Note de lecture
Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de LIEVRE Pascal : |
« EVALUER une ACTION SOCIALE » Editions ENSP, (Rennes),2002, ISBN : 2-85952-775-3 • 114 pages |
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L'ambition affichée de ce manuel de l'évaluation des actions dites sociales (pour ne pas dire collectives) est si séduisante qu'on veut espérer qu'il aura beaucoup de lecteurs, fussent-ils parfois critiques : " Guide pratique pour les travailleurs sociaux qui veulent engager une évaluation construite de leurs actions : L'éducateur de rue, l'assistante sociale en polyvalence de secteur, l'animateur socioculturel d'une maison de quartier, … toute personne qui met en place une action dans un cadre collectif, et qui souhaite en avoir un 'retour construit'. (L'agent acteur de l'action, mais aussi les responsables de service qui conçoivent des dispositifs) … Sans concession sur les problèmes de fond que pose toute démarche, il se veut un outil pragmatique pour la conception et la mise en œuvre de l'évaluation des actions sociales. Synthétique, il se veut avant tout un manuel pratique d'évaluation ". Et comme son auteur peut faire état de quinze années d'expériences dans le domaine, ses lecteurs seront rassurés, d'autant plus qu'il annonce qu'il fera aussi " une part importante aux travaux nord américains sur les méta évaluations (évaluation des évaluations "). Et s'ils ne sont pas familiers du " secteur (ou du travail) social ", ils noteront avec intérêt que " cet ouvrage peut intéresser toute personne désireuse d'évaluer une action, quelque soit le contexte de celle-ci (entreprises classiques publiques ou privées, domaine hospitalier, etc. …) ".
Et si ces lecteurs abordent l'ouvrage par sa deuxième partie ('L'évaluation en pratique'), je crois qu'ils ne seront pas déçus : Trois études de cas d'évaluation portant sur les sessions de techniques de recherche d'emploi proposées par l'ANPE (chapitre II-1), l'installation du dispositif RMI dans une région française (chapitre II-2), une opération d'habitat urbain concertée (chapitre II-3), en cherchant 'à aller aussi loin que possible dans le détail', et en cherchent à 'donner à voir'. Exercice difficile, mais le lecteur sait bien que si on voulait le convaincre que 'ce n'est pas si compliqué que cela en a l'air si on applique soigneusement la méthodologie' préconisée par tel consultant ou telle norme qualité ISO, on le duperait. Il préfère faire le chemin en sens inverse, et réfléchir sur ces expériences pour les transformer en 'science avec conscience' dans le contexte forcément très différent dans lequel il s'exerce ici et maintenant. Et il sait gré à P. Lièvre de lui livrer son propre récit sans dissimuler et sans exagérer la pression de son 'équation personnelle'.
Mais dans cet exercice de décodage - recodage, ce lecteur va butter sur une autre difficulté, initialement plus théorique que pratique : Par probité, P Lièvre a affiché en une longue première partie les référents épistémologiques, méthodologiques et éthiques de ce que j'appelle pour faire bref son 'équation personnelle'. Référents qui doivent donner au lecteur devant décoder pour son compte les récits d'expériences une sorte de grille de décodage. Mais ce lecteur va alors être handicapé par le fait qu'il aura parfois du mal à retrouver la grille théorique supportant les récits pratiques, et à l'inverse par le fait que cette grille théorique lui sera présentée de façon parfois maladroitement argumentée et par-là peu convaincante, peu où mal reliée aux narrations des expériences. P. Lièvre en a conscience lorsqu'il écrit : " Au départ, nous avions distillé sur l'ensemble de l'ouvrage les considérations sur les fondements épistémologiques d'une démarche d'évaluation, mobilisant tel aspect ou tel autre en fonction de notre propos. Mais rapidement l'exercice est devenu trop périlleux. Cette maniére de faire entraînait des ruptures de ton trop flagrantes, les liens entre les différents points évoqués n'apparaissaient pas clairement, il s'ensuivait des difficultés majeures de compréhension pour le lecteur. Nous avons donc opté pour ce découpage en deux parties bien distinctes."
