BAREL Yves sur l'ouvrage de KOHN R.C. & NEGRE P. : |
« LES VOIES DE L’OBSERVATION, Repères pour les pratiques de la recherche en sciences humaines » Edition l’Harmattan, Coll. ‘INGENIUM, Les Classiques’, 2003, ISBN : 2747549623 256 pages |
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NDLR. L'éditeur de cet ouvrage a malencontreusement oublié de rappeler qu'il s'agit de la ré édition d'un ouvrage publié en 1990 et qui fut vite épuisé. Son intérêt pour l'examen critique et constructif des méthodes d'observation dans les recherches en sciences de l'homme et de la société a incité la collection Ingenium à lui redonner une nouvelle actualité en le reprenant dans sa nouvelle série " Les Classiques ". Yves Barel avait rédigé pour ce livre en septembre 1990, quelques jours avant sa disparition, une préface originale et stimulante. Préface qui, présentant l'ouvrage de R Kohn et P. Nègre, nous propose aussi en quelques lignes une superbe introduction à la modélisation de la complexité : " Nous n'en avons pas fini avec ce simple à partir duquel nous sommes censés pouvoir retrouver le complexe, avec la causalité linéaire, avec la logique du tiers exclu, bref avec cette idée grandiose et dangereuse selon laquelle la "réalité" que l'on observe et que l'on cherche à comprendre est de l'ordre de la machine et du mécanisme, plutôt que de l'ordre de l'entité vivante ". L'intérêt épistémologique de ce texte remarquable mais peu connu encore, nous a incités à le rendre plus aisément accessible. Aussi avons nous demandé aux auteurs et à l'éditeur l'autorisation de le reprendre ici sous la forme de cette Note de lecture MCX. Nous les remercions de leur accord.
Par surcroît, ce texte rare appartiendra à l'anthologie de l 'épistémologie de la complexité dont chacun rêve en contemplant le paysage glacé d'une science qui réduit l'intelligence de la complexité humaine aux formalismes ésotériques du non-linéaire. Occasion aussi de rappeler aux lecteurs des jeunes générations, la contribution exceptionnelle que nous apporta Yves Barel : Un autre de ses derniers textes, une des dernières conférences, qu'il fit lors d'un séminaire MCX en juin 1989, est reproduit dans le recueil publié par M. Amiot et al : " Système et paradoxe. Autour de la pensée d'Yves Barel " (Ed du Seuil, 1993). Novembre 2003, JLM.
Les lignes qui suivent ne se veulent pas une introduction à, ou une réflexion sur l'ouvrage de R.C. Kohn et P. Nègre. Je n'ai pas la compétence requise pour ce faire. Elles sont seulement une réflexion autour de cet ouvrage, inspirée par le contexte dans lequel il est possible, et sans doute utile, de le situer.
Nous vivons un moment passionnant de remise en cause des fondements, méthodes et approches de la réflexion humaine en général, et de ce que l'on appelle la science plus particulièrement. La scientificité n'est plus ce qu'elle était, comme la nostalgie. Elle a elle-même du mal à se faire à cette idée. Certes le temps paraît révolu où régnaient sans partage le positivisme et le scientisme naïfs légués par le XIXe siècle, bien qu'il ne faille pas se faire d'illusions sur l'énorme résistance intérieure, quasi inconsciente, d'un grand nombre de scientifiques, de chacun de nous à la limite, à l'évacuation du modèle dix-neuvièmard. Nous n'en avons pas fini avec ce simple à partir duquel nous sommes censés pouvoir retrouver le complexe, avec la causalité linéaire, avec la logique du tiers exclu, bref avec cette idée grandiose et dangereuse selon laquelle la "réalité" que l'on observe et que l'on cherche à comprendre est de l'ordre de la machine et du mécanisme, plutôt que de l'ordre de l'entité vivante. Et c'est à bon droit que l'idée subsiste, car elle est, aujourd'hui encore, à l'origine d'une quantité d'avancées scientifiques et techniques. Voyons par exemple la percée de la biologie moléculaire, dans les années 60, à partir du mécanisme mental farouche, délibérément "anti-dialectique" de J. Monod ou d'autres.
Seulement voilà : le modèle classique de la scientificité, tout en restant "incontournable", est en train de montrer qu'il ne suffit plus à la tâche, dans des domaines de plus en plus nombreux. Et l'une des raisons qui expliquent sa (toujours) grande prégnance, est moins sa force interne, que l'absence pour l'instant (pour combien de temps ?) d'un ou de plusieurs paradigmes alternatifs, réellement à même de remplir les fonctions qui sont les siennes ainsi que, au surplus, celles qu'il est incapable de remplir. Sur ce point, il y a beaucoup d'appelés, et peu d'élus.
