Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par BOUDON Philippe sur l'ouvrage de EVERAERT-ESMEDT Nicole :
« Interpréter l’art contemporain. La sémiotique peircienne appliquée aux œuvres de Magritte, Klein, Duras, Wenders, Chavez, Parant et Corillon »
     Ed. De Boeck Université, Collection « Culture & Communication » ISBN 2-8041-5022-4, 2006, 318 pages.

         Vim Wenders, Magritte, Klein, Duras, Corillon, Chavez, jusqu’au cas (déconcertant ?) de Parant, le lecteur de cet ouvrage n’aura que l’embarras du choix pour « entrer » dans la sémiotique de Ch. S. Peirce, à juste titre réputée difficile. Mais tandis que son caractère théorique entraîne cette réputation de la sémiotique peircienne, ce sont là des « applications » qui permettront, à travers ces multiples monographies, d’en aborder les questions de façon plus « concrète ». Quant aux lecteurs de la lettre MCX ils pourront compléter leurs notions de la sémiotique peircienne, ici mises en oeuvre dans un domaine tout autre que celui de la gestion, dont Bernard Morand avait fait de son côté un autre domaine d’application de la sémiotique de Peirce, dans sa Logique de la conception (L’Harmattan, 2004, cf la note de lecture  par André Demailly sur le site mcxapc.org). C’est dire que de la gestion à l’art, la sémiotique peircienne manifeste bien le caractère de généralité que lui assignait son fondateur et qui permet, comme il le souhaitait, d’envisager une sémiotique appliquée à divers domaines : « Un grand desideratum, c’est une théorie générale de toutes les espèces de signes possibles, et leurs modes de signification, de dénotation et d’information, et de tous leurs comportements et propriétés, dans la mesure où ils ne sont pas accidentels ».


            On ne saurait faire le tour ici des cas examinés, ni les résumer, ce qui aurait peu d’intérêt puisque ce sont eux qui permettent d’entrer dans cette application de la sémiotique peircienne. Aussi l’exercice du lecteur comptera plus que le rapport qui pourrait en être fait. Je soulignerai plutôt ici l’utile éclairage qu’apporte l’ouvrage à l’amateur de la sémiotique-logique-philosophie de Peirce sur quelques points cruciaux à mes yeux.

            Cette fois encore, après un ouvrage antérieur déjà éclairant, le rapport de Nicole Everaert-Desmedt à la sémiotique de Peirce aide considérablement à accéder à une philosophie dont la logique est souvent difficile, soit dit sans esprit critique ici des divers commentaires de son oeuvre. Ceux qu’on trouve ailleurs paraissent souvent plus hermétiques pour l’amateur pour la raison, peut-être, qu’ils privilégient le philosophique sans trop s’appesantir sur le sémiotique. Dans le fond la « complexité » de son oeuvre pourrait tenir à ce que philosophie, logique et sémiotique, chez lui, ne font qu’un, ce qui fait de l’oeuvre de Peirce un cas d’étude particulièrement intéressant pour l’étude de la complexité. Mais ce ne sera pas le sujet de ce compte-rendu, et je me bornerai à indiquer ici sur quels concepts l’ouvrage apporte des précisions conceptuelles d’importance à l’architecturologue.

            L’hypoicône, d’abord, restait jusqu’ici un concept assez mystérieux pour moi. Or le lecteur de Peirce sait qu’il n’est pas toujours facile d’aller directement trouver dans son oeuvre le lieu où se trouve telle définition satisfaisante tant elles sont retravaillées par lui-même, changeant parfois de nom au cours de son oeuvre, malgré sa « morale terminologique ». En l’occurrence Nicole Everaert-Desmedt me la fournit : elle est un « signe symbolique, conventionnel, relevant de la tiercéité, qui produit un effet de similitude quand la convention est si généralement admise ... qu’elle se naturalise, qu’on en vient à l’oublier. » (p. 35). Elle montre comment la distinction de Magritte entre « ressemblance » et « similitude » y renvoie : la première étant icône pure, la seconde hypoicône. La similitude entre la pipe et l’objet pipe n’est pas la ressemblance de la pipe à elle-même.

