Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de BASBOUS Karim :
« AVANT L’ŒUVRE, ESSAI SUR L’INVENTION ARCHITECTURALE »
     Les éditions de l’imprimeur, Paris 2005, ISBN 2 915578 65 6, 180 pages

            C’est par son titre ‘Essai sur l’invention’ que cet ouvrage retient ici notre attention, et ceci d’autant plus volontiers qu’il est tout entier bâti sur ‘le pari du Disegno(titre du chapitre central), autrement dit sur l’exercice  délibéré de la modélisation  assumant sa propre complexité. Cette entreprise de restauration d’un concept puissant forgé par la Renaissance italienne et perdu par deux siècles de positivisme scientiste, n’était-elle pas insolite, dès lors qu’elle sortait des cercles d’historiens de l’art et qu’elle était plaidée par un architecte contemporain attentif à ses pratiques et admirateur de Le Corbusier?

             «La notion de disegno,  évoque simultanément un mouvement de pensée, sa direction, ainsi que la représentation dans laquelle il se reconnaît. Cette ambivalence entre le dessein et le dessin, qui disparaîtra de la langue française au siècle des Lumières, confère au Disegno une richesse sémantique lui donnant droit d’entrée au panthéon des notions fondamentales …Le disegno prend forme dans une étroite complicité entre  la pensée qui propose dans le doute,  l’œil qui témoigne de la qualité des rapports et initie des déplacements de lignes  et la main qui accompagne et entretient les moindres mouvements de l’esprit » (p.13).

            Depuis longtemps sans doute, nous savons tous que  ‘pour penser, il faut commencer par faire’ (‘le mot de Mallarmé’, p. 11) et que toute tentative visant à disjoindre ‘les actes d‘experience et de sapience’ sclérose l’intelligence bien plus qu’elle ne l’active. Mais nous n’osions guère en convenir en public tant  la transcendante pureté de la connaissance scientifique semblait avoir un universel caractère sacré. Pourtant, pour qui était attentif à la genèse de quelques grandes œuvres scientifiques (ou, ici,  architecturales), celle de Léonard de Vinci par exemple, ce caractère sacré s’avérait bien captieux. Ne pouvons nous alors restaurer dans nos cultures  cette intelligence active de la connaissance créatrice, alors qu’il nous faut convenir que « les principes fondateurs de la métaphysique platonicienne  et aristotélicienne ne peuvent rendre compte des vertus heuristiques de l’acte. »  (p. 99) ?

            Peut-être est-ce par sa familiarité avec l’œuvre de Léonard que K Basbous  a été incité de façon souvent très convaincante et argumentée à ré actualiser la ‘puissance du disegno’ dans nos cultures ? Il prépara sa thèse (dont ce livre est sans doute issu) avec Daniel Arasse et il dut bénéficier de l’exceptionnelle ‘intelligence de Léonard’  que ce dernier nous livra il a dix ans par son magistral ouvrage sur Léonard de Vinci (paru en 1997).

            J’avais souligné à l’époque l’importance de ce  ‘Léonard’ pour nos cultures : Si il développait, sans réserve aucune, les caractéristiques du ‘dessin à dessein’ (son chapitre central est intitulé : ‘les desseins du peintre’, mais il veillait à ne jamais  réduire Léonard au peintre, ou à l’ingénieur, ou au sculpteur, ou  à l’architecte, ou à l’anatomiste, ou à l’hydraulicien, ou à l’ornithologue , ou au musicien, ou … ), il n’osait pas à l’époque utiliser le mot ‘Disegno’ (Sauf une fois je crois, p. 133 : « Le disegno n'est-il pas "ce concert de lignes conçues par l'esprit, associé à la capacité de les représenter en actes de sorte qu'elles ressemblent à une chose qui existe ou qui pourrait exister", selon le mot d'un disciple de Léonard, Carlo Urbino »). ,

            Ce qui était encore risqué en 1995 l’est sans doute moins aujourd’hui  puisque K Basbous va faire du disegno le leitmotiv de son ‘Essai sur l’invention’ et ceci en des termes tels que l’on pourra ne pas tenir son propos comme exclusivement réservé aux seuls architectes (Il n’y a pas qu’eux qui conçoivent et construisent leur prochain week-end ou leur prochain article !). Il est vrai que nous disposons depuis 1995 de quelques avancées académiques dans les champ de la poïétique et de l’esthétique : J’ai dit ici les mérites de l’ouvrage de   Joselita Ciaravino : ‘Un art paradoxal. La notion de disegno en Italie (XVème-XVIème siècle)’ et je regrette que K Basbous n’ai pas eu l’occasion de s’y référer. Les congruences entre les notations de l’historienne et celle de l’architecte sont pourtant manifestes et  nous nous enrichirons aisément et de l’un et de l’autre. A l’heure où trop de scientifique plus soucieux d’applications que d’inventions dévitalisent le concept de modélisation en le réduisant à l’application d’un modèle trivialisant, (plus aisé à appliquer qu’à concevoir et souvent fort  décontextualisé), la restauration du Disegno dans nos cultures et nos pratiques n’est elle  pas bienvenue ?

