Rédigée par RISSET Jean-Claude sur l'ouvrage de DARBON Nicolas : |
« LES MUSIQUES DU CHAOS » Editions l’Harmattan, coll. « Sémiotique et philosophie de la musique », déc. 2006, ISBN 2 296 01695 2, 245 pages |
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Ndlr. Nous remercions chaleureusement Jean-Claude Risset, Compositeur et Directeur de recherche(Informatique musicale), médaille d’or du CNRS 2001, de nous autoriser à reprendre ici la Préface qu’il a rédigé pour cet ouvrage original de N Darbon qui anime l’Atelier MCX 37 - «Complexité à l’œuvre : musique, musicologie, spectacle vivant» . Nous remercions également l’éditeur et l’auteur de leur accord.
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Au début était le chaos. Béance primordiale, néant ou désordre de l’univers incréé.
Puis des formes ont surgi. La Genèse, dans les mythologies antiques et chrétiennes, conte la création du monde comme négation du chaos.
Mais le chaos n’a pas disparu à l’origine des temps. Nous baignons dans le bruit de fond résiduel du big-bang. Rien n’est à jamais protégé du désordre ou de l’inattendu. Proust fait dire à Monsieur de Charlus : « La création du monde n’a pas eu lieu une fois pour toutes... elle a nécessairement lieu tous les jours. » Nos connaissances ne cessent de progresser : mais la science a parfois cette vertu surprenante de démontrer ses propres limitations*. Les phénomènes « chaotiques » sont rétifs à la prévision. Pour eux, « petites causes, grands effets » : sensibles aux impondérables, ils sont indisciplinés comme des élèves turbulents. Une perturbation infime peut bouleverser le devenir d’un système chaotique de façon décisive mais imprévisible. Ce qui met à mal le déterminisme de Laplace – la possibilité de prévoir l’évolution future d’un système mécanique pour les points duquel on connaît positions et vitesses.
Les phénomènes de turbulence des fluides illustrent les comportements chaotiques. Observons l’eau tombant d’un robinet. A faible débit, l’écoulement est régulier, « laminaire », mais si l’on ouvre le robinet à fond, il devient turbulent : au lieu de tomber parallèlement, les gouttes d’eau voisines suivent des trajectoires complexes et très différentes. La météorologie ne donne des indications fiables qu’à court terme : nous savons depuis Edward Lorenz et son effet papillon*** qu’il en sera toujours ainsi. Henri Poincaré l’avait déjà compris, même les systèmes astronomiques simples peuvent inopinément – à l’échelle du milliard d’années – se comporter de façon chaotique : à la fin du XIXe siècle, les esprits n’étaient pas prêts à accepter cette remise en cause du déterminisme.
La prévisibilité suppose une certaine régularité du système envisagé. En analyse mathématique, les fonctions dites analytiques – ou holomorphes – sont suffisamment régulières pour être parfaitement définies par leur donnée dans un domaine restreint : on peut alors les déterminer complètement par la méthode du prolongement analytique. René Thom assimilait au prolongement analytique la possibilité de prévoir l’avenir : cela suppose que les singularités – les « catastrophes » – restent l’exception. Représenter une situation complexe par des « modèles » simplifiés comportant des fonctions régulières est souvent une réduction outrageuse dont les conséquences peuvent être déplorables. La croyance dans les évolutions linéaires a fait long feu : nous sommes trop conscients aujourd’hui du danger des extrapolations. La croissance se heurte aux limites de la planète, même si les politiques en font encore le ressort d’un développement espéré – prétendu ? – durable.
Le chaos supplante la structure comme concept-culte. Il a ses figures et ses lois, liées à la nature profonde de la complexité non-linéaire. L’omniprésence des phénomènes chaotiques est apparue clairement après la seconde guerre mondiale : ce champ nouveau suscite un vif intérêt chez les scientifiques, mais aussi chez les artistes et dans la conscience collective. En 1989, ayant composé des musiques inspirées par l’ordre du chaos, j’ai participé à Graz à un grand colloque sur ce thème : un public nombreux et vibrant se pressait aux conférences de chercheurs comme Feigenbaum, Abraham, Crutchfield ou Rösler, de plasticiens, de poètes, de musiciens, ainsi qu’aux ateliers, spectacles et concerts ; toute la ville semblait bruisser de bifurcations ou de fractales.
