" Je vais essayer de montrer dans ce livre que la politique requiert vitalement une pensée qui puisse se hisser au niveau de la complexité du problème politique lui-même et puisse répondre au vouloir vivre de l'espèce humaine. … J'ai voulu utiliser la méthode de complexité dans le concret vécu de nos existences individuelles, de nos expériences sociales, politiques et historiques, pour nous aider justement à sortir de tant d'erreurs, illusions, délires " (p.12, puis p .IV).
    C'est à dessein que je présente le projet de ce livre impressionnant de sagesse réfléchie par ces deux citations entrelacées. La première est reprise d'un ouvrage d'Edgar Morin qui m'avait beaucoup aidé lorsque je l'avais lu, en 1981, juste après l'illumination que furent pour moi, les deux premiers tomes de 'La Méthode' (1977 et 1980). Ce livre s'intitulait : " Pour sortir du XX° Siècle ", et à l'époque (c'était bien avant la chute du mur de Berlin), il semblait aussi insolite par son titre que convaincant par son argumentation. Ne nous proposait-il pas, enfin, un autre discours que celui des idéologies alors régnantes, ou celui des prospectivistes bavards qui fleurissaient déjà.
    Entre les Trissotin qui dénaturent la complexité, les Diafoirus prétentieux qui la réduisent à une hyper complication, et les Homais qui ignorent l'épaisseur obscure du réel (p.258), il m'était alors si utile de rencontrer une pensée qui m'aide à entendre que la complexité était au cœur de nos perceptions quotidiennes du réel et surtout au cœur du problème de l'action politique. " Que croire ? Que faire ? " 'p. 267)

    La seconde est reprise de l'ouvrage que nous trouvons sur notre table en 2004, alors que nous " entrons dans le XXI° siècle ". Surprise admirative : Ce nouveau livre est identique au précédent, à l'exception d'une brève préface de cinq pages, dont j'extrais cette formule. Relire 23 ans après le même ouvrage et s'étonner que toutes les thèses qu'il développe en les argumentant et en les illustrant soient toujours aussi convaincantes et aussi pertinentes pour exercer notre intelligente dans l'action humaine au sein d'une planète toujours perçue en crise, n'est ce pas une expérience exceptionnelle qui mérite attention ?
    Certes de nouveaux exemples, ceux que nous lèguent ces 25 dernières années, viennent maintenant à l'esprit du lecteur, mais je n'en vois pas qui infirment le diagnostic ou qui incitent à modifier la prescription. Dans cette nouvelle préface, E. Morin récapitule en2004 ceux qu'il formulait en 1981 :

    Je maintiens les grands diagnostics :

- nous sommes toujours dans l'age de fer planétaire ;
- nous sommes toujours dans la préhistoire de l'esprit humain ;
- nous sommes dans la crise de l'humanité encore incapable de s'affirmer comme humanité.

    De même je maintiens les thèses fondamentales :

Nous devons :
- réapprendre à connaître ;
-réapprendre à penser ;
-apprendre à concevoir et connaître le complexe.
Ce livre aurait pu s'intituler " Manuel pour affronter la complexité du siècle ". (p. V)

    En 1981 comme en 2004, ce livre que l'on pourrait tenir comme un traité d'anthropolitique ou de prospective intelligente (attentive à explorer le champ des possibles plutôt qu'à s'exercer au prophétisme), a par-là même l'avantage de nous exercer à l'usage de bien des concepts opératoires de cette " Scienza Nuova " qu'Edgar Morin redéploie dans nos cultures, scienza nuova souvent si proche dans ses inspirations de celle de G.Vico : Ainsi les concepts de politique de civilisation et communauté de destin, écologie de l'action, anthropo-éthique et récursivité fins-moyens, vision poly oculaire, trinité identitaire (égo-géno-ethno/socio centrique), …
    " Une scienza nuova qui permet de concevoir l'autonomie organisatrice, dans et par ses dépendances et interdépendances, … qui reconnaît en toute connaissance y compris physique, la place toujours occultée par la science 'classique' du sujet observateur/concepteur " (p. 294) " Du coup, la scienza nuova de l'autonomie permettrait non pas, certes, d'inspirer , mais de reconnaître, éclairer et aider les aspirations individuelles et collective à l'autonomie et à la liberté et de contribuer au 'dépassement du règne de la nécessité ", aspiration et dépassement " qui constituent l'aspiration fondamentale de l'humanité. " (p. 166)

    L'occasion nous est ainsi donné, par cette 'nouvelle entrée dans notre siècle', de ces quelques rares moments pendant lesquels la pensée peut prendre " quelque distanciation par rapport à la société qu'elle considère et par rapport à l'action elle même " (p.256). Profitons en, alors que la crépitation médiatique de l'actualité nous prive si souvent de cette chance.
    A ces 'nouveaux commencements' qui sont aussi des re fondations (" Résister et changer : L'idée de Fondations", p. 371), nous pouvons nous attacher, sans promesse de salut comme sans certitude absolue d'inéluctables catastrophes, 'en entrant dans ce nouveau siècle' qui connaît à la fois les tentatives de suicide de l'Afrique noire, de proliférations du cancer israélo palestinien par les métastases des intégrismes religieux, et de réunification de l'Europe redevenant peut-être 'foyer de civilisation, nouvelle méditerranée'.

    " L'art de penser est stratégie ", nous rappelle souvent Edgar Morin, il n'est pas application de quelques programmes ou de quelques règles présumées logiques que nous enseignent depuis trois siècles 'la Logique de Port Royal', ou depuis un siècle et demi, 'les lois de la pensée' de G Boole. " Voir, percevoir, concevoir, penser sont inséparables. La pensée est art et stratégie permanent : Elle ne vit que dans et par la re-pensée permanente. C'est le problème vital de chacun et de tous " (p. 176).