Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par DEMAILLY André sur l'ouvrage de CLENET Jean & POISSON Daniel (Coord.) :
« COMPLEXITE DE LA FORMATION ET FORMATION A LA COMPLEXITE »
     Ed. L’Harmattan, Coll. « Ingénium », ISBN 2-7475-9256-1, Septembre 2005, 286 pages.
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Cet ouvrage met à la portée d’un large public une sélection des contributions au Grand Atelier MCX (Modélisation de la Complexité) qui s’est tenu à Lille, en Septembre 2003, sur le thème « Formation et Complexité ». Il est organisé en 4 chapitres – les fondements, les conceptions, les pratiques, les apprentissages – respectivement introduits et coordonnés par Jean Clénet, Pascal Roquet, Daniel Poisson et Martine Beauvais. En guise de conclusion, François Ott retrace sa rencontre avec « la complexité en formation », en jouant sur les divers sens de cette expression (« action de former autrui à la pensée complexe », « mise en forme de l’expérience de la complexité »).

On soulignera que cette entreprise était nécessaire, puisque nombre de penseurs de la complexité n’ont cessé d’imputer certains maux de notre civilisation aux déficiences ou aux orientations de nos pratiques éducatives et formatives. Mais on remarquera aussitôt qu’elle est tardive puisque la plupart d’entre eux ont longtemps diffusé leurs thèses de manière tout aussi doctrinale, sans s’interroger sur la complexité de l’action même d’enseigner et de former.

Pour rendre compte de ces contributions, on butinera de ci de là, en allant des plus stimulantes à celles qui le sont moins. Ainsi, en ce qui concerne la direction à prendre, c’est l’idée de développement durable, dans un contexte de monde global et de société de la connaissance, qui nous invite à penser autrement tant la politique et la science (qui ne peuvent plus être considérées comme les seuls instruments de pilotage des sociétés) que la formation des individus (qui ne peut plus être transmission de savoirs figés mais développement des capacités de cognition et de responsabilisation). Il est remarquable que cet appel nous vienne de Teresa Ambrosio, qui participe activement aux travaux de la Commission européenne et nous sort ainsi de notre nombrilisme à courte vue. Ce souci de penser et d’agir autrement est magnifiquement illustré par l’invention d’ARTEM à Nancy (Claude Cremet, Christian Brassac), un vaste projet pédagogique qui conjugue une histoire (plus girondine que jacobine), une occasion (des ressources immobilières), des acteurs (enseignants et décideurs territoriaux), une nécessité (la production de biens et services de plus en plus immatériels dans un contexte de plus en plus incertain), une vision (de mise en réseau de trois grandes écoles et de tout un tissu industriel) et une philosophie (pragmatique et ouverte).

En écho à cet exemple de conception organisationnelle, André Giordan nous rappelle que tout apprentissage est « conception » qui implique une intention ou un projet, une élaboration via la mobilisation d’autres connaissances ainsi qu’une métacognition qui lui donne sens. Il nous invite aussi à rester à l’écoute de la nature et des solutions qu’elle a testées sur des millions d’années (« bionique » et « physionique »). Et s’agissant plus particulièrement de la conception technique, Jacques Perrin précise que la formation des ingénieurs est une formation à la conception d’artefacts (matériels ou immatériels, techniques ou organisationnels) qui s’appréhendent tant du point de vue des « fonctions » qu’ils doivent remplir que des « solutions techniques » qu’ils mettent en œuvre. Dans cette perspective, la pédagogie par projet est la plus adéquate, bien qu’elle soit souvent biaisée par la prédominance de l’aspect « solutions techniques » sur l’aspect « fonctions ». Selon nous, cette prédominance s’observe aussi chez l’ingénieur en activité, tant il a du mal à s’abstraire du « Zeitgeist » du moment qui tend à associer telle fonction à telle autre ou telle fonction à tel agencement : par exemple, en matière aéronautique, le pilotage à l’incidence (et non à la courbure) et l’incidence à l’avion classique (à empennage arrière). On ajoutera aussi que la conception appelle toujours un « tiers » qui serait le « par rapport à quoi ? » des fonctions et des solutions (moins cher ? plus efficacement ? en vue d’autres objectifs ? pour d’autres usages ?) et qui peut revêtir de multiples formes, à commencer par l’épuisement des sources d’énergie fossiles. C’est cette prégnance du « tiers » qu’explorent avec talent Rosette et Jacques Bonnet en montrant que les cadres sont de plus en plus appelés vers « des activités de prospective et de coordination, dans un contexte d’incertitudes locales et globales » (p. 126) ; ce qui en fait des navigateurs en mers houleuses (de cultures, de logiques, de pratiques) et en quête de sens.

