Rédigée par SORVIG Kim & QUILLIEN Jenny sur l'ouvrage de SALINGAROS Nikos A. : |
« A THEORY OF ARCHITECTURE » Umbau-Verlag, Solingen, Germany, 280 pages, ISBN 3-937954-07-4, 280 pages. |
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NDLR : Cette note de lecture fut initialement rédigée en anglais par Kim Sorvig (Université du Nouveau Mexique, Département d’Architecture et de Planification) et Jenny Quillien (Laboratoire d’Anthropologie), membres du FRIAM (Applied Complexity Group), Santa Fé, Nouveau Mexique. Sa traduction française est établie par Jenny Quillien et André Demailly, qui ont pu éclairer le contexte (en changeant de culture) par deux ‘notes des traducteurs’ (in fine)
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« C’est l’homme qui accepte l’incohérence, non la nature. »
N. Salingaros, A Theory of Architecture
Pour faire avancer les sciences, il n’est pas besoin d’être infaillible ou omniscient. Les erreurs et les lacunes étaient le lot de tous nos géants intellectuels. L’avancement des sciences dépend de ce que Jacob Bronowski, dans Science and Human Values, nous a si éloquemment rappelé : la capacité d’être tout à fait sincère et assez courageux pour quitter le cocon des questions sans danger et sans grand intérêt pour le marécage des questions difficiles. L’esprit de Jacob Bronowski a dû marquer les travaux de Nikos Salingaros. A Theory of Architecture nous mène directement au cœur des questions difficiles. Salingaros veut faire avancer notre compréhension des formes esthétiques de notre environnement bâti en utilisant les mathématiques, la thermodynamique, le néodarwinisme, les théories de la complexité et les sciences cognitives. Il s’inspire beaucoup de The Nature of Order, un ouvrage en quatre volumes récemment publié par l’architecte Christopher Alexander, et s’adresse à des lecteurs connaissant les travaux de ce dernier et disposant d’un bon bagage mathématique et scientifique.
Il s’agit essentiellement d’un recueil d’essais (en fait, des articles publiés dans diverses revues) qui relèvent plus de la pensée en gestation (avec ce qu’elle peut recéler de zones d’ombre et d’exagérations) que de l’œuvre aboutie. A cet égard, l’usage aventureux de certains termes scientifiques et de certaines analogies mettra la patience des spécialistes à rude épreuve mais la récompensera aussi. Une refonte plus cohérente et plus généreusement illustrée de ce travail faciliterait la tâche du lecteur. Pour l’instant, il revient à celui-ci d’en trouver et tisser (à son gré) les fils conducteurs. Il nous semble, quant à nous, que les observations les plus pénétrantes de Salingaros se réfèrent aux questions relatives à l’impact de la complexité et des niveaux d’échelle sur la qualité de la conception architecturale. Cette note de lecture se limite à cet aspect du livre.
Les systèmes complexes – ceux qui sont composés de nombreux agents qui interagissent d’une façon plus ou moins indépendante - sont caractérisés par des « propriétés émergentes », correspondant à des « patterns d’organisation » de ces agents à des niveaux d’échelle toujours supérieurs1. On en trouve de nombreux cas qui illustrent le caractère crucial des lois qui en rendent compte. Ainsi, celles de similitude ou de ressemblance des différents composants d’un arbre (du rameau au tronc, en passant par la branche). De même, celles de rapport ou de proportion, dont celles de « dominance » ou de « pouvoir » qui ont trait à la distribution des arbres dans l’espace de la forêt. Ces éléments visuels, qui se combinent et se recombinent en « patterns multi-scalaires perçus », sont aptes à nous aider dans la description de l’architecture. Un exemple concret : le plus souvent, on s’aperçoit que les fenêtres et les portes d’un bâtiment bien proportionné sont de tailles qui sont elles-mêmes des multiples des dimensions d’un matériau de base (tels que les blocs de pierre ou les briques). Des groupes de fenêtres, perçus comme une unité visuelle, ne sont pas seulement proportionnels à la fenêtre individuelle (ainsi qu’aux blocs de pierre ou aux briques) mais aussi à la façade dans son ensemble. Bloc de pierre, fenêtre, groupe de fenêtres et façade constituent autant de niveaux dans cette « hiérarchie scalaire ».