On a longtemps perçu négativement la notion de chaos, assimilé à une confusion originaire et erratique précédant l’organisation, la mise en ordre. Cependant l’ordre strict fige et pétrifie : c’est une forme de mort. A la température du zéro absolu, rien ne bouge, rien ne vit. Pour évoluer, il faut créer – mais pour créer, le chaos est nécessaire. La créativité ne peut s’épanouir qu’aux frontières de l’ordre et du chaos, fuyant rigidité et turbulence. L’innovation sociale n’a ses chances que dans une marge étroite entre règle implacable et révolution permanente, tyrannie et anarchie. Gianfranco Vinay* nous rappelle qu’Antonin Artaud, dans Héliogabale ou l’anarchiste couronné (1934), prône singulièrement l’anarchie comme le seul chemin vers un ordre. Dans un système isolé, l’entropie – le désordre – ne peut qu’augmenter. Comment une organisation peut-elle surgir ? Prigogine a montré que des formes émergent du chaos à travers une sorte de coopération entre les éléments. Les règles des sociétés patriarcales visaient à instaurer un autoritarisme hiérarchique – en particulier une préséance masculine. Mais il semble avoir existé des sociétés où le partenariat harmonieux l’emportait sur la domination**.
Autrefois, une image illustrant les tablettes de chocolat Pupier montrait un enfant mangeant une tablette de chocolat sur laquelle un enfant mangeait une tablette de chocolat sur laquelle… et ainsi de suite. Le chaos a partie liée avec les objets fractals. Le mot fractal (ou fractale) a été forgé dans les années 70 par Benoît Mandelbrot pour désigner l’autosimilarité : un objet fractal reproduit en abyme son apparence à diverses échelles. Un système dynamique peut être décrit par un attracteur, représentation dans un espace abstrait de l’ensemble de ses états possibles (positions et vitesses) : si son attracteur a une structure fractale, un système se comportera de façon capricieuse, imprévisible, chaotique.
Benoît Mandelbrot a développé une nouvelle géométrie, pressentie par Gaston Julia avant l’avènement des ordinateurs : les formes de base n’y sont plus décrites par des formules algébriques, mais développées à partir de calculs récurrents. Ce mode d’engendrement par filiation s’apparente à la biologie. L’application itérative d’une formule numérique très simple peut donner lieu à des figures singulières et complexes. Le grand livre de l’univers est écrit dans le langage des mathématiques, disait Galilée, et Paul Cézanne parlait à Emile Bernard de décrire la nature par le cylindre, le cône et la sphère : mais la géométrie euclidienne ne se prête pas à mimer les nuages ou les massifs montagneux, tandis que la géométrie fractale y réussit admirablement.
Inséparable des origines et du devenir des choses et des hommes, le chaos est lié aussi à la création artistique. Du chaos, l’œuvre d’art fait surgir des formes : elle instaure un ordre – son ordre – dans un contexte désordonné ou indifférencié. Selon Stravinsky, « le phénomène de la musique nous est donné à seule fin d’instituer un ordre des choses, y compris et surtout un ordre entre l’homme et le temps ». Mais, disait déjà Novalis, « dans toute poésie le chaos doit transparaître sous le voile uni de l’ordre ».
Traduisant la Genèse, Voltaire exprime le chaos primordial dans la modalité sonore : « la terre était tohu-bohu », bruit, tumulte. La tradition musicale occidentale bannit le bruit, elle restreint son vocabulaire à des sons simplifiés, épurés, dont les hauteurs « déterminées » se prêtent à des ordonnances en gammes – sol, fa a donné solfège – et à des grammaires harmoniques. Dans ce contexte sonore régulé, le bruit n’a plus sa place.
Cependant, au cours du XIXe siècle, la syntaxe tonale, longtemps triomphante, a vu sa force structurante peu à peu subvertie en raison même de l’usage expressif mais délétère qu’en ont fait Chopin, Liszt ou Wagner. Depuis 1875, on peut enregistrer le son, le produire ou le transformer sous forme d’électricité – un bouleversement dans notre maîtrise du son : Hugues Dufourt, auteur d’Ehrewon, une immense symphonie pour percussion, parle à ce propos de révolution électrique. Alors que Freud dévoilait l’inconscient refoulé, le bruit jusqu’alors réprimé s’est engouffré dans la musique. Avec Luigi Russolo et les bruitistes italiens. Avec la poésie phonétique de Kurt Schwitters. Et surtout avec Edgard Varèse, grand artisan de la libération du son – « le bruit est du son en formation », héraut de l’Art-Science et du « son organisé » et prophète des musiques électroacoustiques et numériques. « Tout est bruit pour qui a peur » : c’est le titre d’un ouvrage de Pierre Albert Castanet qui explore avec alacrité les musiques bruiteuses actuelles.
Mais on a parlé aussi de bruit à propos du Sacre du printemps, de musiques polytonales – « deux instruments jouant ensemble dans des tons différents n’ont jamais fait de la musique, mais du charivari », écrivait Saint-Saëns – et de musiques atonales ou sérielles dont l’organisation pouvait paraître anarchique ou inexistante. Pourquoi une composition ne comportant que des « sons musicaux » légitimes peut-elle être perçue comme bruit ?
