Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de VON GLASERSFELD, Ernst : |
« Radical constructivism. A way of knowing and learning » Ed. The Falmer Press. Londres. 1995. 213 page |
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Un vif bonheur. Ernst Von Glasersfeld a le rare talent de rendre son lecteur heureux. Et je crois que si son lecteur est enseignant (familier des pratiques enchevêtrées du "training-teaching-learning-knowing") il sera même enchanté. Il sait associer aux récits familiers de ses multiples expériences, les témoignages de son inlassable curiosité, exemplaire tant par sa bienveillance que par sa pertinence. Dans une collection consacrée à la didactique des mathématiques (mais si !), il nous propose à la fois le journal de bord de ses experiences cognitives sans cesse méditées, un peu à la manière de P. Valéry, et un traité quasi complet à ce jour (1995) du constructivisme entendu comme l'intelligence conjointe de la connaissance et de la cognition (l'action de connaître). Son rôle quasi militant dans la reconnaissance culturelle-et même académique-du constructivisme depuis 1975 environ, méritait d'être mieux compris, tant pour interpréter ses propres réflexions que pour éclairer cette étonnante "mort et résurrection" du constructivisme au XXe siècle, enterré avec Brouwer et réanimé avec J. Piaget. Il évoque par exemple une conférence organisée en janvier 1978 à San Francisco par H. Von Foerster et F. Varela sous le titre "The construction of realities", conférence dont est issu le désormais célèbre "Invention de la réalité" édité par un autre autrichien d'origine, P. Watzlawick, et publié initialement en allemand en1981 (un livre dont il remarque qu'il a fait plus que tout autre pour la diffusion contemporaine du constructivisme; il fut traduit en français en 1989, Ed. du Seuil, et ce n'est qu'à partir de ce moment que E. Von Glasersfeld commença à être connu en France pour son "constructivisme radical" -le titre de son article. Ce mot "radical", qu'il emprunte à J. Piaget parlant du constructivisme de Brouwer, était destiné à éviter une récupération par une des écoles behavioristes régnant alors aux USA !. Mais il expose aussi sa rencontre (dans le contexte Nord Américain) avec l'oeuvre de J. Piaget, dont il est aujourd'hui me semble-t-il un des meilleurs lecteurs-interprètes... tant en Europe qu'aux USA !
Une discussion de son propos semblera sans doute incongrue à qui ne l'a pas encore approché (en particulier du fait de la barrière de l'anglais, qui nous éloigne de ce polyglotte élevé en Suisse et parlant couramment le français), et un peu pédante aux experts. Peut-être suffit-il de mentionner quelques thèmes que son livre ne développe pas assez à mon gré, sans doute parce qu'ils ont plus retenu l'attention récente de la systémique européenne que de la cybernétique nord américaine dont E. Von Glasersfeld est culturellement plus proche ? : si sa réflexion sur le caractère phénoménologique dela connaissance est remarquablement argumentée, elle est encore peut-être un peu superficielle sur son caractère téléologique : ce grand lecteur de Kant n'a peut-être pas encore prêté assez d'attention à la "dernière critique", la "critique de la faculté de juger"; de même sa discussion de la méthodologie de la connaissance est-elle un peu trop restreinte au discours de la modélisation cybernétique et pas assez ouverte sur la modélisation systémique de la complexité. La prudence de son propos sur l'acceptation de la rationalité dialectique ou procédurale s'explique sans doute par le fait que son livre s'adresse initialement à des enseignants en mathématique : on sait que ceux-ci sont en général très chatouilleux sur les marques de respect que l'on doit à la logique formelle.
Mais ces discussions visent plus à poursuivre l'échange qu'à contester l'argumentation. Et celle-ci fait de ce nouvel ouvrage de E. Von Glasersfeld une des précieuses pièces principales de notre bibliothèque collective des sciences de la complexité.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003