Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de MACHADO Antonio : |
« JUAN de MAIRENA. Maximes, mots d’esprit, notes et souvenirs d’un professeur apocryphe » traduit de l’Espagnol par Catherine Martin-Gevers Editions du Rocher (Coll. Anatolia), Paris 2006, ISBN 2 268 05157 9, 442 pages |
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Depuis des années, je cherchais ce livre d’A Machado (Le poète qui sut nous dire « Caminante, no hay camino. Se hace camino al andar » : Ces deux vers traduits dans toutes les langues ne sont ils pas notre Viatique ? ) : Je savais que la version originale de ce grand œuvre épistémo éthique avait paru à Madrid en 1936, alors que commençait la tragique guerre civile, et qu’elle avait été traduite en français en 1955, publiée chez Gallimard - NRF, préfacée par Jean Cassou. Mais cette traduction, épuisée depuis longtemps semblait toujours introuvable en occasion (‘Nous ne savons pas quand cet article sera de nouveau approvisionné ni s'il le sera’).
J’avais partiellement repris espoir en découvrant en 2003 une édition en livre de poche (220 petites pages) d’une sorte de ‘morceaux choisis’ et traduits, publié sous le titre insolite mais pertinent ‘De l’essentielle hétérogénéité de l’être’, (Edition Payot -Rivages poche). Sélection traduite (et brièvement mais utilement présentée en sept pages) par V. Martinez, qui veillait à informer sommairement le lecteur de l’origine des fragments de textes ainsi compilés. Mais sélection frustrante puisqu’elle nous privait de tant d’autres pages possibles dont nous ne pouvions rien deviner, l’éditeur nous ayant caché ses critères de sélection ! Chacune de ces petites pages était si stimulante que le désir d’accéder aux pages supprimées s’avivait de plus en plus. Ah, que je regrettais de n’être pas capable de lire plus de quelques lignes dans la langues de Cervantès ou de B. Gracian sans l’aide permanente d’un bon dictionnaire de traduction
Et voilà que les éditions du Rocher nous proposent une traduction apparemment complète (442 pages) de cet exceptionnel ouvrage que A Machado avait compilé puis publié entre 1936 (à Madrid) et 1937 (à Valence) dans les mois qui précédaient la chute de la République espagnole et la mort d’A Machado fuyant les Franquistes à Collioure, le 22 février 39.
« Informé
par Corpus Barga, un écrivain espagnol rencontré par
hasard, que « Antonio Machado était à
l’Espagne ce que Paul Valéry était à la
France et qu’il était malade, et, comme sa mère,
incapable de continuer à pied », un commissaire de
police (français) prête sa voiture qui les emmène
à Cerbère. Ils passent la nuit dans un wagon de train
abandonné. Le lendemain, 28 janvier, ils prennent le train
jusqu’à Collioure.
Antonio Machado meurt dans une
chambre de l’hôtel Quintana le 22 février.
Personne n’aura lu ses derniers textes, perdus entre Barcelone
et Port-Bou ». (‘Collioure,
1939. Les derniers jours d’Antonio Machado, par Jacques
Issorel’.
‘Antonio Machado était à l’Espagne ce que Paul Valéry était à la France’ ? La formule me parait juste et ce pourrait être une bonne présentation de ‘Juan de Mairena’ que de les comparer à l’édition Pléiade des ‘Cahiers’ de P Valéry (édition due à J Robinson-Valéry), pendant que le poème du ‘Caminante …’ pourrait être comparé à l’inscription sur le fronton du Palais de Chaillot à Paris rédigée en 1937 par P Valéry. (« Il dépend de celui qui passe, Que je sois tombe ou trésor, Que je parle ou me taise. Ceci ne tient qu'à toi Ami n'entre pas sans désir »)
Comparaison trop approximative bien sûr qui vaut que par le sous titre (‘Notes, Mots d’esprit, Maximes’) et non par le procédé littéraire de Juan de Mairena, puisque A Machado affecte de rapporter les propos d’un professeur de rhétorique, J. de Mairena, lequel rapporte les réflexions de son propre maître disparu, le Professeur Abel Martin. Procédé original qui lui permet de toujours prendre quelque distance par rapport à son propos, interrogations déférentes de ses étudiants aidant. Ce qui permet une lecture fort confortable (le ‘livre de chevet’ parfait) puisque chaque ‘Note’ s’écrit rarement sur plus d’une page.
