Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par LESTOCART Louis-José sur l'ouvrage de FOREST Fred :
« L’ŒUVRE-SYSTEME INVISIBLE. Prolongement historique de l’Art sociologique, de l’Esthétique de la communication et de l’Esthétique relationnelle »
     Ed. L’Harmattan, 2006, ISBN 2 296 00812 7, 228 pages

            L’œuvre d’art (peinture, installation, sculpture ou vidéo), objet faisant appel à des perceptions surtout visuelles et sonores et restant « délimitée » par ses supports matériels, semble être devenue impropre à traduire le monde sans cesse en mouvement et en mutation qui nous entoure. Fred Forest, universitaire et artiste de la communication, nous assure qu’il peut exister des œuvres (œuvres-Systèmes-Invisibles) qui soient des « champs de forces » en activité. S’il existe un monde physique de l’invisible pouvant être constaté, quantifié à l’aide de certains instruments, il existe également, selon lui, une possibilité de connexion avec des forces et des énergies élémentaires qui font de nous-mêmes un champ d’ondes en pulsation continue, décidant d’états particuliers d’être-au-monde. Paul Valéry dans les Cahiers et L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1895), invoque ainsi les lignes de force de Faraday pour l’œuvre d’écriture et de construction du Moi et se rapproche de ce qu’affirme Vinci : « L'air est rempli d'infinies lignes droites et rayonnantes, entre-croisées et tissues sans que l'une emprunte jamais le parcours d'une autre, et elles représentent pour chaque objet la vraie FORME de leur raison (de leur explication). » Si la pensée de « forces » dans l’Histoire de l’art n'est pas neuve -, dans les mouvements comme Dada (fin des années 10-début années 20), et sa survivance Fluxus (début des années 60), des œuvres-événements « processuels » (happenings) préfigurent les œuvres-Systèmes-Invisibles-, elle reste d’actualité et promet une vision renouvelée.

            Influencé par l’esthétique du flux de Mario Costa, co-fondateur avec lui du Mouvement International de l'Esthétique de la Communication (1983), Forest définit l’œuvre-Système-Invisible (O-S-I) comme « architecture d’informations, flux spatio-temporel, procès de fréquences électromagnétiques, faisceaux d’ondes, d’origine physique, ou animale, œuvre cognitive et manipulations d’images mentales sans support physique. »1 Cet art caché, au-delà des apparences et de ce qui se donne à voir, se fait aussi d’énergies psychiques et de systèmes de sensations. Divers éléments sous-tendent l’O-S-I, au sein d’une Réalité Sensible formée elle-même de divers niveaux (géographiques, spatiaux, sociaux, communicationnels). Pour les définir, Forest convoque plusieurs catégories : localisation : délocalisation, mémoire, technologie de communication, commande à distance, présence à distance, feedback, récursivité, etc. Catégories non-étanches, afin de créer des « éblouissements » par rapprochement inédit, se résumant à trois paramètres : 1) systèmes ou « architectures d’information » (information vue comme substance volatile et abstraite) souvent multimédia, avec pour intention de provoquer chez le spectateur des images mentales par associations. 2) invisibilité (l’apparence matérielle n’est pas l’œuvre en soi). 3) principes de relation s’inscrivant dans les développements actuels des réseaux2. L’O-S-I rejoint la conception d’ « œuvre ouverte » d’Umberto Eco, introduisant les notions de système, d’aléatoire et d’implication du spectateur dans le processus proposé par l’artiste.

            En relation avec le corps, l’O-S-I est constituée d’ensembles dynamiques d’images mentales et infra-perceptives, de signes visuels et auditifs qu’on retrouve dans l’activité cérébrale3. Nous mêmes, nous sommes un système qui fonctionne dans le cadre d’un système plus englobant qu’on appelle Univers, qui auto-organise lui-même ses observations et qui à son tour régule des sous-systèmes qui dépendent de lui. C’est dans cette perspective qu’il nous faut donc dorénavant considérer l’art. La découverte d’univers défiant la logique (géométries non-euclidiennes de Lobatchevski et de Riemann, Relativité d’Einstein, physique quantique et microphysique où la particule élémentaire devient lisible soit en ondes, soit en corpuscules), qui  prouva assez que la nature pouvait échapper à l’ordre du visible, nous y pousse. La Relativité en particulier amena à repenser un espace et un temps n’existant pas en tant que tels, mais plus en catégories de matière organiquement structurée (espace-temps). Historiquement, ces notions ne pouvant plus être regardées, ni traitées comme naguère, tendirent à évoluer considérablement dans les esprits. En 1922, Nikolai Taraboukine, constructiviste russe et critique d’art, annonce ainsi la mort de l’art comme forme déterminée pour un art vu comme « substance créatrice ». Et Valéry dans La conquête de l'ubiquité (1928) d’indiquer que désormais les œuvres du futur « acquerront une sorte d'ubiquité ». On saura, selon lui, transporter ou reconstituer, en tout lieu, un objet ou un événement quelconque, en tant qu’image ou métaphore (le mot grec metaphora signifie « transport ») porteuse de sens, d’émotions et de sensations. Problème à présent résolu presque complètement par les mass-média, Internet, l’espace dominant de l’information avec ses avatars plus récents tels le téléphone cellulaire, le GPS, sans oublier des médias plus anciens (radio, télévision, vidéo) ; les solutions s’avèrent chaque jour plus étonnantes. Le support demeurant plus ou moins visible et tangible, ce n’est plus lui qui constitue le « contenu » artistique intrinsèque.