Salingaros argue que les lois de hiérarchie scalaire sont aussi essentielles aux systèmes complexes (dont l’architecture) que les lois analytiques le sont à la physique. Il postule également qu’au delà des différences culturelles, des « universaux », ayant leur origine dans les échelles naturelles, gouvernent l’appréciation humaine de l’architecture. En particulier, un grand nombre d’objets complexes et naturels ont des composants qui s’échelonnent selon un facteur de 2,7 environ (correspondant à la base e du logarithme naturel). Il part de là pour en dégager ses principes de base quant à l’architecture :
Puisque les êtres humains saisissent les « patterns » naturels en repérant leurs niveaux d’échelle, des hiérarchies scalaires similaires rendent l’architecture confortable et plaisante à l’œil. Une architecture qui manque de hiérarchie scalaire peut avoir un aspect iconoclaste intrigant mais en définitive peu satisfaisant.
Pour induire des réactions positives, l’architecture doit privilégier une organisation scalaire de l’ensemble de ses éléments selon un facteur de 2,7. Dans la pratique, des facteurs compris entre 2 et 4 donnent cependant de bons résultats.
Le « Style International » moderniste (l’une des cibles principales de Salingaros) élimine les éléments de moyenne et petite échelle au seul profit de ceux de grande échelle, tant il est avide d’immenses surfaces vides et dépourvues de tout ornement. Salingaros nous dit que ce manque de hiérarchie est aliénant pour l’homme, dès lors qu’il ne correspond pas à sa manière de percevoir et d’appréhender les choses.
Salingaros développe ces idées de base au fil d’observations fascinantes des bâtiments et de la manière dont nous les percevons, en essayant de formuler les lois de hiérarchisation scalaire susceptibles de régir tant la conception que l’évaluation architecturale. Il a certes tendance à les codifier de manière excessive, du fait probablement de son passé de physicien, mais ses efforts sont certainement heuristiques dès lors qu’ils nous invitent à sortir des dogmes rassis qui pèsent sur les pratiques actuelles.
Selon Salingaros, la hiérarchie et la complexité ont un impact visuel à de multiples distances d’approche. Un bâtiment ordinaire (d’environ dix étages) devrait avoir huit à dix niveaux d’échelle, en commençant par les éléments de détail, tels que le grain du bois ou la texture de la pierre, à peine visibles à l’œil nu (de 1/16 à 1/4 de pouce). Chaque niveau ultérieur devrait être à une échelle de deux à quatre fois plus grande que le précédent, sans en sauter un seul (par conséquent, ces niveaux d’échelle pourraient être les suivants : 1/8", 1/2", 1", 4",1’6", 6’, 24’, 72’, soit 2mm, 8mm, 24mm, 96mm, 3m, 9m, 27m, 81m ; en notant que le facteur d’échelle varie). Les éléments d’un niveau donné bénéficient de leur « formatage » par ceux du niveau immédiatement inférieur. Il est également question de la manière dont les éléments et les groupements sont définis par contraste ou similitude, tel l’encadrement des fenêtres des immeubles parisiens du 18ème siècle qui « tranche » avec le reste de la façade.
Evidemment, ces lois ne suffiraient pas pour une conception architecturale assistée par ordinateur. Il y a bien d’autres qualités et contraintes à prendre en compte. Des règles de proportion peuvent améliorer n’importe quel travail de conception ou presque - mais elles n’ont rien à dire sur la mécanique des structures, les fonctions du bâtiment, les contraintes d’implantation ou les règlements d’urbanisme.