            Une telle compréhension de l’hypoicône me permet d’en offrir un exemple relatif à l’architecture, la similitude d’un temple avec un autre temple étant une chose, le caractère de temple d’un édifice qui en fait un « temple » en étant une autre. La distinction est certes délicate, mais d’importance. Du point de vue de l’architecturologie elle renvoie à la distinction entre échelle de modèle, - laquelle relève de la similitude, icône donc -, et échelle socio-culturelle, - hypoicône, quant à elle, en ce que la convention s’oublie dans le type - : une raffinerie est semblable à une autre, mais le fait de voir, dans le Centre Pompidou, comme de mauvaises langues ont pu le dire, une « raffinerie », est d’autre nature. En termes peirciens, la première question s’inscrit dans la tiercéité, la seconde dans la priméité. L’architecturologue trouve donc là la validation de la distinction entre deux échelles architecturologiques souvent si proches l’une de l’autre que la distinction peut être difficile : l’échelle de modèle et l’échelle socio-culturelle. Quatremère de Quincy ne l’avait-il pas déjà formulée à sa manière dans sa distinction du type et du modèle, déclarant que tout est précis dans le modèle, tout est flou dans le type, et se plaignant de ce qu’ « il est des adversaires, dont la vue courte et l’esprit borné, ne peuvent comprendre dans la région de l’imitation, que ce qui est positif. Ils admettent, si l’on veut l’idée de type, mais ne la comprennent que sous la forme et avec la condition obligatoire de modèle impératif» (Encyclopédie Méthodique, Architecture, tome III, Paris, 1825, article « type»). C’est le point majeur la Théorie de l’imitation de Quatremère de Quincy qui se trouve ici éclairée par Peirce via Nicole Everaert-Desmedt.

            Toutefois, si tout compte-rendu, pour être crédible, doit comporter une dose minimum de critique, sans laquelle le lecteur risque de tenir la louange pour un parti-pris, celle que j’adresserais viserait, plutôt que Magritte ou Peirce, un auteur sur lequel Nicole Everaert-Desmedt prend parfois appui. Il s’agit de Nelson Goodman lorsque celui-ci écrit que « presque n’importe quelle peinture peut représenter presque n’importe quoi, c’est-à-dire que, étant donné une peinture et un objet, il y a généralement un système de représentation, un schéma de corrélation grâce auquel la peinture représente l’objet (...) Le réalisme est une question d’habitude » (Goodman, Langages de l’art,  1976, p. 38). Non que le philosophe n’ait « presque » raison. Mais ne faudrait-il pas expliquer ce « presque » ? Car on ne voit pas, par exemple, qu’une maison puisse représenter une ville, n’en déplaise à Alberti ![1]..Or la sémiotique de Peirce me semble ignorée de Goodman, ce qui amoindrit grandement à mes yeux l’intérêt des propos que le philosophe tient sur l’art en général et l’architecture en particulier.

            Autre concept de Peirce difficile à mes yeux, celui d’objet dynamique, dont on sait qu’il se distingue, chez lui, de l’objet immédiat. Nicole Everaert-Desmedt écrit ceci à son endroit : « L’objet immédiat, inscrit dans le signe, n’est, d’après Peirce, qu’un aspect de l’objet dynamique, c’est-à-dire de l’objet tel qu’il est, dans sa « réalité ». C’est l’objet dynamique qui détermine le signe (ou representamen) à le représenter sous un certain point de vue, celui de l’objet immédiat. Mais le signe ne peut pas exprimer l’objet dynamique, il ne peut pas le faire connaître ; il ne peut que l’indiquer, et laisser l’interprète le découvrir par expérience collatérale », expérience fournie par d’autres signes (Peirce, C.P. 8.314). Une telle description me paraît proprement pragmatique. C’est elle qui permet à l’auteur de rendre compte des monochromes d’Yves Klein, que l’auteure interprète comme l’icône de l’immatériel : le peintre « parvient à faire oublier le tableau comme chose concrète, comme lieu de matérialisation, au profit de la présence de la couleur seule ». Le tableau d’Yves Klein n’est plus appréhendé comme tableau de telle forme et de telles dimensions, - un « sinsigne » selon les catégories de Peirce – mais « comme un pur rayonnement de couleur », un « qualisigne ». Magritte exemplifie aussi bien le concept d’objet dynamique : « vous ne pouvez pas fumer ma pipe » disait Magritte, rappelle Nicole Everaert-Desmedt. La pipe servant à fumer dans la réalité est l’objet dynamique, l’objet immédiat étant la pipe représentée visuellement.

