Rédigée par LE MOIGNE Jean-louis sur l'ouvrage de HEURGON Edith & LANDRIEU Josée (coord), Colloque de Cerisy, juin 2006 : |
« L’ECONOMIE DES SERVICES POUR UN DEVELOPPEMNT DURABLE. Nouvelles richesses, nouvelles solidarités. » Ed L’Harmattan, 2007, ISBN 978-2 296 03564 5, 391 pages |
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC |
S’il me fallait retenir un seul argument de cette réflexion collective sur le concept en forme de pléonasme qu’est ‘l économie des services’, ce serait celui, aujourd’hui bienvenu, proposé par un praticien familier à la fois de la gestion de l’eau et des ONG au Vietnam : Plutôt que de nous acharner à « formaliser l’informel », ne pouvons nous nous attacher à « informaliser’ le formel. » (p.352).
La plupart des scientifiques assermentés (ici des économistes et des sociologues), plus soucieux du jugement de leur pair que de rigueur épistémique, vont sans doute s’indigner de cette remise en question de leur mode formel de reconnaissance mutuelle. Mais cette apparente provocation me semble confortée par l’invitation d’Edith Heurgon qui conclura ce colloque en disant : « L’idée d’informaliser le formel ? C’est peut-être cela auquel un colloque de Cerisy peut contribuer. » (p.360).
La prospective, quelque soit le temps auquel on la conjugue (le présent ou le conditionnel, l’impératif ou l’imparfait) butte toujours sur cette difficulté : elle veut montrer que les normes sociopolitiques actuelles sont déjà inadaptées, et pour être constructive sans être utopique, elle ne trouve que le moyen de proposer de nouvelle normes, lesquelles pour être normatives devront être formalisées. Cercle vicieux familier dont les prospectivistes auto proclamés et les économistes assermentés qui les doublent sont hélas rarement conscients.
Ce colloque consacré à la conjonction de deux concepts académiques qui résistent à toute formalisation claire et nette, l’économie des services et le développement durable, va nous proposer de prendre conscience de ce ‘double bind’ par une vivante illustration de cette nécessaire récursion liant le formel et l’informel. Une reliance que la connaissance scientifique s’attachant à revivifier l’intelligence de la complexité doit désormais restaurer : Si nous voulons formaliser l’informel, il nous faut aussi informaliser le formel.
J’écris ici ‘restaurer’ à dessein et non ‘inventer’ (ou découvrir), en prenant argument de l’invention par Léonard de Vinci de ‘la figure du sfumato’ et de ‘sa technique …qui défia longtemps toutes les méthodes d’analyse’ : Au formalisme géométrique de la perspective, ne fallait-il associer ‘l’informalisme’ du chiaroscuro par le ‘sfumato’ pour représenter intelligiblement les ineffables de ‘La Cène’ ou du ‘vol des oiseaux’?
Le sfumato ne nous livre t il pas depuis cinq siècles l’exemple admirable d’une technique permettant d’informaliser le formel ? Je cite volontiers C Franck dans son article ‘Léonard, La Joconde et le sfumato’ 1 : « Le sfumato est également l’ensemble des moyens picturaux qui permettent de contourner, face aux problèmes qu’ils soulèvent au stade de la création, les paradoxes inhérents à l’objectif de représentation juste de la forme dans l’espace … ». « Le sfumato est le moyen de créer un lien continu, véritable alliance des contraires, entre la forme, explicite et sa structure invisible »2
Que vient faire le sfumato dans la modélisation des situations de la Poste réorganisant ses bureaux ruraux, de la SNCF modifiant la gestion de ses TER ou des modes d’évaluation des compétences des auxiliaires de puériculture ou des assistantes de vie (accompagnement à domicile), autrement dit dans la modélisation à fin de bonne gestion (économique ?) ou de bonne politique (civilisatrice) de ‘l’économie servicielle’ ?
