Rédigée par LERBET-SERENI Frédérique sur l'ouvrage de PAGES Max : |
« L’IMPLICATION DANS LES SCIENCES HUMAINES. UNE CLINIQUE DE LA COMPLEXITE » Ed. L’Harmattan, 2006, ISBN 2-296-01824-6, 274 pages |
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Max Pagès est une des figures marquantes de la psychosociologie française, discipline qu’il a contribué à constituer comme telle dans ce qu’elle a de complexe : des pratiques d’intervention en situation individuelle et/ou collective (entreprises, institutions), dont les enjeux sont tout à la fois psychiques, relationnels, sociologiques, axiologiques, politiques…, pratiques qui donnent lieu à théorisations multiréférentielles. Praticien de ces interventions et universitaire, sa carrière se repère au travers d’une oeuvre1 et d’engagements dans différents groupes de recherche. Dans cet ouvrage, Max Pagès revient sur son propre parcours dans ces trois dimensions, analyse les enjeux psychosociologiques (au sens complexe qu’il accorde à ce terme) dans lesquels il s’est trouvé impliqué, et élabore ainsi de l’intérieur, souvent sans complaisance avec lui-même, ce qui l’anime : contribuer à des sciences humaines qui tirent leur validité de la capacité du chercheur à assumer et à élucider, autant qu’il le peut, sa compétence clinique, individuelle et sociale, à reconnaître donc qu’il se trouve impliqué avec, par, contre d’autres, et à le travailler. Ce qu’ici Max Pagès s’applique donc à lui-même, prenant appui sur sa propre narration, mais aussi sur la transcription de séances de psychothérapie, sur celle d’échanges en séminaire de recherche, ainsi que sur des courriers adressés et reçus, concernant l’histoire de l’ARIP2.
Il s’agit donc de se demander comment penser ce dans quoi on est toujours pris, dans quels entrelacs relationnels multiples, à des niveaux différents et reliés, on se trouve et on doit être en mesure de se situer, pour pouvoir (se) penser. La pensée complexe permet ainsi à Max Pagès d’intégrer les apports de la psychanalyse et de la psychologie existentielle aux problématiques des « collectifs », d’articuler les théories de l’inconscient aux dynamiques groupales et institutionnelles, en développant l’idée de système socio-mental et de système émotionnel, ainsi que la façon dont ils sont susceptibles de s’articuler, éventuellement dans leur « conflictualité créatrice ». Sa clinique de la complexité est au final interrogée du point de vue de ce qu’il nomme une « épistémologie de la gratitude », concept emprunté à Mélanie Klein et travaillé au fil de l’ouvrage sous différents angles pour acquérir ce statut de pouvoir qualifier une épistémologie de référence, dont l’enjeu clinique est celui du contre-transfert du chercheur à l’égard de son objet de recherche.
Max Pagès est un auteur qui a été pour moi essentiel dans mon travail de doctorat : nos objets étaient proches, et nos sensibilités voisines. A l’époque, il ne parlait pas de complexité, alors que j’essayais pour ma part de m’y aventurer. Voilà donc que de nouvelles connivences nous rapprochent : celles des systèmes, des articulations antagonistes, complémentaires, symétriques, de l’entre et de l’inter, par lesquelles il enrichit sa thèse d’origine sur la relation et l’angoisse de séparation. Elle se complexifie, si on entend par complexité le fait de faire tenir ensemble de façon contradictoire des dimensions ou manifestations multiples des situations vécues et interrogées. La complexité à l’œuvre dans les dynamiques relationnelles peut s’entendre aussi d’une autre manière : celle des paradoxes qui y sont à l’œuvre. De ce point de vue, le travail inaugural de Max Pagès3 ne me semble pas dépassé, mais plutôt complété : la complexité est selon moi tout aussi forte (non, elle l’est davantage), quand se trouve posé le fait que ce qui nous relie, ce que nous partageons, c’est le fait que nous sommes destinés à mourir ; c’est-à-dire qu’il nous faut penser dans un autre paradigme, franchement paradoxal, dans lequel s’envisage que la relation est la séparation. Bien sûr, les deux approches ici ne s’excluent pas mutuellement, mais disons que la part belle est plutôt faite au « et » qu’au « est », entre termes opposés. Est-ce que la « gratitude » serait ce sentiment particulier par lequel on peut les éprouver conjointement sans amalgame, avec toutes les conséquences relationnelles que cela entraîne ?
Ce livre historico-critique rend en outre un grand service à ceux qui, comme moi, n’ont connu l’ARIP que par ses écrits, et peuvent s’en faire l’image idéalisée d’un paradis perdu où les sciences humaines étaient intellectuellement et socialement inscrites, vivantes, relationnellement innovantes parce qu’en partie naissantes. On le voit, déjà des héritages se disputaient. Celui de Max Pagès, à travers ce livre, est aussi de nous indiquer qu’il est possible de faire œuvre de pensée vivante, en prenant parfois le risque de son renouvellement paradigmatique, sans pour autant trahir ni son objet, ni sa famille disciplinaire. Peut-être s’agit-il de s’efforcer, en tant que chercheur, à cette gratitude à l’égard de nos autres, celle qui nous rend et nous assigne à notre liberté de pensée, et qui m’anime ici.
Frédérique Lerbet-Sereni
[1] Il n’y a pas lieu ici de restituer l’ensemble de la bibliographie de l’auteur, mais je rappellerai ce qui jalonne ce trajet de chercheur : La vie affective des groupes, esquisse d’une théorie de la relation humaine (Paris, Dunod, 1968, rééd. 1990), Psychothérapie et complexité (Paris, Desclée de Brouwer, 1993), Le travail d’exister (Paris, Desclée de Brouwer, 1996), et en collaboration L’emprise de l’organisation (PUF, 1979) et La violence politique, pour une clinique de la complexité (Paris, Erès, 2003)
[2] Association pour la Recherche et l’Intervention Psychosociologique
[3] cf La vie affective des groupes
Fiche mise en ligne le 09/04/2007