L'ironie des choses veut que ce soit à partir de l'un des berceaux historiques du mécanicisme et de la scientificité classique, qu'est née la réaction la plus vigoureuse, la plus féconde, et la plus irréversible : la physique. Les physiciens ont bien de la chance : leurs métaphores de travail les ont conduits à des résultats scientifiques éblouissants et à des performances technologiques ravissant les gouvernements, les armées et les entreprises. Moyennant quoi, ils sont intouchables et certains d'entre eux - Costa de Beauregard, Feynman, Böhm et tant d'autres -, peuvent se payer le luxe de chercher de nouvelles voies, sans risquer le bûcher, et sans craindre de frôler ce qu'on appelait dédaigneusement la métaphysique, l'ésotérisme sans principe, bref l'absence de sérieux scientifique.
Les physiciens ne sont pas ou ne sont plus seuls. Il y a les travaux de R. Thom ou de Prigogine. Il y a les réflexions mathématiques sur les ensembles flous, la "découverte" des objets fractals, la toute neuve "théorie" du chaos, la prise au sérieux de la complexité comme objet d'étude et peut-être comme "paradigme", etc. etc. Bien sûr tout cela ne fait pas encore un monde, mais, comme on disait il y a peu encore, "interpelle" ce monde.
Et les sciences humaines et sociales, dans tout cela ? Après la mort (définitive ?) d'un marxisme se voulant scientifique, après l'échec de leur "sémiotisation" à partir de la linguistique, nouvelle candidate à l'hégémonie dans ce secteur, après la renaissance de l'homme mis à mort par certains structuralismes, après le fiasco explicatif et prévisionnel de la science économique qui se crut longtemps la fine fleur de l'analyse de la société, après tout cela, les sciences sociales et humaines paraissent - et sont -, dans un piteux état. Elles sont à la recherche d'une identité, et la quêtent fébrilement dans deux directions : un discours qui veut à la fois noyer et sauver les sciences sociales, par l'éclat du style, le tour "poétique" de la pensée, le rapprochement de l'art et de l'imaginaire du romancier, la négation désinvolte du sérieux du "réel", l'inoculation d'un peu de philosophie à l'analyse sociale. Moyennant quoi, on observe un raidissement réactif bien compréhensible, un retour en force d'une scientificité néo-classique à la Boudon. La schizophrénie est là. Les sciences sociales ne se résignent ni à abandonner leur fantasme d'imitation des sciences pures et dures, ni à s'y accrocher comme si de rien n'était.
Il n'est pas si facile de garder son calme et de chercher une troisième voie, fût-elle provisoire, dans cette situation, c'est-à-dire d'adopter une attitude qui ne fût ni nihiliste, ni en déphasage historique devant les exigences nouvelles de la recherche sociale et humaine. Pourtant, certains "s'y collent".
Voilà pourquoi j'aime bien le travail de. R.C. Kohn et P. Nègre. Ce sont manifestement des visiteurs du troisième type. Ils y ont d'autant plus de mérite et de courage que leur domaine d'intérêt - l'observation en science sociale et humaine -, me paraît un piège magnifiquement conçu pour faire délirer la pensée sur la scientificité et l'objectivité du regard, et toute cette sorte de choses. Dans un ouvrage qui est le contraire d'un bavardage, qui se veut et qui est précis, concret, technique, s'insèrent de manière harmonieuse toute une série de développements sur les nouvelles exigences de la pensée humaine, développements qui ne sont ni du verbiage, ni de la crispation scientifique quelque peu ringarde.
Au centre de ce livre, il y a la relation observateur - observé, le relativisme, l'indécidabilité, l'indétermination, la complexité prise au sérieux. Il y a ce que Wittgenstein - eh ! oui, Wittgenstein -, évoque quelque part quand il dit à peu près qu'il cherche moins à séparer le dur du mou, qu'à trouver ce qu il y a a de rigoureux dans le mou. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : apprendre à construire une nouvelle rigueur, scientifique ou non, qu'en avons-nous à faire ? Ce qui me paraît dominer les préoccupations de R.C. Kohn et P.Nègre, c'est finalement la constatation de l'existence du paradoxe de la fusion-séparation de l'observateur et de son "réel" à observer. C'est-à-dire l'existence d'une forme d'un paradoxe à portée encore plus générale, celle de la nécessité et de l'impossibilité de distinguer entre un intérieur et un extérieur des choses. L'observation, chez nos auteurs, finit par être un rapport total, polysémique. Nous assistons à la naissance ou à la re-naissance d'une authentique globalité, d'une complexité qui ne s'effraie ni ne se complaît d'être telle. Et ce que j'aime par-dessus tout, c'est que cela s'est pensé et écrit dans une sorte de sérénité - je ne trouve pas d'autres mots -, avec le souci de la nuance, la reconnaissance qu'il y a de l'à-peu-près dans le jeu du monde et dans ce que l'on en perçoit, l'absence de crispation scientiste ou anti-scientiste, l'oubli de fanfaronner sur le peu de sens ou le peu de réalité de toutes choses, une fanfaronnade à laquelle, aujourd'hui, ne résistent guère certains grands esprits, sans doute dépités par tous les vilains tours que le monde garde dans son sac.