Je prétends que la faisabilité du sfumato rend possible et plausible la mise en œuvre de moyens (ceux du Disegno3 léonardien) qui permettent de contourner les paradoxes inhérents à l’objectif de représentation formelle (ou dénudée, ou squelettisée, ou décolorée) de ces situations perçues complexes4 à fin d’action délibérée.
Autrement dit d’informaliser le formel tout en formalisant l’informel : Une sorte de « mathématique de l’insaisissable5 » est concevable, l’œuvre de Léonard, ‘Comprendre et Créer’, en témoigne, comme certains des témoignages que nous lisons dans ce recueil.
Ce détour sur les ressources exemplaires de l’invention du Sfumato nous aide peut-être à extraire quelques sucs de cet ouvrage collectif, fruit bien organisé et bien ‘édité’ d’un Colloque tenu à Cerisy en juin 2006. Ce colloque se voulait explicitement dans la lignée des colloques tenus les années précédentes sur ‘la prospective au présent’, et en particulier, le précédent tenu en 2005, sur le thème du ‘développement durable6’. Le lien entre les deux entreprises est explicité dés l’ouverture par J Landrieu : « Jusqu’à récemment, les experiences innovantes en matière de service relevaient principalement de l’économie solidaire et de l’économie sociale. Or ces dernières années, la nécessité (sic) d’aller vers un développement durable a fait naître semble t il, d’autres initiatives d’une nature nouvelle, qui déplacent les rapports et les frontières entre la sphère sociale la sphère économiques et la sphère politique. » (p.10).
Le lecteur n’est pas certain que le diagnostic soit correctement formulé (Le DD est-il la cause ou l’effet ?) , mais il propose une problématique dont chacun perçoit aisément la pertinence en même temps que l’on ressent quelques difficulté à l’exprimer : Cette économie des services, que l’on désigne volontiers ici comme ‘l’économie servicielle’ pour la contraster sans doute avec ‘l’économie matérielle’ (que les économistes appelle encore souvent l’économie réelle, qui raisonne en quantités physiquement mesurables, pour la distinguer de l’économie financière, qui elle raisonne en valeur monétaire), peut-elle être une extension additive de la bonne vieille économie classique … et donc capitaliste ?. Chacun souhaite ici échapper à cette étreinte mortelle en affirmant, sans preuve hélas que le DD va ‘rendre inéluctable l’édification de nouvelles logiques économiques’ (p.10).
Mais ne peut-on faire cette preuve par l’action, en montrant cette économie servicielle bienfaisante et ‘durabilisante’ à défaut de pouvoir démontrer son inéluctabilité ? C’est je crois à cette tentative que s’attache la plupart des contributions que ce livre rassemble en les agençant autour de trois des pôles de l’économie servicielle visibles aujourd’hui : Les services à la personne (prendre soin), les services publics (aux biens publics) et les services aux entreprises.
Exercice d’autant plus méritoire qu’il est difficile, butant sur une ancestrale contradiction : ‘on ne peut mettre le vin nouveaux (les nouveaux concepts, les nouvelles organisations) dans les vielles outres (les bons vieux paradigmes académiques qui, normant le langage, rigidifie les façons de penser)’ : Un des contributeurs, E Dacheux illustre cela de façon convaincantes : « Prendre soin des mots. …Combattre le délitement social, prendre soin de l’autre, c’est combattre la violence symbolique, prendre soin des mots. .Il convient de mener une bataille intellectuelle dans le champ académique et dans l’espace public, pour combattre l’assimilation évidente entre professionnalisation et compétence. … »
On citerait de multiples exemples de cette inattention au ‘soin des mots’. Les économistes portent ici une lourde responsabilité qu’ils affectent d’ignorer : Parler de guerre économique, de création de valeur (boursière), d’externalité, d’évaluation du travail humain par des nombres d’heures de présence, de développement durable pour dire ‘développement supportable’7 et de compétition sans privilégier d’abord la collaboration, ou de ‘service à la personne’ pour dire ‘service de proximité » (p. 335),… autant de manifestations de cette incapacité à prendre soin des mots. Que celui qui n’a jamais péché nous jette la première pierre, répondront à juste titre les économistes.