            Dans cette optique, déjà, en 1918, Kazémir Malevitch réalise un Carré blanc sur fond blanc : moment de l’espace ouvert et de l’esprit pur, tableau « aux limites de son cadre »4, qui semble tendre à une quatrième dimension - voire un espace à n-dimensions. Cette dimension n est au reste théorisée par de nombreux artistes de l’époque dont Marcel Duchamp lecteur assidu de Science et méthode et de La Valeur de la science de Poincaré. « Non pas rendre le visible, mais rendre visible » (Paul Klee). Sous l’égide de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (le Grand verre, 1915-1923) de Duchamp, André Breton, en 1942, dans la revue new-yorkaise VVV (1942) évoque la notion de Grands transparents ; soit le mythe comme origine de l’art. Yves Klein, en 1958, conçoit une Exposition du vide à la galerie Iris Clert, comme à la fois dématérialisation de l’œuvre et exposition d’énergies invisibles. Robert Barry, à l’origine du mouvement conceptuel étudiant les « ondes porteuses » depuis 1968, réalise, en 1969, une pièce « télépathique ». D’autres artistes « atmosphériques » (Olafur Eliasson, Hans Haacke), s’illustrent sur le sujet. Plus près de nous Roy Ascott, artiste-théoricien de l’art télématique, prône l’existence de moistmedias, un art des médias « humides » transformant les relations entre domaines artificiels et naturels, conscience et monde matériel. Rencontre entre bits, systèmes computationnels, atomes, neurones et gênes,  où le corps devient interface et où l’ordinateur est vécu comme environnement en vue de réaliser une redéfinition globale de l’être humain et de son environnement en tant qu’espaces énergétiques en interaction. Sur cette question de l’interface ultime, liant cerveau et informatique (rêve des connexionnistes depuis McCulloh), Michael Dertouzous, enseignant au MIT, développe le système de corpo-réseau, synthèse de la machine et du corps, du réseau et de sa métaphore corporelle.5

            C’est ce rôle que veut jouer l’O-S-I de Forest en reliant, en une visée transdisciplinaire, des thèmes aussi variés que neurosciences, esthétique, psychologie, linguistique, informatique, philosophie, sciences de l’information et de la communication, physique (électromagnétisme) et dans un certain sens parapsychologie, télépathie, etc. Comme entité complexe, si chaque œuvre est un tout, ce tout est quelque chose d’autre qui ne se limite pas à la somme de ses parties. Elle constitue des sortes de circulations mentales intériorisées et reste de toute façon plus qu’une « unité organique s’individualisant et se limitant dans le champ spatial et temporel de perception et de représentation », l’acte intellectuel (l’intentionnalité) y prédomine et lui confère une unité. Acte intellectuel qui est susceptible, par rétroaction, d’aiguiser une intuition que l’on peut qualifier de sensibilité associative. L’O-S-I est également une œuvre cognitive. Forest entend le mot cognitif comme relation entre le sujet/récepteur/hébergeur et la réalité de la sensation ce qu’il perçoit et ressent, qu’il convient alors d’analyser de mettre en signes.         Une sensation qui serait peut-être l’Esthétique au sens propre ce qu’on ne peut normalement représenter et qui là peut devenir d’un coup « présent » telle une interrogation suscitée : Comment l’art (et comment l’être) peut-il s’adapter au monde ? Pour qu’une telle œuvre naisse, il faut nécessairement la présence de l’Autre. L’O-S-I touche donc à la Vie ; sans cesse à vivre, elle se fait avec des gens, avec du vivant (s’il n’y a personne, elle n’existe pas). Elle touche aussi à la perception, bien qu’elle ne se résume qu’à des indices pouvant témoigner de la présence de quelque chose, d’une œuvre. En quelque sorte cette œuvre cachée absente/présente (in absentia) ne se révèle que lorsqu’elle se sent appelée. Souvent on ne la « voit » pas, car il n’y a pas d’images. Elle peut pourtant être ressentie tout au plus par signes, lumières, sons ; instants où l’œuvre dit quelque chose Ces instants dus à ce que l’artiste-concepteur mettra en place, ne la rendra peut-être pas « visible », mais au moins perceptible et lisible. Elle ne peut donc se manifester que dans certaines conditions ; devenir visible dès que l’artiste ou le public en signale la présence, Dans certains cas, elle ne peut exister que par la sensibilité du public, de façon à ce que chacun des visiteurs soit un fragment participant à l’ensemble6.