Par surcroît, ce texte rare appartiendra à l'anthologie de l 'épistémologie de la complexité dont chacun rêve en contemplant le paysage glacé d'une science qui réduit l'intelligence de la complexité humaine aux formalismes ésotériques du non-linéaire. Occasion aussi de rappeler aux lecteurs des jeunes générations, la contribution exceptionnelle que nous apporta Yves Barel : Un autre de ses derniers textes, une des dernières conférences, qu'il fit lors d'un séminaire MCX en juin 1989, est reproduit dans le recueil publié par M. Amiot et al : " Système et paradoxe. Autour de la pensée d'Yves Barel " (Ed du Seuil, 1993). Novembre 2003, JLM.
Les lignes qui suivent ne se veulent pas une introduction à, ou une réflexion sur l'ouvrage de R.C. Kohn et P. Nègre. Je n'ai pas la compétence requise pour ce faire. Elles sont seulement une réflexion autour de cet ouvrage, inspirée par le contexte dans lequel il est possible, et sans doute utile, de le situer.
Nous vivons un moment passionnant de remise en cause des fondements, méthodes et approches de la réflexion humaine en général, et de ce que l'on appelle la science plus particulièrement. La scientificité n'est plus ce qu'elle était, comme la nostalgie. Elle a elle-même du mal à se faire à cette idée. Certes le temps paraît révolu où régnaient sans partage le positivisme et le scientisme naïfs légués par le XIXe siècle, bien qu'il ne faille pas se faire d'illusions sur l'énorme résistance intérieure, quasi inconsciente, d'un grand nombre de scientifiques, de chacun de nous à la limite, à l'évacuation du modèle dix-neuvièmard. Nous n'en avons pas fini avec ce simple à partir duquel nous sommes censés pouvoir retrouver le complexe, avec la causalité linéaire, avec la logique du tiers exclu, bref avec cette idée grandiose et dangereuse selon laquelle la "réalité" que l'on observe et que l'on cherche à comprendre est de l'ordre de la machine et du mécanisme, plutôt que de l'ordre de l'entité vivante. Et c'est à bon droit que l'idée subsiste, car elle est, aujourd'hui encore, à l'origine d'une quantité d'avancées scientifiques et techniques. Voyons par exemple la percée de la biologie moléculaire, dans les années 60, à partir du mécanisme mental farouche, délibérément "anti-dialectique" de J. Monod ou d'autres.
Seulement voilà : le modèle classique de la scientificité, tout en restant "incontournable", est en train de montrer qu'il ne suffit plus à la tâche, dans des domaines de plus en plus nombreux. Et l'une des raisons qui expliquent sa (toujours) grande prégnance, est moins sa force interne, que l'absence pour l'instant (pour combien de temps ?) d'un ou de plusieurs paradigmes alternatifs, réellement à même de remplir les fonctions qui sont les siennes ainsi que, au surplus, celles qu'il est incapable de remplir. Sur ce point, il y a beaucoup d'appelés, et peu d'élus.
L'ironie des choses veut que ce soit à partir de l'un des berceaux historiques du mécanicisme et de la scientificité classique, qu'est née la réaction la plus vigoureuse, la plus féconde, et la plus irréversible : la physique. Les physiciens ont bien de la chance : leurs métaphores de travail les ont conduits à des résultats scientifiques éblouissants et à des performances technologiques ravissant les gouvernements, les armées et les entreprises. Moyennant quoi, ils sont intouchables et certains d'entre eux - Costa de Beauregard, Feynman, Böhm et tant d'autres -, peuvent se payer le luxe de chercher de nouvelles voies, sans risquer le bûcher, et sans craindre de frôler ce qu'on appelait dédaigneusement la métaphysique, l'ésotérisme sans principe, bref l'absence de sérieux scientifique.
