Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par MAHOUDEAU Julien sur l'ouvrage de THOMAS Samuel et MORIN Edgar :
« REGARD SUR EDGAR, Entretiens thématiques avec Edgar Morin, Un film de Samuel Thomas »
     Edition Montparnasse, Paris 2004, 267mn
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC

Les Editions Montparnasse proposent une collection de DVD intitulée « Regards». Celle-ci a pour objectif de présenter soit l’œuvre de scientifiques, philosophes, penseurs, personnages historiques (on y trouve ainsi des regards sur Gilles Deleuze, Fidèle Castro, Toni Negri, Norman Mailer) soit des regards thématiques (Algérie, Iran, Mai 68, etc.).

Edgar Morin, penseur fondamental de notre temps, s’est prêté à cet exercice conduit par Samuel Thomas, les deux hommes nous offrant ainsi une réalisation originale et passionnante. En 2 DVD, celle-ci propose un film en deux parties qui présente une série d’entretiens thématiques avec Edgar Morin, abordant quelques 50 thèmes qui traversent l’œuvre et la vie du grand penseur français. Présentés en séquences vidéo de 5 à 7 minutes, ceux-ci vont d’ « autodidacte » à « utopie» en passant par exemple par « Karl Marx » et « Esprit de la vallée ». Le DVD est complété d’un film autobiographique de 14 minutes, tourné vers l’historique du cheminement de la pensée d’Edgar Morin et l’influence qu’ont pu y avoir quelques évènements essentiels de sa vie. Deux axes peuvent structurer une rapide réflexion autour de ce DVD, l’un portant sur le fond, l’autre sur la forme: s’agit-il d’un bon aperçu de la pensée d’Edgar  Morin ? Le support DVD, qui entre dans la catégorie des hypermédias, permet-il ici des modes d’appréhension du contenu que n’aurait pas permis le livre ? Fond et forme étant pour moi indissociables, cette petite note de visionnage se doit de naviguer de l’un à l’autre…

Pour qui s’intéresse à l’œuvre de Morin, les entretiens sont passionnants. L’exercice a pour objectif une présentation générale de l’œuvre, de l’homme, de la pensée qui l’anime et ce à un double niveau de lecture. Ainsi, ce DVD peut aussi bien être une excellente introduction pour qui veut s’initier, sans lire, à la pensée complexe, qu’un document très riche pour ceux qui, en lisant, ont déjà bien exploré l’œuvre de Morin. En ce sens, le double objectif de médiation est largement atteint. Sur le fond, ce DVD aurait pu être un livre, voulu et écrit par Edgar Morin lui-même et qui aurait ressemblé à Introduction à la pensée complexe  (ESF 1990) ou La complexité humaine ( Flammarion, « Champs – l’Essentiel ») . Sur la forme, le premier DVD présente 21 thèmes et le second 27, les séquences durant entre 5 et 10 minutes : c’est suffisamment long pour permettre à Morin de développer largement certaines idées et suffisamment court pour ne pas noyer l’auditeur dans un exposé trop long et fastidieux. Mon avis personnel est que la pensée de Morin est tout aussi pertinente, percutante et limpide à l’oral qu’à l’écrit, et entendre Edgar Morin parler reste un vrai plaisir. Sur le plan de la réalisation, la plupart des séquences sont filmées en cadrage serré, avec très peu d’opérations de montage et Samuel Thomas joue bien son rôle d’interviewer (connaissant visiblement très bien l’œuvre) en introduisant les séquences ou en les ponctuant par une question.

Allons plus loin. Pourquoi ces thèmes ? On imagine aisément que le choix résulte d’une étroite collaboration entre le réalisateur et Edgar Morin (et la question perd vite de son intérêt). Pour ma part, cédant ici à la facilité de la disjonction/catégorisation, je dirais qu’il est possible de distinguer plusieurs « catégories » au sein de ces thèmes. Une première, la plus importante quantitativement, serait constituée des concepts immédiatement relatifs à la pensée complexe et aux principes épistémologiques qui la sous-tendent, tous ces thèmes étant directement traités dans les différents volumes de La Méthode : connaissance, complexité, sciences, méthodes, dialogique, réforme, compréhension, organisation, émergence, vie, pensée, réel, nature, récursion, idée, incertitude, écologie de l’action, objectivité, je, observation. Une deuxième catégorie regrouperait les thèmes plus « humanistes » : bien-être, utopie, prose et poésie, fraternité, amour, humanisme. Une troisième catégorie pourrait être celle des concepts plus directement sociologiques dans l’œuvre de Morin : adolescence, le double, fantôme, alter-ego, journal, sociologie, littérature, cinéma, documentaire, fiction, Karl Marx, penseurs et intellectuels. Tandis qu’une dernière catégorie serait celle de quelques thèmes typiquement morinien : chaosmos, terre-patrie, Evangile anti-évangile, esprit de la vallée. Il va de soi que cette catégorisation est arbitraire et que nombre de thèmes trouveraient une place justifiée dans plusieurs catégories. Elle n’a d’autre objectif que de rendre compte ici du champ thématique traité dans ce DVD. En outre, l’absence de catégorisation est à l’évidence voulue par l’auteur et par Edgar Morin. Car c’est précisément le mélange des sujets abordés dans les différentes séquences qui rend le mieux compte de la pensée complexe que développe Morin depuis si longtemps.