Mais ne devrons nous pas être attentifs à cette interpellation finale d’une jeune chercheuse : « Je me suis demandé s’il s’agissait bien d’une rencontre de prospective : par moment j’ai eu le sentiment, tant le vocabulaire était peu compréhensible, qu’il s’agissait d’un colloque universitaire… » (p.344). Un autre répondait comme en écho constructif : ‘ « S engager dans une action commune de redéfinition… Par la pensée on agit et on fait évoluer les représentations de l’économie, des stratégies des entreprises… » (p.347)
Les querelles sémantiques d’experts distinguant l’économie servicielle et l‘économie de l’information, l’économie de fonctionnalité et l’économie des services m’ont paru significative : elle témoigne de notre difficulté collective à penser sans disjoindre pragmatique et épistémique.
Les récits d’experiences en situation que le colloque a su mobiliser sont sans doute plus stratifiés que confrontés, au moins dans la présentation formelle qu’en donne le livre. Car la plupart des intervenants insistent sur l’importance pour eux des échanges informels, hors session qu’ils ont pu connaître pendant le colloque. C’est ainsi que l’on verra commenter à plusieurs reprises, le récit d’une experience dont le livre ne rapporte qu’une brève mention (moins d’une page) sur un projet d’aménagement d’une rue de Strasbourg : Le lecteur devine par les brefs commentaires des tables ronde de clôture qu’il y eu là une expérience assez dérangeante que l’on voudrait interpréter en l’entendant dans sa complexité : Comment distinguer ‘résultats qualitatifs et quantitatifs ?’ demande t on ? Quand faut-il convenir que les normes sont des conventions évoluantes et non des nécessités rationnelles s’imposant donc à toute politique publique ?
Dans l’ensemble pourtant, la base sémantique de départ sur l’économie des services forgée depuis longtemps par l’économiste J Gadrey s’avére assez aisément acceptée par la plupart des intervenants. Mais rares sont ceux qui peuvent l’interpréter de façon constructive, tant on craint de succomber à l’utopie : les normes quantitatives sont dangereusement contraignantes mais sans ces contraintes normatives, on ne pourrait plus rien réguler. Par exemple : Sera-ce la compétence qui garantira la performance ou la performance qui certifiera la compétence ? Quelle théorie universelle donnera la bonne réponse, qui sera toujours : ‘ça dépend’ (Voir le cas des auxiliaires de puériculture, p. 116)
Les leçons des grands pragmatistes et empiristes américains de W James à J Dewey, H Simon ou R Rorty sont toujours aussi méconnues au moins en apparence (une seule allusion, timide à Habermas, p 109), bien que les allusions à la restauration du statut de l’argumentation et de la délibération au cœur de toute activité démocratique soient fréquentes. Les quelques évocations des réflexions proposées par P Calame en 2005 sont ici très bienvenues, mais le lecteur n’a pas l’impression qu’elles aient encore irriguées le tissus cognitif apparent ni qu’elles aient incités à développer des dispositions innovantes.
Les coordinatrices ont pourtant réussi à rendre visible au mieux ‘l’insaisissable’ de ces échanges entre les praticiens réfléchis et les experts attentifs grâce à deux scripts de ‘tables rondes finales’ qui permettent au moins de ‘sentir’ les enjeux et de ‘décaler le regard’ (p.360). Elles ont en outre fait l’effort d’une bibliographie d’ensemble et d’un index qui permettent de contextualiser et de repérer les plus et les manques.
Malgré leur intention initiale et la contribution de JL Laville, je crains que le lecteur ne perçoive guère l’émergence de ‘Nouvelles Solidarités’ qu’annonce le titre de l’ouvrage. Nouvelles solidarités que l’on voudrait pourtant voir suscitées par les développements de représentations plus riches, plus diversifiées, entrelacées et colorées des échanges entre les humains, échanges qu’il ne faudrait plus réduire aux seuls échanges économiques. Curieusement on voit rarement revendiquer au fil des pages l’appel réciproque à la responsabilité (ici fréquent) et à la solidarité (ici rare). Cette différence de tonalité m’a d’autant plus surpris que le titre courageux du livre nous appelait à l’invention de ‘Nouvelles Solidarités’ dans tous les registres de la vie sociale.