            L’O-S-I n’ayant pas de substrat physique, ne s’incarne jamais (au moins totalement) en un objet matériel donné. Plutôt objet mental, œuvre de l’esprit, non-forme, d’une « transparente immatérialité », s’appuyant sur un échange dynamique et donnant la primauté au relationnel, elle recouvre une pratique artistique inédite pouvant développer des œuvres échappant à la vision commune, en tout point du globe, et dans l'instant même, dans le « ici et maintenant ». Elle agence des configurations données dans l’invisibilité des réseaux, plus ou moins complexes, dans lesquels grâce à la souplesse et la précision que ceux-ci atteignent, l’artiste situe des moyens d’émissions, des moyens de réception multimédia et hypermédia, organisés en système interactifs. Conçue comme « contre-milieu » ou « antidote », permettant de mieux percevoir le Réel, l’O-S-I selon Forest est plus que jamais un moyen de changer la perception et le jugement.

Louis-José LESTOCART

 

Fred Forest tout au long des années de son expérimentation artistique a exploré de nombreux champs, allant de l'art vidéo au net.art et de l'Art Sociologique a l'Esthétique de la communication. Il s’engage à présent dans une nouvelle problématique tendant vers une esthétique de la Complexité.

 



[1] Selon Mario Costa la pensée philosophique ne peut plus être autre chose que le fonctionnement d’une technologie transférée et traduite sur le mode de la pensée. Thème qui existe déjà dans les flux dématérialisés qui régissent la circulation des valeurs boursiers.

[2] Des mouvements artistiques comme l’Art sociologique (1969) et l’Esthétique de la communication que Forest a co-fondés, s’y sont déjà rapportés et ont été la préfiguration de ce type d’œuvres dont la réception s’effectue de façon collective. L’ «  expérience de presse » de Fred, telle la publication d’un espace blanc dans Le Monde (12 janvier 1972), consiste moins dans la présence de ces espaces (435.000 au total) au sein d’un grand quotidien que le processus engagé : la participation active et mentale du public. Un autre événement concocté par l’artiste Parcelle-Réseau (16 octobre 1996) a été faire la vente aux enchères publiques à l’Hôtel Drouot d’un monochrome numérique en ligne. Ces expériences cherchant à modifier la notion même de l'art et redonner à l’œuvre une nouvelle forme, appartiennent à un phénomène communicationnel spécifique qu’on appelle « esthétique de la communication ». L’œuvre se veut un événement de communication dont certains éléments sont ponctuellement « visibles » (objet représenté) et d’autres « invisibles » (tractations autour de la mise en place de l’événement, protocoles, réactions, etc.).

[3] Selon le neurologue Antonio R. Damasio, cette dernière se présente sous la forme d’un paysage continuellement changeant dans lequel figurent des objets plus ou moins lumineux et plus ou moins bruyants.

[4] « Le vivant se transformait en un état d’immobilité morte. On prenait tout vivant, frémissant, et on le fixait sur la toile, comme on fixe des insectes dans une collection. » Kazémir Malevitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural (1916), Ecrits I, Lausanne, L’âge d’Homme, 1974, p.56.

[5] On peut noter que ces questions que posent immatérialité et virtualité sont à présent devenues banales pour de nombreuses pratiques artistiques, dont l’art sur Internet ou net.art ; on peut en voir des exemples sur le site de Forest..

[6] Ainsi l’exposition Making Things Public-Atmospheres of Democracy au ZKM de Karlsruhe (2005) montre une sorte d’abstraction algorithmique, un « fantôme » Démon-demos (c’est son nom) de l’artiste Michel Jaffrennou. Des dispositifs d'interaction à distance (200 capteurs dans les murs) liés à des systèmes d'analyse temps réel – en tout une architecture d’Intelligence Artificielle faite de 350 objets digitaux-, collectant des informations sur les visiteurs (présence, gestes, déplacements, positions adoptées entre eux et dans l'exposition) créent, pas à pas, les états du « fantôme » du public ; un « invisible signifiant » en quelque sorte.


Fiche mise en ligne le 15/11/2006


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