Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par Le Moigne J.L. sur l'ouvrage de SIMON Herbert A. :
« LES SCIENCES DE L’ARTIFICIEL (édition complétée) traduit par J.L.Le Moigne »
      Edition Gallimard – FOLIO – Essais, 2004, ISBN 2 07 030152 4, 464 p.
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC

Ndlr. Le texte de cette note de lecture est celui de la 'postface' que le traducteur', J L Le Moigne, a rédigé pour cette dernière édition du " manifeste épistémologique " lancé par H Simon en 1969, manifeste devenu un classique au fil des éditions et des traductions successives. Nous remercions particulièrement les éditions Gallimard de leur aimable autorisation à reprendre dans le Cahier des lectures MCX le texte de cette postface, intitulé dans l'édition Folio-Essais : " Quoi de plus naturel que les sciences de l'artificiel ?

Lorsque parut, en 1969 aux USA, la première édition de " The Sciences of the Artificial ", ce titre sembla si insolite (d'aucuns le tinrent même pour un oxymoron), que plusieurs traducteurs s'efforcèrent de le nuancer en espérant le rendre plus aisément assimilable dans leur communauté langagière. C'est ainsi que la traduction en japonais, publiée dès 1969, l'introduisait par 'la science des systèmes' Ce qui m'incita, lorsque j'entrepris en 1972-73, la traduction en langue française de cette première édition, à demander à H.A. Simon l'autorisation de compléter son intitulé par un sur-titre : 'Sciences des systèmes, sciences de l'artificiel'.
Je présumais alors, avec un peu trop d'optimisme, que le concept de sciences des systèmes allait être plus aisément assimilé par les cultures francophones que celui de sciences de l'artificiel. Autorisation qu'il m'accorda sans enthousiasme, car il était sensible à la légèreté épistémologique des 'théories générales des systèmes' alors en vogue (Edgar Morin écrira peu après : " La théorie générale des systèmes … a omis de creuser ses propres fondements, de réfléchir le concept de système " ). H.A. Simon m'autorisa aussi à rédiger une postface à cette première traduction française, dans laquelle je m'efforçais de légitimer ce glissement sémantique privilégiant une seule des faces du massif de l'intelligence (ou de la conception) de la complexité que nous proposait " The sciences of the artificial ".
Il voulut bien aussi rédiger une préface originale pour cette traduction française (que l'on reprend dans cette nouvelle traduction française de la dernière édition complétée, publiée en 1996, 5 ans avant sa disparition, à 84 ans, le 9 février 2001), dans laquelle il réaffirmait son projet en évoquant des exemples familiers dans les cultures francophones (Le Balbec de M. Proust, la Montagne Sainte Victoire de P. Cézanne, ou l'architecture de l'Eglise du Mont Saint-Michel) : " L'artefact prend corps à la rencontre, à l'interaction d'une intention avec la nature ".
C'est cette rencontre, cette interaction, qu'il s'agit de comprendre, en l'exprimant en termes intelligibles et communicables, par la médiation fascinante de ces systèmes de symboles que " l'œil exige des mains de l'homme " (L. de Vinci). Ceci sans que l'on puisse jamais prétendre épuiser l'exploration du 'champ des possibles', 'labyrinthe de la complexité', que ces interactions infinies peuvent engendrer.

Trente ans après, le caractère insolite du titre " Les sciences de l'artificiel " s'atténue dans les cultures francophones. Le clivage artificieux entre les sciences tenues pour 'fondamentales' (concernées par les objets naturels, analysables en éléments simples), et les sciences tenues pour 'appliquées' (concernées par les systèmes artificiels, concevables), ne s'impose plus comme une évidence manifeste et irrécusable .
Si l'ingénieur est reconnu comme celui qui conçoit, et non plus comme celui qui applique, de quel critère universel disposera-t-on pour différencier le chercheur et l'ingénieur, et plus généralement le chercheur et le créateur ?
Ce clivage captieux est au demeurant récent dans nos cultures : Jusqu'au XVIII° siècle, architecture, musique et peinture n'étaient-elles pas des sciences tout autant que chimie, mécanique ou médecine ? Ce fut peut être " le funeste présent de la science positive " que de nous l'imposer ? Science positive qui arguait de la présumée cartésienne évidence d'une objectivité scientifique inaccessible au commun des mortels et tenue pour foncièrement différente de la probité intellectuelle que les sociétés humaines demandent aux citoyens.
La nouvelle 'révolution épistémologique' que va rendre visible et légitime ce " Manifeste au titre insolite " de H.A. Simon, témoignera plus d'une résurgence que d'une rupture totalement innovatrice dans nos cultures. Les lignes que H.A. Simon consacre ici à la nécessité d'abolir la séparation institutionnelle entre " les deux cultures ", (la 'scientifique' et 'l'humaniste'), séparation imposée pendant plus d'un siècle à nos sociétés humaines par les épistémologies positivistes institutionnalisées, ne sont-elles pas convaincantes ? D'autant plus qu'il les argumente de façon constructive et les illustre de façon empirique, en ne délaissant presque aucune des allées de la connaissance dans lesquelles il nous entraîne avec aisance.