Artifice de rédaction dont on voit mal pourquoi et comment elle facilitera la compréhension pour le lecteur ! En disjoignant ce qu'il fallait conjoindre, l'action et la compréhension de l'action, rendra t on plus aisé la tache du lecteur pensif ? Et surtout, si 'ces difficultés majeures' sont diagnostiquées, ne faut-il pas s'interroger d'abord sur la nature de ces 'ruptures de ton flagrantes' ? L'argument stylistique semble bien léger et le lecteur préfère en général que le discours sollicite son intelligence active plutôt que sa croyance passive. (G Vico le rappelait : " Car le discours doit être l'occasion pour l'interlocuteur de re parcourir au milieu des mots le même chemin poïétique effectué par l'auteur au milieu des choses " ;
La difficulté aurait sans-douté été atténuée si P Lièvre avait placé ces développements plus conceptuels sur les fondements des méthodes d'évaluation en deuxième partie, après les études de cas. Ces justifications épistémiques et méthodologiques seraient apparues plus légitimes dans le contexte pragmatique qui les a en quelque sorte fait émerger de ces réflexions sur l'expérience dés lors que le lecteur-praticien veut 'regarder au-dessus du guidon' ! Alors que placées en premier partie, ces considérations épistémologiques semblent imposées a priori sans être véritablement nécessitées par les expériences qui les ont suscitées. (La transformation du 'Faire' en 'Comprendre', comme l'illustrait récemment par exemple les contributions de B Tardieu, http://www-cueep.univ-lille1.fr/mcx/mcx/1e/1e-Tardieu.doc, ou de B Tricoire, http://www-cueep.univ-lille1.fr/mcx/mcx/1e/1E-Tricoire.doc, au Grand Atelier MCX de Lille, septembre 2003 sur 'la Formation au défi de la Complexité '?
Mais il me semble que cela n'aurait pas suffi ? Le détour proposé par P. Lièvre pour assurer la légitimation scientifique des méthodes d'évaluation des systèmes d'action complexes est en effet assez maladroit dans sa forme : Il conceptualise une 'science classique' (positiviste, étriquée, limitée, académique en un mot) qui serait bien incapable de cautionner la conception de l'évaluation qu'il préconise, en postulant qu'il existe une 'connaissance pour la connaissance' (laquelle serait 'classiquement scientifique') qui s'opposerait à une 'connaissance par l'action ', laquelle ne serait donc pas 'aussi scientifique' et peut-être même pas scientifique du tout. Son enthousiasme pour les épistémologies constructivistes ne lui permet plus de comprendre qu'elles légitiment des énoncés enseignables et actionnables qui sont au moins aussi scientifiques, rigoureux et pertinents que ceux légitimés en référence aux épistémologies positivistes, naturalistes ou réalistes. La théorie de la gravitation ou la loi d'ohm sont également argumentables dans le cadre des épistémologies constructivistes comme dans celui des épistémologies positivistes. Les sciences de la complexité, sciences d'ingenium, ne sont pas sciences au rabais ou sciences ancillaires, applicables aux seules pseudo sciences que seraient les sciences de l'homme et de la société. En installant les méthodes d'évaluation des systèmes complexes hors du champ des sciences, de toutes les sciences, classiques ou pas, on risque de dévaloriser le devoir d'ascèse épistémologique qui s'impose, à la manière d'un serment d'Hippocrate, à tous les scientifiques, qu'ils s'attachent à l'évaluation des actions collectives ou au contrôle des robots s'activant en situation extrême.
Je suis certain, en le lisant au 2° degré, que c'est ce que P.Liévre veut dire, mais il complique la tache de son lecteur en ne le disant pas au premier degré. Et surtout par ces maladresses de formulation insuffisamment critiques, il suscite ce risque d' " incompréhension du lecteur " qu'il diagnostiquait sans chercher assez à y remédier.
Ajoutons que l'insistance sur cette distinction dichotomique illusoire entre le scientifique non praticable et le praticable non scientifique, ne permet pas de mettre en valeur le caractère récursif de toute évaluation en complexité : La mise en œuvre de moyen pour atteindre une fin transforme cette fin, ce qui en retour incite à déployer d'autres moyens. Les nombreuses pages que H A Simon a consacrées à " l'analyse fins-moyens " ('Means-Ends analysis') nous ouvrent pourtant quelques illustrations convaincantes de la façon dont ce processus transforme la conception et l'évaluation des organisations sociales. (Le ré-aménagement du 'Golden triangle' de Pittsburgh dans les années soixante et soixante dix, par exemple. Cf 'The sciences of the artificial' 1996, p.163). Il aurait sans-doute été souhaitable aussi de porter plus d'attention à la dualité "Efficacité - Effectivité " ('Efficiency- Effectiveness') dans les procédures d'évaluation et en parallèle, à la dualité entre l'évaluation des compétences et celle des performances. Il est vrai que si elles ne sont que peu ou pas commenté dans la partie théorique, elles apparaissent, fut ce en filigrane dans la partie empirique.