Il reste que tous nos systèmes d’enseignement auraient grand besoin d’inciter étudiants et enseignants à mettre en valeur dans leurs cursus cette problématique si renouvelante : Je me suis pris à rêver : Si le Réseau officiel des quarante Ecoles de Service Public de France8 décidait de mettre au programme de chacune d’entre elle, la discussion de ce livre pour le transformer en un dossier consacré à l’intelligence du Service Public, qu’il soit de proximité, régional, ou continental, peut –être parviendrions nous à imprégner nos cultures civiques de ce sens de la responsabilité solidarisante et de la solidarité responsabilisante que nous suggère cette conjonction encore insolite entre la perspective et le sfumato ?
JL Le Moigne
[1] Article publié dans le bel ouvrage présentant l’exposition « La passion Léonard, Comprendre et Créer », organisée par Ars Latina au printemps 2007 à Paris, au réfectoire des Cordeliers (édition Ars Latina, ISBN 978 2 910260 14 9), p.57 +.
[2] Dans le même ouvrage, article de C Franck intitulé « Léonard, Image et Mathématique de l’insaisissable », p.21
[3] Sur le Disegno, je renvoie aux notes de lectures consacrées aux ouvrages de J Ciaravino (‘Un art paradoxal, la notion de Disegno en Italie (XV° - XVI° S.)’, http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=642 et de K Basbous, ‘Avant l’œuvre, essai sur l’invention architecturale’ http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=686
[4] N’est ce pas le projet qu’exposait A Chastel dans son dernier ouvrage significativement intitulé « Leonard ou les sciences de la peinture » (2002). Cf la note de lecture http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=629
[5] J’aime rappeler ici la conclusion que G G Granger proposait en 1955 à son ouvrage ‘Méthodologie économique’ : « S’il fallait dire en peu de mots, ce qui nous a semblé faire le plus cruellement défaut à une connaissance économique, nous nous bornerions à deux thèmes : une base sociologique précise, et un style mathématique nouveau, peut-être une mathématique de la Qualité » (p.401). Une mathématique qui ne se saisisse pas seulement du quantitatif formel, mais qui s’ouvre aux ‘métamorphes’ du qualitatif, par ‘ce lien continu, véritable alliance des contraires, entre la forme, explicite, et sa structure invisible’ que nous permet par exemple le Sfumato Léonardien. Ce que GG Granger percevait dés 1955 ne nous devient-il pas plus sensible à l’heure où l’économie reconnaît que les immatériels services sont constitutifs des échanges innombrables qui relient les humains non seulement à leur mère Nature mais aussi entre eux ; Services immatériels bien pauvrement évaluable quantitativement et pourtant aisément évalués qualitativement.
[6] ‘Le Développement Durable c’est enfin du Bonheur’, ouvrage coordonné également par Edith Heurgon et Josée Landrieu. Cf la note de lecture publiée à http://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=675
[7] Cette judicieuse traduction, pourtant proposée par J Landrieu l’année précédente, est déjà oubliée : ‘On n’attrape pas les mouche avec du vinaigre’ et ce qualificatif ‘supportable’ serait tenu pour trop vinaigré, assurent les économistes chassant des crédit de recherche à l’heure où l’on institue un ministère du développement durable !
[8] On rencontre rarement ce Réseau dans l’affichage des nouvelles politiques d’enseignement et de formation. Pourtant en examinant la longue liste de ces (grandes) écoles, on se dit que les citoyens devraient être plus attentifs à leurs programmes et à leurs activités qu’à celle des universités qui font couler tant d’encre. On peut glaner d’intéressantes informations en visitant le site de ce Réseau : Aucun des aspects des services publics ne lui est ou ne devrait lui être étranger. http://194.199.119.54/qui-sommes-nous/index.htm?a=qui_sommes_nous.htm
Fiche mise en ligne le 22/08/2007