D’une façon moins explicite, mais tout aussi éloquente, Salingaros met en avant (et essaie de justifier scientifiquement) un processus de conception où toute décision à un niveau d’échelle donné influe sur celles qui ont trait à chacun des autres, plutôt qu’un processus qui déclinerait un thème grandiose et dominant. Il nous explique pourquoi les perspectives « à l’œil nu » sont plus pertinentes que les esquisses sur planche à dessin (en plans et sections), et pourquoi des bâtiments, qui ont « l’air bien » sur le papier (à petite échelle), sont horribles une fois construits. En tant qu’observateur « extérieur » de l’architecture, il appréhende des concepts qui échappent aux professionnels (ou voit des choses auxquelles ils sont aveugles).
Il y a plusieurs problèmes de fond qui demandent d’être résolus pour que le travail de Salingaros puisse être qualifié de « théorie ». En premier lieu, il use de termes dont la définition ne correspond pas à celle qui est en cours dans les milieux de l’architecture. Par exemple, pour lui, « une échelle » renvoie à des classes d’éléments prises en compte dans une démarche de conception architecturale, avec tout ce que cela comporte d’ambiguïté2. Pour les professionnels, il s’agit d’une unité de mesure, d’un taux d’agrandissement ou de réduction, ou d’un angle de vue qui rapproche ou éloigne. Même si bien des conventions architecturales sont mûres pour une révolution, une terminologie nouvelle doit, pour se faire entendre, prendre en compte l’ancienne, y compris les termes qu’elle rejette.
En deuxième lieu, que ce soit involontairement ou délibérément, il refuse de distinguer le « perçu » du « réel ». Or, les proportions d’un bâtiment résultent avant tout de ses structures physiques et peuvent n’avoir que peu de rapports avec ce qui en est perçu (du fait que les briques peuvent être recouvertes de plâtre ou la charpente camouflée sous des éléments décoratifs aussi volumineux que peu résistants). De même que Salingaros se désintéresse royalement des effets structurels (tangibles ou théoriques) des matériaux (dont les nouvelles structures modulaires, par exemple), ou du Modernisme comme tentative d’adaptation aux changements technologiques dans l’industrie du bâtiment, ou des différences entre l’émergence des formes dans la croissance naturelle et dans le bâti.
En dernier lieu, l’idée que la beauté puisse se réduire à la compréhensibilité, et l’esthétique à la théorie de l’information, sonne faux. Voir quelque chose de compréhensible équivaut à un rapide « Je sais ce que c’est », rapidement congédié. Voir quelque chose de beau implique une satisfaction viscérale et un profond attrait. A cet égard, A Theory of Architecture nous en apprend peu sur nos réactions émotionnelles, nos désirs de possession et nos accès d’inspiration face aux beautés de l’architecture ou de la nature. Malgré ces limitations, les observations remarquables de Salingaros suggèrent que les concepts de complexité et d’échelle peuvent déboucher un jour sur une interprétation des pratiques et des appréciations architecturales qui conjoigne davantage nos ressources sensuelles et intellectuelles.
[1] NdT. Le lecteur français, surtout s’il s’intéresse à la « Modélisation de la Complexité », reconnaîtra ici les thèses de Herbert Simon dans son célèbre article « The Architecture of Complexity », publié en 1962 et repris dans « The Sciences of the Artificial » (1969, 1981, 1996) dont une nouvelle traduction française vient de paraître chez Gallimard Folio (« Les sciences de l’artificiel », 2004). Bien que N. Salingaros mentionne cet article, on regrettera qu’il ne s’attarde pas davantage sur celui-ci ainsi que sur l’ensemble de l’œuvre séminale de H.A. Simon.
[2] NdT. Pour éclairer les limites de la notion d’échelle retenue par N. Salingaros, il conviendrait de consulter également les textes importants consacrés à la complexité et à l’opérationnalité du concept d’échelles (au pluriel) par Philippe Boudon, depuis trente ans, principalement en français. Notamment “Echelle(s). L’architecturologie comme travail d’épistémologue” (Editions Anthropos-Economica, 2002) - dont G. Engrand a rédigé une note de lecture disponible sur ce site, http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=592 - et “De l’Architecture à l’Epistémologie: la question de l’échelle” (ouvrage collectif publié sous sa direction en 1991 aux Presses Universitaires de France (Nouvelle Encyclopédie Diderot).
Fiche mise en ligne le 16/08/2006