Il n’est bien sûr pas possible d’entrer dans le détail des thèmes, qui reflètent au plus près la pensée d’Edgar Morin, et il est ici plus constructif de se demander quels sont les principes qui ont présidés non au choix mais à l’organisation de ces thèmes entre eux : pourquoi cette organisation du contenu ?  Dans la mesure où il apparaît d’emblée que les séquences ne sont pas proposées selon un ordre alphabétique, y a-t-il une logique implicite de consultation ? Car le fait est qu’un choix a été opéré par l’auteur et Edgar Morin, choix d’enchaînement des séquences en mode film documentaire, choix que l’on retrouve dans l’interface de navigation par thème, où les séquences sont listées selon le même enchaînement que celui proposé en mode documentaire. L’on bascule ici sur les questions de forme : en effet, le DVD impose quelques réflexions sur les modalités d’appréhension des contenus. Par nature, le DVD est un support numérique offrant deux situations de consultation liées aux deux dispositifs techniques de lecture : la télévision (lecteur DVD connecté au téléviseur) et l’ordinateur. Or ces deux machines entraînent des modalités manipulatoires radicalement différentes : sur écran de télévision, le dispositif de manipulation se réduit à la télécommande du lecteur DVD, qui permet des navigations dans un menu par opération de déplacement et sélection (haut, bas, sélectionner, sortir). Sur ordinateur, le dispositif de manipulation est la souris, qui remplit le même rôle de sélection, mais permet en plus une part d’interprétation du comportement de l’utilisateur par analyse des mouvements et actions de la souris. On pourrait donc s’attendre à ce que l’appréhension du contenu diffère en fonction de la machine. Or, comme sur un très grand nombre de DVD, il n’en est rien. En effet, en dépit de la différence télécommande/souris, la consultation sur ordinateur n’offre aucune possibilité supplémentaire d’interaction.

Dès lors, si nous revenons aux questions d’organisation du contenu, le DVD « Regard sur Edgar » propose d’abord la modalité filmique linéaire et classique: les séquences vidéo s’enchaînent (quelques séquences sont ouvertes ou entrecoupées d’une phrase mettant en exergue et « symbolisant » en quelque sorte la pensée de Morin sur le thème en cours), comme si nous regardions un documentaire sur Arte. Nous sommes alors ici dans le cadre classique de la vidéo qui dénie toute interaction du spectateur. Il apparaît en fait clairement qu’existent des liens subtils d’enchaînement des séquences : des idées, notions ou concepts qui sont évoqués ou esquissés dans un thème font l’objet du thème suivant. Pour prendre un exemple parmi d’autre, le thème « Méthode » met l’accent sur le problème fondamental de l’erreur et de l’illusion dans les processus de connaissance, le thème suivant, « Diafoirus et Trisotin » mettant quant à lui l’accent sur le fait que la science classique est très loin d’avoir dissipé le problème de l’erreur et de l’illusion. S’érigeant en détenteurs de la certitude scientifique ou en maîtres des discours les plus aboutis, nombre de Diafoirus et Trisotin contemporains continuent de fonder leur science sur une épistémologie cartésienne et déterministe qui ignore ou néglige le problème de l’erreur et de l’illusion. D’où le besoin qu’a ressenti Edgar Morin d’une méthode.