            Le mot sans doute est imparfaitement traduisible en français : le dessin à dessein  ou mieux,  le dessein par le dessin ? Francisons hardiment le mot italien, comme le fait ici l’architecte, en gardant toutes ses connotations sans en exclure une seule, du signe pictural au design anglo saxon par la désignation, le dessein  et le dessin, ‘une manière d’être des lignes dans l’espace,…  penser une qualité avant de penser une forme’ dira joliment K Basbous (p. 88).

            Puis je reprendre ici la définition du disegno - ouvrage  que l’œil exige des mains de l’homme -  que nous proposait Léonard  (que citait il y a longtemps déjà M Kemp ): « Le disegno est d’une excellence telle qu’il ne fait pas que montrer les œuvres de la natures, mais qu’il  en produit un nombre infiniment plus varié… il surpasse la nature parce que les formes élémentaire de la nature sont limitée  tandis que les œuvres que l’œil exige des mains de l’homme sont illimitées »1

            A seule fin d’illustration et pour susciter l’attention, j’extrais quelques formules du florilège des citations décrivant le disegno que j’ai relevé en lisant K Basbous

             « Par son existence même, le disegno architectural invalide toute considération déterministe de l’invention »  p.15

            « Le disegno favorise les mouvements de pensée »  p.16

            « Le croquis de recherche inaugure la représentation virtuelle. Par elle, le disegno arrache la ligne du réel du chantier pour la laisser flotter dans  l’imaginaire de l’individu  »  p.48

            « La main inaugure un laboratoire où la ligne ne représente plus un modèle, mais ambitionne d’être le moment d’une investigation. …

            … L’arme du disegno est le croquis de recherche, et l’arme de celui-ci est le flou linéaire. Le passage du dessin sur parchemin au dessin sur papier n’a pas été le changement du moyen de transcription d’un même type de pensée …

             … Le disegno … consiste moins à applique un savoir qu’à déployer une pensé,e une pensée qui découvre sa portée et son élasticité à travers l’expérience ».  p.50

            « Dans le jeu Vitruvien, le mouvement de la ligne est programmé d’avance, et il ne s’effectue que par le compas, l’équerre ou le nombre codifiant les mesures par des proportions .Le jugement de l’œil se cantonne à la correction optique ou au réglage ponctuel des terminaisons . Tandis que la licence Vitruvienne est un relâchement en liberté surveillée, le disegno va oser des agencements inconnus dés les premières lignes de la composition Le dessin gestuel précède le dessin outillé. »  p.62

             « Au XX° siècle, la pratique du collage, perfectionnée aujourd’hui par les fonctions discrètes  de l’informatique, permet d’engendrer une complexité formelle sans délinéer,  et de penser de nouveaux dispositifs opératoires. C’est probablement dans cette voie que les logiciels  pourraient inciter une nouvelle économie de conception. L’introduction d’un nouvel outil de figuration n’aurait aucune valeur pour l’ingenium s’il ne contribuait pas à de nouvelles manières de penser. »  p.71

            « Le disegno n’assemble pas des catégories redéfinies, il pétrit un tout qui s’invente ses parties en cours de route »  p.80

            « La philosophie classique n’a pas véritablement questionnée la connaissance que l’artiste développe au contact de chaque expérience particulière. Elle tendait plutôt à réduire la conception à l’application d’un savoir théorique »  p. 85

            « Le disegno relativise la portée de l’acte de penser  et réhabilite la pensée de l’acte. Le fait manifeste de ‘concevoir en faisant’  ébranle les fondements d’une métaphysique qui n’en avait guère fait le compte ».  p. 101

            « Le disegno préfère la complexité d’un agencement eurythmique constitué de lignes simples plutôt que la sophistication géométrique des lignes  qui permettra à  la stéréotomie française de s’affirmer au XVII°. … Le disegno reste essentiellement un art du modelage de la matière  plutôt qu’un art du trait lié à la coupe »  p.123

S’il faut savoir gré à K Basbous d’avoir su restaurer avec chaleur et acuité la puissance du disegno dans nos pratiques contemporaine, dès lors que l’on veut s’attacher à ‘travailler à bien penser’, il faudra  pourtant nuancer l’enthousiasme. Peut-on suggérer deux voies au moins qui méritent une exploration plus attentive que celle à laquelle il s’est livrée.