            Tenté sur ce point d’aller lire chez Bernard Maurand ce qui concerne l’objet dynamique, j’y trouve la citation de Peirce qui m’apporte cet éclairage : « supposons que je m’éveille le matin avant ma femme, et qu’ensuite elle se réveille et me demande : « Quelle genre de journée est-ce ? ». Ceci est un signe, dont l’Objet, tel qu’il s’exprime, est le temps qu’il fait en ce moment, mais dont l’Objet Dynamique est l’impression que j’ai vraisemblablement retirée du coup d’oeil que j’ai jeté entre les rideaux de la fenêtre. Son interprétant, tel qu’il est exprimé, est la qualité du temps, mais son Interprétant Dynamique est mon acte de réponse à sa question. » Peirce distingue alors « l’objet immédiat qu’est la notion du temps actuel, non pas son caractère, mais son identité. L’objet dynamique (étant) l’identité des conditions météorologiques actuelles ou réelles du moment » (Peirce, C.P. 8.314). Ce léger décalage, entre pipe et pipe, ou temps qu’il fait et ... temps qu’il fait, c’est, en architecturologie, celui qui fait passer du canard au lapin, dans ce fameux croquis de Jastrow qui occupe Wittgenstein, et qui prend nom, en architecturologie, d’échelle sémantique. C’est, de la même façon, ce qui, en architecture cette fois, distingue le gratte-ciel qui se trouve à l’intersection de la Vème avenue et de Broadway, à Manhattan – objet dynamique – et le « Flat Iron » - ce « fer à repasser »... comme l’on nommé les New Yorkais - objet immédiat dans la terminologie de Peirce. On m’excusera d’aller chercher mes exemples dans l’architecture et l’architecturologie plutôt que dans la gestion. Mais le lecteur plus soucieux de celle-ci pourra aussi bien aller s’informer de la sémiotique peircienne dans l’ouvrage de Bernard Maurand, tandis que celui de Nicole Everaert-Desmedt est plus interprétable du côté de l’art et, partant, de l’architecture. Pourtant si j’évoque ici le premier à l’occasion du second, c’est bien que la sémiotique de Peirce se veut générale. Quant à l’architecturologue, soucieux de « conception », il trouvera dans la distinction entre « objet dynamique » et « objet immédiat » un écho de la nécessaire distinction entre « échelle » et « embrayage ». Mais je m’arêterai ici de crainte de trop faire souffrir ici le lecteur.

            Avec les Monochromes d’Yves Klein, c’est encore le concept de « Pensée iconique », ou de « pensée rhématique » (p. 111) que l’auteur fait apparaître au lecteur. Nicole Everaert-Desmedt nous y fait aisément accéder en citant l’expression d’Yves Klein d’être « tout dans tout » et en nous disant que le spectateur passe de l’« univers de la couleur » à « la couleur de l’univers ». qui a regardé les monochromes en question pourra saisir la pertinence du propos. Mais ici l’on peut ressentir une sorte de paradoxe : comment est-il possible à l’auteure de nous faire ressentir cette « pensée iconique » sachant qu’au dire de Peirce lui-même la priméité s’évanouit dès qu’on en parle ? Et, dans mon souci d’établir derechef quelque connexion avec l’architecture, me revient à l’esprit cette expression de Le Corbusier qui m’a toujours parue paradoxale, expression par laquelle il arrive à nous dire que l’espace est ... « indicible ». Peut-être faut-il ici s’interroger sur la question de savoir si la pensée iconique est pensée et, du même coup, peut être « pensée » ce qui ne peut s’énoncer. Mais si, comme conclut Nicole Everaert-Desmedt, « L’objectif d’une oeuvre d’art est de capter la priméité », la crainte qu’on peut avoir de ne plus pouvoir regarder les oeuvres d’un Klein ou d’un Magritte disparaît car, passé le détour par la tiercéité de la sémiotique elle-même, celle de Peirce comme celle de l’auteur qui réussissent malgré tout à dire la priméité, s’impose le retour à cette priméité elle-même. L’auteure n’a donc pas tort d’écrire (p 67) qu’en faisant de Magritte un objet de recherche étudié à la lumière de Peirce, s’accroît notre capacité de réception esthétique d’un peintre particulièrement exposé à la « banalisation culturelle », via tant de publicités, d’affiches ou de couvertures de livre. Sans doute le regard que je porte sur les monochrômes d’Yves Klein n’est plus le même après avoir lu Nicole Everaert-Desmedt, et pourtant ce regard retournera d’autant plus à la priméité qu’ils expriment. Tout comme, sans doute, la couverture du livre de B. Maurand, tirée d’un tableau de Magritte, prendra elle-même une nouvelle dimension pour les lecteurs lorsqu’ils auront lu les pages concernant la distinction entre « ressemblance » et « similitude ».

            Pour terminer, un des points majeurs de l’ouvrage est peut-être le propos tenu sur l’art et la science, qui articulent différemment les trois catégories de Peirce dans le schéma qu’en propose Nicole Everaert-Desmedt : tous deux, art ou science, modifient le symbolisme, mais l’une vise à saisir le réel en y intégrant le possible comme condition tandis que l’autre vise à saisir le possible  entraînant une nouvelle perception du réel qui en est la conséquence. Pour l’architecturologue, qui tient à ne pas confondre l’art de l’architecture et l’architecture comme objet de science, la distinction est d’importance.


[1] Sur ce point je me permets de renvoyer le lecteur à mon article E comme Échelle(s) à paraître dans le prochain numéro des Cahiers de la Recherche architecturale et Urbaine

Fiche mise en ligne le 25/06/2006


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