Mais la structuration en informations numériques sur DVD permet de pénétrer dans la sphère des hypermédias : la consultation des documents, découpés en unités sémantiques, se fait alors au choix de l’utilisateur. Que l’on se serve d’un ordinateur ou d’un téléviseur, il est ainsi possible d’accéder au menu racine qui permet de consulter le thème de son choix, en dehors de la linéarité des séquences vidéo qui s’enchaînent. Il s’agit donc ici du degré minimal d’interactivité permise par le support DVD. Sur ordinateur, on peut considérer qu’un degré supérieur d’interactivité aurait été de pouvoir disposer d’outils spécifiques : par exemple, outil de sélection de séquence pour permettre à l’utilisateur de créer son propre « cahier des réflexions d’Edgar Morin ». Autre exemple : aurait-il été possible de pouvoir intégrer dans la visualisation vidéo des éléments de digression/relation avec d’autres thèmes de pensée, en permettant à l’utilisateur de sélectionner un mot au sein du discours pour faire apparaître soit les concepts corrélés, soit l’ensemble des unités qui font appel à ce mot ? Il faut bien reconnaître que l’intégration de tels outils interactifs est difficile à mettre en place au sein de séquences vidéo destinées à être aussi consultées sur téléviseur. C’est tout naturellement que la spécificité du DVD par rapport à la vidéo classique se trouve concentrée dans ce premier degré d’interactivité, au travers de la possibilité d’accès par thème. Paradoxalement, on en attend plus en terme d’interactivité d’un CD-Rom, le DVD étant simplement ici support de stockage plus massif et production consultable sur téléviseur à degré minimal d’interactivité.

La consultation thématique aboutit alors au paradoxe suivant, au demeurant tout à fait acceptable : d’un côté une collection de pensées qui se consultent sans ordre prédéfini, ce choix étant laissé à l’utilisateur, et de l’autre l’absence de véritable « navigation hypermédia » entre ces unités sémantiques. Ce paradoxe se retrouve dans les ambitions exprimées : le sous-titre indique « un film de Samuel Thomas », et la dimension filmique est bel et bien dominante. Mais la présentation du DVD (trouvée sur le site Internet de l’éditeur) indique que « plus encore qu’une simple tribune offerte à un penseur, ce film est en soi une application de ses hypothèses, car il est une tentative de relier ces « thèmes-clés » les uns aux autres, en un ensemble à l’image de Morin, qui se joue, comme l’on sait, des cloisonnements disciplinaires. » Bien sûr, l’ensemble constitue un tout où les parties se relient les unes aux autres par le fait que les concepts et idées s’entrecroisent et s’entr’appellent. Proposons un clin d’œil : le tout est-il ici aussi plus et moins que la somme des parties ? On serait tenter de répondre oui : la pensée d’Edgar Morin, appréhendée comme un tout (au travers du DVD), dépasse la somme des parties distinctes de son œuvre (présentées ici en unités thématiques), mais « l’œuvre-DVD » en tant que tout n’épuise pas la richesse des parties. Les parties contiennent-elles le tout ? Oui, ou du moins la potentialité du tout, si l’on admet que chaque séquence en appelle une autre qui en appelle une autre qui renvoie à un texte qui renvoie …etc., ce mouvement créant des boucles cognitives qui actualisent le tout.

Si bien que pour revenir à la question posée plus haut sur une éventuelle logique de consultation, on peut proposer les éléments suivants: une logique subtile d’enchaînement se devine dans le mode documentaire, mais dès que l’on sort de la linéarité filmique, la seule logique (au sein d’unités sémantiques prédéfinies) est celle que l’utilisateur met en mouvement lors de la consultation. Il n’y a là rien que de très normal pour un dispositif hypermédia. Mais force est alors de reconnaître que rien ne distingue ce DVD d’un livre qui présenterait les mêmes unités sémantiques précédées d’une introduction précisant qu’elles sont consultables sans ordre préétabli…si ce n’est le format audiovisuel et le plaisir de voir l’homme derrière l’oeuvre! Pour Edgar Morin, il est probable qu’il s’est agi de tenter une expérience audiovisuelle de vulgarisation plus complète et mieux maîtrisée que celles qu’offrent les plateaux de télévision, et l’entreprise est entièrement réussie.

En manière de conclusion, on pourra proposer un rapprochement avec deux autres dispositifs hypermédias destinés à présenter l’œuvre de Morin : Le site brésilien
http://edgarmorin.sescsp.org.br/ et le site danois  http://www.bouchet.dk/morin/morin.asp. Dans la mesure où il s’agit d’hypermédias en ligne, non orientés vers la linéarité filmique, on peut s’attendre à un degré d’interactivité plus développé que sur un DVD. Mais ceci fera peut-être l’objet d’une autre note de lecture !

Julien Mahoudeau

Fiche mise en ligne le 10/09/2005


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