Au plan des pratiques formatives, Marie-José Avenier nous fait observer qu’il est quelque peu paradoxal de prétendre introduire à la pensée complexe dans un cadre institutionnel qui la nie, alors que les théories du chaos passent bien mieux puisqu’elles se ramènent au maniement d’équations non linéaires. Marie-José Barbot dresse un constat similaire à propos de l’autoformation s’appuyant sur des ressources en ligne, plus centrées sur le produit ou le médium que sur l’utilisateur. Henri Vieille-Grosjean nous réconforte cependant en dévoilant les trésors d’ingéniosité et d’inventivité d’ouvriers de maintenance qui parlent peu tout en apprenant fort bien à débrouiller les pannes. Diderot disait déjà que « dans l’atelier, c’est le moment qui parle et non l’artiste » ; ce qui nous renvoie au paradoxe de ce « Grand Atelier » qui ne pouvait être que « colloque » et dont la trace écrite sacrifie les échanges « à chaud » des petits ateliers à l’ordonnance plus froide des conférences magistrales. Martine Beauvais et Bruno Tardieu y ajoutent d’autres paradoxes qui ont trait à la démarche de l’accompagnant en formation (écartelé entre la « mise à distance » et le « sens de l’ingérence ») et aux riches apports des plus démunis.

C’est du côté des fondements que se situe le talon d’Achille de cet ouvrage roboratif et « fringant » (cf. André de Peretti, p. 83), avec le sentiment que ce que disait Bertrand Russell des mathématiques (dans la préface des « Principia Mathematica ») - « les plus fortes évidences ne sont pas établies aux axiomes mais à quelques théorèmes postérieurs » - vaut également pour le paradigme de la complexité. Les théorèmes postérieurs sont bien dégagés par Jean Clénet (pp. 19-38) mais les propos s’embrouillent dès qu’on remonte un peu plus en amont. Ainsi, chaque intervenant se réclame de divers « grands auteurs », sans prendre garde que leurs thèses sont inconciliables, appellent des cheminements divergents, ou ne sont pas celles que l’on croit. Citons quelques exemples. Il est de bon ton de citer Piaget (« l’intelligence organise le monde en s’organisant elle-même », p. 188) en oubliant d’ajouter, comme le remarque Varela (autre auteur cité) que celui-ci « semble n’avoir jamais douté ni de l’existence d’un monde prédonné et d’un sujet indépendant de la connaissance, ni de l’idée que le développement cognitif possède un point d’aboutissement logique et prédonné » (« L’inscription corporelle de l’esprit », 1993, pp. 239-240). A l’inverse, Popper est récusé sous prétexte qu’il parle « de connaissance objective » (p. 188) alors que cette expression à trait à un « 3ème monde » constitué de connaissances enregistrées sur des supports matériels ; lesquelles auraient dès lors le même statut d’objet que les nids et termitières qui témoignent du savoir-faire de leurs bâtisseurs animaux. Sous la plume de Jean-Louis Le Moigne, Giambattista Vico se présente comme le sympathique visionnaire d’une forme de rationalité, à la fois critique et téléologique, qui se joue des pièges « du rasoir de la déduction et du délire onirique de l’induction » (pp. 43-44) ; mais sous celle de Bruno Pinchard, il revêt les habits plus équivoques de chantre des « superstitions fondatrices » (p. 49) et d’une « logique poétique » ou « mythologie » que Bruno Tardieu (pp. 251-252) appelle par ailleurs à détruire (« matar los mitos », tout au moins ceux qui ont trait à la misère ou au racisme). Bien entendu, ces incohérences, imprécisions ou légèretés sont immédiatement absoutes ou dissoutes au nom d’un miraculeux principe dialogique, que ne contrebalance que la rigueur imperturbable mais trop chichement dosée (ou « mesurée ») d’un Philippe Boudon (à propos de la distinction entre « processus » et « opération »).