Les physiciens ne sont pas ou ne sont plus seuls. Il y a les travaux de R. Thom ou de Prigogine. Il y a les réflexions mathématiques sur les ensembles flous, la "découverte" des objets fractals, la toute neuve "théorie" du chaos, la prise au sérieux de la complexité comme objet d'étude et peut-être comme "paradigme", etc. etc. Bien sûr tout cela ne fait pas encore un monde, mais, comme on disait il y a peu encore, "interpelle" ce monde.
Et les sciences humaines et sociales, dans tout cela ? Après la mort (définitive ?) d'un marxisme se voulant scientifique, après l'échec de leur "sémiotisation" à partir de la linguistique, nouvelle candidate à l'hégémonie dans ce secteur, après la renaissance de l'homme mis à mort par certains structuralismes, après le fiasco explicatif et prévisionnel de la science économique qui se crut longtemps la fine fleur de l'analyse de la société, après tout cela, les sciences sociales et humaines paraissent - et sont -, dans un piteux état. Elles sont à la recherche d'une identité, et la quêtent fébrilement dans deux directions : un discours qui veut à la fois noyer et sauver les sciences sociales, par l'éclat du style, le tour "poétique" de la pensée, le rapprochement de l'art et de l'imaginaire du romancier, la négation désinvolte du sérieux du "réel", l'inoculation d'un peu de philosophie à l'analyse sociale. Moyennant quoi, on observe un raidissement réactif bien compréhensible, un retour en force d'une scientificité néo-classique à la Boudon. La schizophrénie est là. Les sciences sociales ne se résignent ni à abandonner leur fantasme d'imitation des sciences pures et dures, ni à s'y accrocher comme si de rien n'était.
Il n'est pas si facile de garder son calme et de chercher une troisième voie, fût-elle provisoire, dans cette situation, c'est-à-dire d'adopter une attitude qui ne fût ni nihiliste, ni en déphasage historique devant les exigences nouvelles de la recherche sociale et humaine. Pourtant, certains "s'y collent".
Voilà pourquoi j'aime bien le travail de. R.C. Kohn et P. Nègre. Ce sont manifestement des visiteurs du troisième type. Ils y ont d'autant plus de mérite et de courage que leur domaine d'intérêt - l'observation en science sociale et humaine -, me paraît un piège magnifiquement conçu pour faire délirer la pensée sur la scientificité et l'objectivité du regard, et toute cette sorte de choses. Dans un ouvrage qui est le contraire d'un bavardage, qui se veut et qui est précis, concret, technique, s'insèrent de manière harmonieuse toute une série de développements sur les nouvelles exigences de la pensée humaine, développements qui ne sont ni du verbiage, ni de la crispation scientifique quelque peu ringarde.
Au centre de ce livre, il y a la relation observateur - observé, le relativisme, l'indécidabilité, l'indétermination, la complexité prise au sérieux. Il y a ce que Wittgenstein - eh ! oui, Wittgenstein -, évoque quelque part quand il dit à peu près qu'il cherche moins à séparer le dur du mou, qu'à trouver ce qu il y a a de rigoureux dans le mou. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : apprendre à construire une nouvelle rigueur, scientifique ou non, qu'en avons-nous à faire ? Ce qui me paraît dominer les préoccupations de R.C. Kohn et P.Nègre, c'est finalement la constatation de l'existence du paradoxe de la fusion-séparation de l'observateur et de son "réel" à observer. C'est-à-dire l'existence d'une forme d'un paradoxe à portée encore plus générale, celle de la nécessité et de l'impossibilité de distinguer entre un intérieur et un extérieur des choses. L'observation, chez nos auteurs, finit par être un rapport total, polysémique. Nous assistons à la naissance ou à la re-naissance d'une authentique globalité, d'une complexité qui ne s'effraie ni ne se complaît d'être telle. Et ce que j'aime par-dessus tout, c'est que cela s'est pensé et écrit dans une sorte de sérénité - je ne trouve pas d'autres mots -, avec le souci de la nuance, la reconnaissance qu'il y a de l'à-peu-près dans le jeu du monde et dans ce que l'on en perçoit, l'absence de crispation scientiste ou anti-scientiste, l'oubli de fanfaronner sur le peu de sens ou le peu de réalité de toutes choses, une fanfaronnade à laquelle, aujourd'hui, ne résistent guère certains grands esprits, sans doute dépités par tous les vilains tours que le monde garde dans son sac.
BAREL Yves
Fiche mise en ligne le 01/12/2003