            Ce sera d’abord celle de la conjonction du disegno et de l’ingegno (ou de l’ingenium) : pas plus que son maître D Arasse, K Basbous n’a souligné la prégnance de ‘cette étrange faculté de l’esprit humain qui est de relier’ et que l’on nomme l’ingenium (ingegno en italien), que G Vico a si bien ré - explorée pour nous il y a trois siècles. Il se borne à quelques très brèves mentions, « Commence alors entre l’ingenium et l’aire de jeu une relation fructueuse »  (p 153), après qu’il ait caractérisé sommairement cette ‘aire de jeu’ (titre du premier chapitre) par le champ d’action du disegno. : Le jeu (projetant) du dessin (projeté)  dans le dessein (projet) qui définit le disegno, au moins dans les codes usuels du projet architectural.  De ces développements tâtonnants et réfléchis des heuristiques ‘ingénieuses’ dans cette aire du jeu de ces modèles (qui seront discursifs autant que graphiques ou picturaux),  on ne nous dit ici pratiquement rien et il nous faudra relire P Valéry ou H A Simon  pour nous interroger sur l’activité de l’esprit s’exerçant sur les modèles, et  les interprétant.

            Ce sera aussi celle des questionnements épistémologiques qu’appelle  l’usage critique - ou topico-critique - du Disegno  (ou de la modélisation de processus perçus complexes). K Basbous le règle en une phrase trop expéditive en conclusion, me semble t il : « N’est ce pas le défi majeur de l’ère amorcée au siècle dernier ? Isolée  et désarmée depuis lors, la discipline (l’architecture) gagnerait à reconnaître que c’est au sein même de sa pratique  que gisent les ressources lui permettant de restaurer sa dignité et de retrouver son titre » (p 155). Pour qui a lu et médité les textes fondateurs de l’architecturologie de P Boudon depuis la parution en 1971 de Sur l’espace architectural Essai d’épistémologie de l’architecture (suivi de bien d’autres titres importants en 1991 et 2002 notamment), la formule témoigne d’une surprenante négligence: depuis plus de trente cette reconnaissance  et cette restauration de la dignité épistémique de l’architecture sont en œuvre et méritent d’être reconnue. J’en dirais autant  de l’oeuvre de H.A. Simon qu’il n’était pas légitime d’ignorer alors que ‘Les sciences de l’artificiel’ contribuent si bien à éclairer une épistémologie de la modélisation. 

            Je ne mentionne ces deux arc-boutants qui manquent encore à  cet ouvrage que pour inciter le lecteur à poursuivre son exploration de cet essai sur l’invention, essai  dont je veux d’abord et surtout souligner l’importance pour nos cultures contemporaine, en souhaitant vivement qu’il ne soit pas confiné dans le cercle des seules écoles d’architectures. Serais-je plus convaincant en recopiant évoquant les pages du ‘ Modèle des modèle rêvé par Palomar’, selon  Italo Calvino (‘Palomar’, Seuil, 1985, ) que  F Lerbet-Sereni plaçait si heureusement en exergue de l’ouvrage qu’elle animait en 2004, sur le thème , précisément de «l’ Expérience de la modélisation,et la Modélisation de l’expérience ».

J.L. Le Moigne



[1] M Kemp citait cette phrase  de Léonard (extraite de CU 15 r. v.), dans son article du catalogue de l’exposition du Musée des beaux Arts de  Montréal de 1987 « Leonard de Vinci, Ingénieur et Architecte  (ISBN 2 89192 083 X ), p.131. Il a repris récemment l’argument dans le remarquable catalogue qu’il a rédigé pour l’exposition de Londres 2006-2007 : « Leonardo da Vinci, Experience, Experiment, and Design », V&A pub. Londres, 2006, ISBN 10 1 85177 486 6, notamment dans la première partie intitulée : ‘Models and Modeling’. Il faudrait recopier ici la conclusion de cette partie, (p.96) qu’il intitule ‘ An excursus on Disegno’. Je m’autorise cette référence pour justifier la traduction de Modélisation (des systèmes complexes) par Disegno


Fiche mise en ligne le 05/02/2007


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