Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de DEMAILLY André :
« HERBERT SIMON ET LES SCIENCES DE CONCEPTION »
     Ed. L'Harmattan, Paris, Coll. Ingénium ISBN : 2-7475-6827-X • septembre 2004 • 243 pages.
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC

Ndlr. Herbert Simon (1916-2001) est l'un des rares penseurs et scientifiques du 20e siècle qui aient excellé dans les domaines les plus divers comme la psychologie, les sciences politiques, la recherche opérationnelle ou le management. Cet ouvrage retrace son cheminement, en s'aidant du fil d'Ariane de la conception ("design") qu'il met au cœur des sciences de l'artificiel (réaliser ce qui n'existe pas encore, en évoquant "ce qu'il pourrait être" pour atteindre tel ou tel but) et du naturel (rendre intelligible ce qui existe déjà, en imaginant "ce qu'il devrait être" s'il visait telle ou telle fin).

 

En reprenant ici les termes de la préface qu'il a rédigée pour cet essai, J.L. Le Moigne espère susciter l'attention d'autres lecteurs qui nous diront peut-être leurs propres méditations sur la restauration des sciences de conception dans nos cultures

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« Une nouvelle fois, c’était il y a peu, entre 1916 et 2001, il y eut Quelqu’un qui pouvait regarder le même spectacle ou le même objet, tantôt comme l’eût regardé un ingénieur, et tantôt un naturaliste ; tantôt comme un physicien, et d’autres fois comme un compositeur ; tantôt comme un économiste et d’autre fois comme un psychosociologue ; tantôt comme un voyageur, et d’autres fois comme un philosophe ; et aucun de ses regards n’était superficiel. …

Personne ne s’est intéressé à tous les aspects de la vie avec une ardeur si soutenue de l’intelligence… Cette quantité de regards, de précisions et de remarques ne s’accumulait pas dans son esprit comme une collection d’acquisitions séparées et de connaissances spéciales classées par catégories. Le trésor qui s’amassait en lui n’était pas une somme de vérités qui demeurent distinctes et étrangères les unes aux autres. Mais toutes ces observations si diverses se combinaient incessamment entre elles… elles concouraient à la formation d’un pouvoir intellectuel central, capable des applications et des créations les plus imprévues.

Usant indifféremment du dessin, du calcul, de la définition ou de la description par le langage adéquat, il semble qu’il faisait peu de cas des distinctions didactiques que nous mettons entre les sciences et les arts, entre la théorie et la pratique, entre l’analyse et la conception, la déduction et l’inférence ; distinctions tout extérieures, qui n’existent pas dans l’activité intime de l’esprit, quand celui-ci se livre ardemment à la production de la connaissance qu’il désire…

Enfin il ne concevait pas de savoir véritable auquel ne correspondît pas quelque pouvoir d’action. Créer et construire étaient pour lui indivisibles de connaître et de comprendre… Notre héros médite donc les mécanismes et l’économie de notre faculté d’agir. Il analyse les actes, ces actes que nous exécutons sans penser à tout ce qu’ils supposent de problèmes résolus, d’énergies différentes associées, de coïncidences exactes, et pourtant de vivantes souplesses d’adaptation… »

 

Les lignes que l’on vient de lire sont recopiées (et à peine remaniées) d’extraits d’une autre préface : Celle que Paul Valéry rédigea en 1941 pour la traduction française des « Carnets de Léonard de Vinci »[1] (édition de E. McCurdy). Ces commentaires de Paul Valéry sur Léonard de Vinci s’avèrent si pertinents pour caractériser l’œuvre scientifique à la fois considérable et inclassable de H.A. Simon, qu’il n’était pas nécessaire d’en inventer d’autres.

De plus, comment n’être pas sensible à cette communauté d’esprit qui associe ces trois penseurs, Léonard de Vinci, Paul Valéry et Herbert Simon, par-delà les siècles et les continents ? Quelles que soient nos catégories et nos cultures d’origine, ces maîtres incontestés, qui ne sont la propriété d’aucune discipline tout en se mouvant librement en toutes, nous aident à comprendre celles-ci souvent mieux que ne savent le faire les experts patentés. Pour chacun d’eux, « art et science sont inséparables », entreprises merveilleuses et pourtant intelligibles de l’esprit humain s’engageant dans l’aventure extraordinaire d’une société humaine assumant la responsabilité de son destin. Et spontanément, chacun veille à narrer les démarches de son esprit au fil de ses innombrables itinérances dans le labyrinthe infini de toute vie, sans se prévaloir d’un exceptionnel don des dieux qui le rendrait différent des autres, d’un miraculeux génie que nul ne pourrait espérer imiter, ou d’une initiation privilégiée dans quelque secte scientifique.

On peut trouver d’autres cas de convergence spirituelle à travers le temps et l’espace, mais celle-ci frappe par sa puissance visionnaire. En ce qui concerne plus particulièrement H.A. Simon, on soulignera la singularité et la fécondité d’une œuvre qui préfigure sans doute ce « nouvel esprit scientifique » qu’annonçait G. Bachelard dès 1934, tant elle nous aide à nous libérer pragmatiquement de ce post-scientisme quasi sacralisé qui imprègne encore trop souvent la culture scientifique contemporaine, la séparant de la culture tout court !