En 1948, Shannon a publié sa théorie mathématique de la communication, qui définit une mesure quantitative de la quantité d’information que peut véhiculer un signal – il s’agit ici d’une notion objective de complexité et non de sa signification humaine. L’information est exprimée en bits : un bit – ou élément binaire – correspond à l’information apportée par la résolution d’un dilemme ; on parle aujourd’hui d’octets, un octet valant 8 bits. Suivant leur débit d’information, on peut situer les messages entre deux pôles : d’une part simplicité, prévisibilité, banalité, intelligibilité, pour un signal périodique, qui se répète comme une rengaine sans apporter d’information, d’autre part complexité, imprévisibilité, originalité, inintelligibilité pour un signal aléatoire incorrélé, totalement erratique et imprévisible. L’information transmise par seconde par un signal sonore croît du « son pur » périodique au bruit blanc. Les règles du langage musical facilitent l’intelligibilité par des conventions qui diminuent la quantité d’information nouvelle. Mais, disait Debussy, « les œuvres d’art font les règles, les règles ne font pas les œuvres d’art » : une musique originale ne se contente pas d’exploiter des règles existantes, elle les subvertit de façon plus ou moins insidieuse. De Mozart à Beethoven, Chopin, Debussy et aux contemporains, nombre de musiques innovantes ont été qualifiées de bruit – bien qu’elles soient faites de sons musicaux « légitimes » – dans la mesure où leur organisation, de par sa nouveauté, avait échappé à l’auditeur submergé par la quantité d’information. L’innovation tire la musique vers le bruit – aux frontières de l’ordre et du chaos.
Ces notions ont, depuis les années cinquante, stimulé l’invention et la théorie musicale – en particulier les recherches de Lejaren Hiller, Abraham Moles, Michel Philippot ou Iannis Xenakis – même si leur transposition dans le domaine artistique a souvent été imprudente. La complexité objective, mesurable, « en soi », coïncide rarement avec la complexité « en nous », pour reprendre l’expression de Jacques Mandelbrojt. Les travaux récents et approfondis sur la complexité en musique (Fabien Lévy, Nicolas Darbon) montrent qu’il s’agit d’une notion féconde mais multiforme.
Les artistes inspirés par un champ scientifique le transposent en représentations métaphoriques souvent très parlantes : Jacques Mandelbrojt l’a montré pour Henry Moore et la topologie, Vieira da Silva et la théorie des ensembles, Victor Vasarely et la théorie des groupes. Il en va de même en musique, où bien des pratiques musicales se font l’écho sonore de propositions scientifiques – qu’on songe à Edgard Varèse, Iannis Xenakis ou György Ligeti. Les notions de chaos et de fractales bouleversent nos visions et fascinent nombre d’artistes. Ainsi les sculptures de Rhonda Roland Shearer rendent visible la notion de structure fractale, même si cette notion y est suggérée plutôt que rigoureusement présente ; et Tristan Paul Roux présente sous le titre « Emergence du chaos dans l’oeuvre peinte de Paul Jenkins » les œuvres du peintre réalisées entre 1984 et 1992.
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Nicolas Darbon nous guide avec enthousiasme dans un étonnant périple visitant le chaos, les fractales et leurs avatars dans les pratiques musicales récentes. Compositeur et musicologue, l’auteur éclaire de l’intérieur des questionnements créatifs, nourrissant son parcours d’évocations frappantes : son ouvrage vif et alerte réfracte mille facettes de l’expression musicale et de la pensée contemporaine. Conscient des changements profonds que subissent aujourd’hui le sens et la fonction de la musique sous les effets de l’industrialisation et de la mondialisation économique et culturelle, Nicolas Darbon n’hésite pas à confronter les points de vue et à proposer des idées hétérodoxes, des démarches inédites, de nouveaux modes de pensée : le chaos est ferment de nouveauté.
Le chaos peut-il rester muet ? La musique peut-elle le nier ? En exergue du texte de Nicolas Darbon, Frédéric Nietzsche invoque le chaos – c’est lui qui a écrit : « Sans la musique, la vie serait une erreur ». Lisez Les musiques du chaos : c’est une aventure tonique !
Jean-Claude Risset
* Le théorème de Gödel nous met en garde contre la prétention d’enfermer tout domaine complexe dans une théorie totalisante.
*** Qu’un papillon cause un typhon semble improbable, mais les modèles météorologiques assurent que l’effet de son battement d’ailes s’amplifie en quelques mois au point d’affecter le temps sur la planète.
* Vinay, Gianfranco, Charles Ives : l’utopie sonore américaine, Paris, Michel de Maule, 2001, p. 240.
** Cf. EISLER, Riane, The chalice and the blade, New York, Harper Collins, 1987.
Fiche mise en ligne le 14/03/2007