Mais quel feu d’artifice pour l’esprit ! Chaque étincelle en provoque une autre, entre commentaires épistémologiques narquoisement érudits, allusion politique si aisée à entendre dans le contexte européen, notations pédagogiques, critiques artistiques ou littéraire, réflexions philosophiques ou scientifiques toujours soigneusement documentées, travaux d’un logicien habile à traquer les esquives, interrogations sur les spiritualités et les religions, traces des experiences du poète et du voyageur (qui connaissait fort bien la France et qui gagnait sa vie comme professeur de français)… Les changements de registres permanents activent ironiquement l’intelligence rêveuse du lecteur : J de Mairena, A Martin et l’auteur, entrelacent presque spontanément leurs propos, aucun n’ayant jamais le dernier mot, si tous leurs mots sont ceux d’un Sage à la fois souriant, modeste et passionnément autocritique.
N’avons-nous pas, par exemple, désir de prendre au mot le projet de Juan de Mairena, qui « avait eu (avant la mort de son maître A Martin) l’idée de fonder dans sa région une Ecole Populaire de Sagesse. … cette école aurait eu du succès en Espagne, à condition bien entendu qu’elle puisse compter sur des maîtres capable de la faire vivre. …. Notre mission à nous consiste à prendre les devants au moyen de notre intelligence et à rendre sa dignité humaine à l’animal humain. Voilà la finalité la plus profondément didactique de notre Ecole populaire de Sagesse supérieure. » (p. 186-7, 191). Un tel projet ne nous fait-il pas songer à celui auquel Edgar Morin nous invite à réfléchir en suggérant la constitution d’ ‘Instituts de Culture Fondamentale’ ?
S’il me fallait exprimer en une formule la trace que laissent en l’esprit quelques heures de lectures de cette œuvre qui devrait notamment rester une des œuvres maîtresse de l’épistémologie contemporaine, je retiendrai peut-être le titre adopté pour la petite anthologie établie par V Martinez : ‘De l’essentielle hétérogénéité de l’être’. Ou si préférez un synonyme : ‘Sur l’intelligence de l’irréductible complexité des humains et des sociétés qu’ils forment et transforment dans leur relation avec la nature’. Nul n’est réductible à un modèle homogène et par là simplifiable, nul n’est ‘trivialisable’ dira cinquante après Machado, H von Foerster que nous avons encore tant de mal à entendre dans nos académies : « Loin de nous l'intention de refuser d'éprouver du respect ou de la vénération pour cette équipe de savants, mais nous ne lui accorderions jamais plus d'importance qu'à l'homme naïf, spontanément capable de se poser les questions les plus essentielles. » insistera J de Mairena, p 193.
Si le travail de la traductrice semble remarquable, l’éditeur nous prive en revanche des indications qu’espèrent ses lecteurs sur l’origine de l’ouvrage original en espagnol. Il nous dit seulement qu’il ‘restitue au lecteur français, soixante six ans après la mort du poète, l’édition intégrale de ce livre majeur qui n’a rien perdu de sa modernité et reste d’une grande actualité’. On aimerait qu’il nous donne les traces éditoriale de cet original, surtout si, comme on peut le présumer, ce n’est pas A Machado qui a relu l’ultime édition originale. Petites misères usuelles de l’édition, qui ne suffira pas à gâcher notre plaisir, ni à atténuer notre admiration pour l’homme et pour son œuvre.
JL Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 22/08/2007