Je voudrais sincèrement que ces critiques, qui ne portent que sur diverses maladresses ou ambiguïté d'expression dans la 1° partie, n'affectent pas l'intérêt que nous devons tous accorder non seulement au thème de l'évaluation des systèmes complexes en général, mais aussi à ce manuel de P.Liévre qui a le riche mérite de témoigner concrètement de la faisabilité d'opération intelligente et critique d'évaluation d'action collective effective.
Et si ces lecteurs abordent l'ouvrage par sa deuxième partie ('L'évaluation en pratique'), je crois qu'ils ne seront pas déçus : Trois études de cas d'évaluation portant sur les sessions de techniques de recherche d'emploi proposées par l'ANPE (chapitre II-1), l'installation du dispositif RMI dans une région française (chapitre II-2), une opération d'habitat urbain concertée (chapitre II-3), en cherchant 'à aller aussi loin que possible dans le détail', et en cherchent à 'donner à voir'. Exercice difficile, mais le lecteur sait bien que si on voulait le convaincre que 'ce n'est pas si compliqué que cela en a l'air si on applique soigneusement la méthodologie' préconisée par tel consultant ou telle norme qualité ISO, on le duperait. Il préfère faire le chemin en sens inverse, et réfléchir sur ces expériences pour les transformer en 'science avec conscience' dans le contexte forcément très différent dans lequel il s'exerce ici et maintenant. Et il sait gré à P. Lièvre de lui livrer son propre récit sans dissimuler et sans exagérer la pression de son 'équation personnelle'.
Mais dans cet exercice de décodage - recodage, ce lecteur va butter sur une autre difficulté, initialement plus théorique que pratique : Par probité, P Lièvre a affiché en une longue première partie les référents épistémologiques, méthodologiques et éthiques de ce que j'appelle pour faire bref son 'équation personnelle'. Référents qui doivent donner au lecteur devant décoder pour son compte les récits d'expériences une sorte de grille de décodage. Mais ce lecteur va alors être handicapé par le fait qu'il aura parfois du mal à retrouver la grille théorique supportant les récits pratiques, et à l'inverse par le fait que cette grille théorique lui sera présentée de façon parfois maladroitement argumentée et par-là peu convaincante, peu où mal reliée aux narrations des expériences. P. Lièvre en a conscience lorsqu'il écrit : " Au départ, nous avions distillé sur l'ensemble de l'ouvrage les considérations sur les fondements épistémologiques d'une démarche d'évaluation, mobilisant tel aspect ou tel autre en fonction de notre propos. Mais rapidement l'exercice est devenu trop périlleux. Cette maniére de faire entraînait des ruptures de ton trop flagrantes, les liens entre les différents points évoqués n'apparaissaient pas clairement, il s'ensuivait des difficultés majeures de compréhension pour le lecteur. Nous avons donc opté pour ce découpage en deux parties bien distinctes."
Artifice de rédaction dont on voit mal pourquoi et comment elle facilitera la compréhension pour le lecteur ! En disjoignant ce qu'il fallait conjoindre, l'action et la compréhension de l'action, rendra t on plus aisé la tache du lecteur pensif ? Et surtout, si 'ces difficultés majeures' sont diagnostiquées, ne faut-il pas s'interroger d'abord sur la nature de ces 'ruptures de ton flagrantes' ? L'argument stylistique semble bien léger et le lecteur préfère en général que le discours sollicite son intelligence active plutôt que sa croyance passive. (G Vico le rappelait : " Car le discours doit être l'occasion pour l'interlocuteur de re parcourir au milieu des mots le même chemin poïétique effectué par l'auteur au milieu des choses " ;
La difficulté aurait sans-douté été atténuée si P Lièvre avait placé ces développements plus conceptuels sur les fondements des méthodes d'évaluation en deuxième partie, après les études de cas. Ces justifications épistémiques et méthodologiques seraient apparues plus légitimes dans le contexte pragmatique qui les a en quelque sorte fait émerger de ces réflexions sur l'expérience dés lors que le lecteur-praticien veut 'regarder au-dessus du guidon' ! Alors que placées en premier partie, ces considérations épistémologiques semblent imposées a priori sans être véritablement nécessitées par les expériences qui les ont suscitées. (La transformation du 'Faire' en 'Comprendre', comme l'illustrait récemment par exemple les contributions de B Tardieu, http://www-cueep.univ-lille1.fr/mcx/mcx/1e/1e-Tardieu.doc, ou de B Tricoire, http://www-cueep.univ-lille1.fr/mcx/mcx/1e/1E-Tricoire.doc, au Grand Atelier MCX de Lille, septembre 2003 sur 'la Formation au défi de la Complexité '?