A ce train, on risque de passer des remises en question dans une perspective « constructiviste » aux abysses vertigineux du doute « déconstructionniste », fort en vogue dans les « Cultural Studies » (cf. l’intervention de Michel Alhadeff). Pour conjurer une telle dérive, on peut appeler l’humour poétique à la rescousse, notamment celui de David Lodge qui met en scène, dans « Jeu de société » (1988, 1991, pp. 231-232), une jeune et brillante universitaire spécialiste des jeux de déconstruction littéraire (Robyn Penrose), son petit ami également fort versé dans ce domaine (Charles) et un PDG (Vic Wilcox) qui accueille celle-ci en stage dans son usine au titre des échanges « université-industrie ». Robyn rend compte de son expérience à Charles :

- Charles : Tu me disais qu’ils ne s’intéressaient pas beaucoup au poststructuralisme à l’usine. Pas vraiment surprenant, tu ne trouves pas ?

- Robyn : Mais ça ne te gêne pas un peu ? Que la plupart des gens s’en foutent comme… comme de l’an quarante de tout ce qui compte le plus pour nous ?

- Charles : Pourquoi veux-tu que ça me gêne ?

- Robyn : Quand Wilcox commence à me taquiner et à me dire que les diplômes de lettres sont une perte sèche pour un pays, alors…

- Charles : Il le fait souvent ?

- Robyn : Oh, oui, on se chamaille tout le temps… Toujours est-il que, pour lui répondre, je me vois contrainte d’utiliser des arguments auxquels je ne crois plus réellement, comme par exemple la nécessité de maintenir une tradition culturelle, d’améliorer la capacité de communication des étudiants – des arguments que de vieilles barbes comme Philip Swallow (le président de l’Université) débitent à longueur de journée. Car si je lui disais que nous parlons à nos étudiants de la dérive perpétuelle du signifié sous le signifiant, ou de la façon dont chaque texte remet immanquablement en cause le sens précis qu’il affiche, il me rirait au nez.

- Charles : Tu ne peux pas expliquer le poststructuralisme à quelqu’un qui n’a pas même découvert la tradition humaniste.

- Robyn : Précisément. Mais est-ce que, de ce fait, nous ne devenons pas des marginaux ?

Charles prit son temps pour réfléchir à la question. « Les marges impliquent un centre, finit-il par dire. Mais l’idée de centre, c’est précisément ce que le poststructuralisme remet en cause. Une fois que tu acceptes l’idée qu’il puisse y avoir un centre devant des gens comme Wilcox, ou comme Swallow, ils vont tout de suite en revendiquer la propriété et tout justifier par référence à cela. Démontre-leur, en revanche, que c’est une illusion, une erreur de raisonnement, et leur position s’effondre. Nous vivons dans un monde décentré.

- Je sais, dit Robyn. Mais qui est-ce qui paie ?

- Qui est ce qui paie ? répèta Charles l’air ahuri.

- C’est toujours ce que répète Wilcox : ‘Qui est-ce qui paie ?’ ‘Le pain ne vous tombe pas tout cuit dans le bec’. Il dirait, je l’entends d’ici, qu’il faut bien que quelqu’un paie nos séminaires sur le déconstructionnisme. Pourquoi veux-tu que la société paie pour s’entendre dire des choses comme : on ne dit pas ce qu’on veut dire ou on ne veut pas dire ce qu’on dit ?

- Parce que c’est la vérité.

- Je croyais que la vérité n’existait pas, dans l’absolu.

- Dans l’absolu, non. Charles semblait exaspéré. De quel côté es-tu, Robyn ?

- Je me fais l’avocat du diable.

- Après tout, pour ce qu’on nous paie », dit Charles qui aussitôt se replongea dans sa lecture.



Fiche mise en ligne le 18/02/2006


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