C'est paradoxalement peut-être cette aisance dans les navigations interdisciplinaires qui va longtemps retarder le développement de l'audience de l'œuvre de H.A. Simon dans les cultures européenne et particulièrement française. En privilégiant systématiquement la recherche sur les processus de production des connaissances plutôt que la recherche des 'connaissances-résultats', il va pouvoir s'attacher aux processus de représentation et de compréhension des problèmes, sans s'enfermer dans un champ disciplinaire prédéfini. Si bien qu'il sera très vite " primus inter pares " dans un très grand nombre de domaines, sans que l'on puisse lui attribuer un domaine de référence principal et implicitement dominant. Ce qui irritera nombre de ses collègues qui conviendront difficilement que l'on puisse simultanément être un des meilleurs dans plusieurs disciplines non positivement connexes, alors qu'ils ont tant de mal à être les meilleurs dans leur seul (et souvent étroit) domaine.
Mais, à l'heure où les appels à une authentique inter-disciplinarité, appels lancinants depuis trente ans, commencent enfin à être entendus sérieusement par les institutions d'enseignement et de recherche, le témoignage de l'œuvre d'H.A. Simon devient rassurant : Recherches et enseignements inter ou trans-disciplinaires sont effectivement possibles, puisqu'on peut les rencontrer. Les très nombreux titres d'excellence scientifique dans la plupart des sciences et des cultures qu'il a reçus au fil de ses soixante années de recherche et d'enseignement en font foi. Le qualificatif 'inter- (ou trans-) disciplinarité' ne peut plus désormais être systématiquement synonyme de 'science au rabais' ou de pratiques ancillaires d'une pluri-disciplinarité banalement additive.
Ce qu'il nous montre surtout, c'est que cette pratique de production de connaissances humaines n'est pas le privilège exclusif de quelques rares génies exceptionnels, " prêtres et prêtresses ayant reçus des dieux ces savoirs divins ", comme l'assurait Platon. En s'attachant à discuter 'le paradoxe du Ménon' et en examinant les conditions dans et par lesquelles l'esprit peut produire et identifier des connaissances qu'il tient pour nouvelles, H.A. Simon nous invite à entendre notre responsabilité collective : Ce sont les sociétés humaines qui, s'engageant volontiers dans l'aventure de la connaissance, peuvent seules assurer la légitimité civilisatrice de leur entreprise. Nulle fatalité divine ici : depuis Hiroshima, elles savent qu'elles doivent seules en assumer collectivement les risques.

Légitimation épistémologique qui sera aussi pragmatique, celle que reconnaissait Giambattista Vico : Sera tenu pour scientifiquement légitime (vrai, ici et maintenant), ce que nous pouvons faire et faire faire (ou construire, éventuellement par un programme informatique exécutant des heuristiques de recherches) en disant pourquoi et comment nous le faisons ou pourrions le faire.
H.A. Simon nous livre ainsi un manifeste épistémologique argumenté et recevable, qui devient un témoignage de ce que peut être, à l'aube du XXI° siècle, " le Nouvel Esprit Scientifique ", celui qu'appelait G. Bachelard dans son célèbre appel à une " épistémologie non cartésienne " en 1934. On se souvient de sa proclamation initiale (que l'on peut légitimement tenir pour l'observation empirique d'un phénomène cognitif familier) :
" …La Science moderne se fonde sur le 'projet'. Dans la pensée scientifique (comme sans doute dans toute pensée active et consciente de son exercice), la méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet ". Méditation que H.A. Simon décrit par 'les rencontres des intentions (les projets du sujet) avec(les objets de)la nature'.
Rencontres qu'il va s'attacher à susciter et à expliciter, au gré des multiples questions que la vie d'un citoyen américain au XX° siècle, fils d'un immigrant allemand, loyalement engagé dans ses responsabilités civiques et universitaires, l'incitera à aborder avec modestie et ténacité. Avec aussi, et peut-être surtout, cette " obstinée rigueur " léonardienne, qui lui demandera sans cesse d'être attentif à la légitimation socio-culturelle des connaissances qu'ainsi il produira et transmettra, et à l'explicitation des choix éthiques qu'elles impliqueront.
En témoigne toute son oeuvre dont le volume et la diversité thématique étonnent et dont la congruence épistémique réfléchie impressionne. L'important pour nous n'est-il pas qu'il se soit attaché à reconnaître scrupuleusement et pragmatiquement les repères épistémologiques qui guident sa démarche et qui peuvent éclairer les nôtres, dès lors que nous convenons qu'il nous faut maintenant désacraliser (sans pour autant les sataniser) les repères néo-platoniciens auxquels les académies scientifiques se sont trop exclusivement attachées au fil du XX° siècle.