Pour avoir eu la chance de suivre cette œuvre depuis plus de trente ans, je me plais à souligner que les pages que lui consacre ici André Demailly contribuent avec fidélité, finesse et intelligence à la rendre aisément accessible dans nos cultures, à l’heure où s’amplifient les défis et les enjeux de la complexité. Ceux-ci appellent une profonde transformation dans nos modes d’enseignements et de recherche, de l’analytique addition pluridisciplinaire à l’ingénieuse intégration transdisciplinaire. Intégration transdisciplinaire et reliance des deux cultures, la scientifique et l’humaniste qui désormais ne nous paraissent plus impossible puisque nous l’avons rencontrée : Le vivant portrait d’H.A. Simon et la lecture ‘topico-critique’ de l’histoire de cette œuvre exceptionnelle à tant d’égards que nous propose ici André Demailly en témoignent.

 

En prenant le parti d’une lecture délibérément éclairée par le paradigme épistémologique des sciences de conception que H A Simon a médité sans relâche tout au long de sa vie, André Demailly met fort bien en valeur l’enracinement de cette œuvre dans la stupéfiante histoire des sociétés humaine. M’autorisera-t-on cette métaphore ? : Aussi insolite qu’elle paraisse aux tenants du post scientisme comme du postmodernisme contemporain, elle n’est pas un banal astéroïde, résidu d’un astre mort, se posant sans dégâts notables sur notre petite planète culturelle. Elle est directement héritière de l’ancestrale expérience civilisatrice de l’humanité, que symbolise si bien ‘l’appel à « l’antique sagesse de l’Italie » (dés « l’age archaïque », avant même le déploiement de la civilisation romaine) que nous rappelait G Vico en 1710 et que Jules Michelet voulut traduire pour nous en 1835[2] : « Faire pour comprendre et comprendre pour faire », en faisant appel à cette étrange faculté de l’esprit humain (qu’il nommait, après Cicéron, « l’ingenium »), la faculté de concevoir en reliant. Autrement dit, la faculté de former projets et d’élaborer en tâtonnant des séquences d’actes possibles et descriptibles (et donc reproductibles ) susceptibles d’atteindre ces projets.

Deux siècles avant G Vico, Léonard de Vinci témoignait dans ses ‘Carnets’ de la faisabilité de ces entreprises de conception ; et deux siècles après, P. Valéry retrouvait les traces de cet appel en nous introduisant à « La méthode de Léonard de Vinci » qui allait imprégner ses ‘Cahiers’ pendant cinquante ans.

Aussi ne sera-t-on pas surpris de voir s’ouvrir cette préface par quelques lignes par lesquelles P Valéry nous proposait d’ouvrir les Carnets de Léonard : L’œuvre de H A Simon nous propose aujourd’hui cette même intelligence de l’humaine aventure de la connaissance : Se proposer de questionner sans cesse nos relations au ‘monde de la vie’ en terme de ‘pourquoi pas ?’  et de ‘afin de’.

Pendant les deux derniers siècles, les sciences occidentales se sont voulues exclusivement ‘sciences d’analyse’ n’ambitionnant que de répondre en terme de ‘pourquoi ? ’ et de ‘à cause de’. Ne pouvons-nous re ouvrir le domaine de l’aventure ? : « La conception est d’une excellence telle  qu’elle ne fait pas que montrer les œuvres de la nature, mais qu’elle  produit des formes infiniment plus variées. … Les œuvres que l’esprit exige des mains de l’homme sont illimitées [3]» rappelait Léonard.

Il nous fallait pour cela ré aviver nos capacités de critique épistémologique interne, restaurer l’édifice de l’épistémologie empirique se voulant sans cesse re-formalisante. Pour cela, ne nous faut il pas nous exercer sans cesse à cette ‘obstinée rigueur’ léonardienne qui veille à se souvenir toujours que « forme, substance,action, passent sans cesse l’une dans l’autre [4]», les distinguant sans jamais les disjoindre.

N’est ce pas à cette entreprise que pragmatiquement, H A Simon nous invite aujourd’hui, témoignant avec une sereine modestie de sa légitimité et de sa faisabilité. Que l’on parle avec H Simon des ‘sciences de conception’, ou avec Vico des ‘sciences d’ingenium, ou avec les modernes de ‘nouvelles sciences d’ingénierie’, (sciences fondamentales et non plus ancillaires disciplines analytiques d’application), l’enjeu demeure : Celui de l’exigeante ascèse intellectuelle par laquelle chacun de nous s’attache à «  transformer son expérience en science avec conscience ». H A Simon nous montre aujourd’hui la faisabilité et la légitimité de l’entreprise, pendant qu’Edgar Morin nous rappelle l’urgence des méditations éthiques qui doivent l’accompagner.

Sachons gré à André Demailly d’avoir su nous proposer quelques précieux fils d’Ariane pour nous aider  à explorer avec émerveillement le labyrinthe simonien des sciences de conception, sciences d’antique sagesse et d’urgente actualité.

J.L.Le Moigne



[1] « Les carnets de Léonard de Vinci », traduits de l’anglais. Ed Gallimard, collection TEL

[2] G. Vico, « L’antique sagesse de l’Italie, traduction Jules Michelet,  édition fort bien documentée et présentée, due à B Pinchard, ed. GF Flammarion, 1993

[3] Léonard de Vinci, Carnets (traduction de E.McCurdy), CU f 502, 1162. Je traduis ici le mot italien de Léonard : ‘Disegno’ par le mot ‘Conception’. Je ne crois pas faire de contresens puisque Disegno désigne ‘le dessin à dessein

[4] P. Valery, « L’homme et la coquille », in O.C. II ed. Pléiade p.903



Fiche mise en ligne le 21/01/2005


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