Mais il me semble que cela n'aurait pas suffi ? Le détour proposé par P. Lièvre pour assurer la légitimation scientifique des méthodes d'évaluation des systèmes d'action complexes est en effet assez maladroit dans sa forme : Il conceptualise une 'science classique' (positiviste, étriquée, limitée, académique en un mot) qui serait bien incapable de cautionner la conception de l'évaluation qu'il préconise, en postulant qu'il existe une 'connaissance pour la connaissance' (laquelle serait 'classiquement scientifique') qui s'opposerait à une 'connaissance par l'action ', laquelle ne serait donc pas 'aussi scientifique' et peut-être même pas scientifique du tout. Son enthousiasme pour les épistémologies constructivistes ne lui permet plus de comprendre qu'elles légitiment des énoncés enseignables et actionnables qui sont au moins aussi scientifiques, rigoureux et pertinents que ceux légitimés en référence aux épistémologies positivistes, naturalistes ou réalistes. La théorie de la gravitation ou la loi d'ohm sont également argumentables dans le cadre des épistémologies constructivistes comme dans celui des épistémologies positivistes. Les sciences de la complexité, sciences d'ingenium, ne sont pas sciences au rabais ou sciences ancillaires, applicables aux seules pseudo sciences que seraient les sciences de l'homme et de la société. En installant les méthodes d'évaluation des systèmes complexes hors du champ des sciences, de toutes les sciences, classiques ou pas, on risque de dévaloriser le devoir d'ascèse épistémologique qui s'impose, à la manière d'un serment d'Hippocrate, à tous les scientifiques, qu'ils s'attachent à l'évaluation des actions collectives ou au contrôle des robots s'activant en situation extrême.
Je suis certain, en le lisant au 2° degré, que c'est ce que P.Liévre veut dire, mais il complique la tache de son lecteur en ne le disant pas au premier degré. Et surtout par ces maladresses de formulation insuffisamment critiques, il suscite ce risque d' " incompréhension du lecteur " qu'il diagnostiquait sans chercher assez à y remédier.
Ajoutons que l'insistance sur cette distinction dichotomique illusoire entre le scientifique non praticable et le praticable non scientifique, ne permet pas de mettre en valeur le caractère récursif de toute évaluation en complexité : La mise en œuvre de moyen pour atteindre une fin transforme cette fin, ce qui en retour incite à déployer d'autres moyens. Les nombreuses pages que H A Simon a consacrées à " l'analyse fins-moyens " ('Means-Ends analysis') nous ouvrent pourtant quelques illustrations convaincantes de la façon dont ce processus transforme la conception et l'évaluation des organisations sociales. (Le ré-aménagement du 'Golden triangle' de Pittsburgh dans les années soixante et soixante dix, par exemple. Cf 'The sciences of the artificial' 1996, p.163). Il aurait sans-doute été souhaitable aussi de porter plus d'attention à la dualité "Efficacité - Effectivité " ('Efficiency- Effectiveness') dans les procédures d'évaluation et en parallèle, à la dualité entre l'évaluation des compétences et celle des performances. Il est vrai que si elles ne sont que peu ou pas commenté dans la partie théorique, elles apparaissent, fut ce en filigrane dans la partie empirique.
Je voudrais sincèrement que ces critiques, qui ne portent que sur diverses maladresses ou ambiguïté d'expression dans la 1° partie, n'affectent pas l'intérêt que nous devons tous accorder non seulement au thème de l'évaluation des systèmes complexes en général, mais aussi à ce manuel de P.Liévre qui a le riche mérite de témoigner concrètement de la faisabilité d'opération intelligente et critique d'évaluation d'action collective effective.
Le Moigne J.L.
Fiche mise en ligne le 01/12/2003