Ce paradigme épistémologique de référence, qu'il qualifiera " épistémologie empirique " se construit 'chemin faisant', plus aisément formalisante que définitivement formalisée. Les trois éditions successives de ce livre en témoignent, entrelaçant des brins nouveaux et reliant des fils parfois initialement éloignés. Il lui permettra de restaurer notre intelligence des processus cognitifs de description (ou de modélisation par systèmes de symboles) et d'interprétation (ou de raisonnements ouverts).
Nous commençons à mieux prendre conscience de la pertinence des arguments méthodologiques portant sur la représentation et la rationalité , que H.A. Simon a déployés à partir de ce socle épistémologique. La légitimité contemporaine des exercices de modélisation fonctionnelle (ou 'systémique', dira-t-on plus généralement aujourd'hui), et celle du " bon usage de la raison dans les affaires humaines ", en convenant qu'elle est plus fréquemment et utilement délibérative (H.A. Simon dira : 'procédurale') que strictement déductive (Il dira :'substantive'), trouveront ici leur fondement.

Ces considérants méthodologiques vont peu à peu susciter un effet en retour sur la légitimation épistémique des 'anciennes sciences' qui s'affichaient plus volontiers sciences de la nature (et sciences naturelles) et, par là, sciences d'analyse plutôt que sciences de conception. Les appels à l'interdisciplinarité ont certes joué un rôle important dans cette très progressive évolution, tout autant que les impasses auxquelles conduit un réductionnisme méthodologique érigé en dogme sacré. Mais dès lors que modélisation systémique et rationalité procédurale s'avéraient correctement et fructueusement praticables dans toutes les disciplines d'interfaces (de l'immunologie aux sciences de la cognition), leur justification épistémologique devait être sérieusement considérée.
C'est ainsi que les sciences de l'artificiel (sciences fondamentales d'ingénierie ou d'ingenium), que l'on tient aujourd'hui pour de 'nouvelles sciences' (elles sont toutes apparues depuis 1948), s'exerçant à leur critique épistémologique interne, élaborent une reconfiguration paradigmatique qui va s'avérer aussi de plus en plus pertinente pour les développements contemporains des sciences de la nature assumant elles aussi leur " idéal de complexité ".

C'est, je crois, ce qui fait aujourd'hui l'importance de ce manifeste épistémologique au titre hier encore insolite. Il est au moins une rubrique de nos vieilles catégories disciplinaires dans laquelle les bibliothécaires et les documentalistes pourront sans risque ranger ce livre. (Je prétends qu'il en est beaucoup d'autres, mais celle-ci sera incontestée) : Celle de l'épistémologie, de la philosophie et de l'histoire des sciences. Dans cette rubrique, il voisinera volontiers avec des auteurs anciens et peu familiers à nos vieilles académies, qu'il s'agisse de Vitruve, de Léonard de Vinci, de G Vico ou de P. Valéry (les 'Quatre V'). Mais il voisinera aussi avec des épistémologues plus proches de nous, depuis les pragmatistes Nord-Américains (J. Dewey…), G. Bachelard, J. Piaget, H. von Foerster, Y. Barel, et aujourd'hui Edgar Morin, qui à travers les tomes successifs de " La Méthode ", nous invite à mettre en perspective ces exercices si peu platoniciens de critiques constructives des connaissances que nous produisons et transformons collectivement : " Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de l'acquérir ".
Ainsi les connaissances que nous formons par les sciences de l'artificiel (et en particulier aujourd'hui les sciences de la computation et de la cognition) deviennent moyens de connaissance éclairant les connaissances qui ont permis de les acquérir, de la linguistique à la bio-systémique ou à la dynamique des systèmes non linéaires par l'architecturologie, l'écologie ou la cosmo-physique.

J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 01/02/2004


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