Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de ABASTADO Philippe : |
« L’IMPASSE DU SAVOIR. ESSAI D’EPISTEMOLOGIE MEDICALE » Edition EDK, 2007, ISBN : 978 2 84-8425 -4120 0 186 pages. |
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« Notre thèse est la suivante : Il existe un épuisement du modèle actuel de raisonnement en médecine. Notre « top modèle » coiffe des siècles de pratiques, mais accuse trop de faiblesses pour continuer d’enrichir le savoir. Ses contraintes méthodologiques bloquent des problématiques, ralentissent voire figent des urgences. … La médecine s’aventure en des territoires inconnus et elle n’en est pas consciente. Une critique s’impose. Notre souhait le plus profond est de pouvoir adapter notre mode d’acquisition du savoir médical aux contraintes actuelles » (p10). Dés les premières pages P Abastado annonce la couleur, et par là nous incite à explorer son livre qui, bien qu’écrit et édité pour des médecins, s’avère particulièrement bienvenu pour des praticiens-non-médecins1, vous et moi !
Ne devons nous pas nous réjouir de cette occasion, hélas rare encore, de retrouver sous la plume d’un praticien, ici un cardiologue riche d’une solide expérience professionnelle, une méditation que J Piaget exprimait il y quarante ans en des termes que j’aime souvent me rappeler :
Le fait nouveau, et de conséquences incalculables pour l’avenir, est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus à l’intérieur même des sciences … parce que certaines crises ou conflits se produisent en conséquence de la marche interne des constructions déductives ou de l’interprétation des données expérimentales, et que pour surmonter ces traditions latentes ou explicites, il devient nécessaire de soumettre à une critique rétroactive les concepts, méthodes ou principes utilisés jusque-là de manière à déterminer leur valeur épistémologique elle-même. En de tels cas, la critique épistémologique cesse de constituer une simple réflexion sur la science : elle devient alors instrument du progrès scientifique en tant qu’organisation intérieure des fondements1.”
A cette critique épistémologique interne P Abastado s’attache ici de façon fort convaincante en l’argumentant par de nombreux exemples tous solidement documentés. Illustrations qu’il sait présenter de façon intelligible sans s’abriter sous le jargon médical réservé aux seuls initiés. Sans doute sa ‘critique épistémologique’ se réduit-elle trop souvent à des critiques méthodologiques : Ce qu’il appelle joliment le « prêt à penser médical » (chap. 2, p.49), lequel ressemble à s’y méprendre au prêt à penser transmis aujourd’hui encore par les systèmes d’enseignement de la plupart des disciplines scientifiques et des pratiques professionnelles, au vocabulaire des illustrations prêt. De l’archéologie à la psychiatrie les outils statistiques utilisés par exemple, ne sont-ils pas toujours les mêmes ? Un prêt à penser qui, s’il sert trop souvent d’outil exclusif de travail (G Bachelard en dénonçait déjà les effets pervers et la légèreté épistémique en 1934) pour tant de chercheurs scientifiques de toutes disciplines, sert toujours de caution diplômante pour la plupart des praticiens professionnels, qu’ils soient manageurs, ingénieurs, enseignants ou cadres de santé.
Ce sera par son solide chapitre 4, intitulé « Le paradigme impossible de ‘l’Evidence Based Medicine’ (EBM)» que P Abastado nous convaincra de façon définitive. L’EBM, ou ‘la médecine par les preuves’ est devenu ‘la puissance normative’ (p.102) de l’univers médical, « construite autour d’une élite universitaire qui favorise abstraction et normativité. … Elle édicte ses exigences en matière de méthode d’acquisition du savoir. … La norme dépasse le concept de ‘Normal’, se justifie part des faits immatériels mais se réalise en une somme de contrainte réglementaires. Alors de poids de sa certitude déforme, en prétendant former, la pratique quotidienne du médecin’. Suit un diagnostic d’une page, impressionnant et désespérant pour notre intelligence collective des conséquences de ces accréditations normées par une science présumée ‘prouvée’ sur le comportement des généralistes, cliniciens de terrains qui mériterait une lecture une lecture obligatoire dans toutes les institutions concernées : Le Paradigme EBM , à vocation universelle et invariante, va-t-il devenir l’archétype caricatural de la Science Normale dégénérée en science normée, normative, et universelle ? On comprend que le citoyen, jusque là ‘le patient’, devienne impatient et en appelle à plus d’intelligence pragmatique des normes (p.157) et plus de probité intellectuelle devant ce ‘paradigme castrateur’ (p.166) ’
Mais ce ne sera peut-être pas en en appelant à la ‘Rupture entre Savoir et Application’ comme l’argumente P Abastado dans son chapitre cinq. G Bachelard, G Canguilhem et E Morin, qu’il cite volontiers mais bien timidement (G Canguilhem, seul était médecin !), nous ont depuis un demi siècle ré ouvert la voie d’une ample ‘re paradigmatisation’ qui concerne autant les sciences et pratiques médicales que toutes les autres. Plutôt que de se résigner à l’éternelle universalité du paradigme positiviste et réaliste (dont on fait plus ici la critique méthodologique locale que la critique épistémique générale), ne devons nous pas rouvrir l’éventail et retrouver la ‘fureur sacrée de Léonard de Vinci s’attachant à comprendre pour faire et à faire pour comprendre’. Ce n’est pas à ‘la Rupture’ mais au contraire à ‘La Reliance des Connaissances et des Actions2’ que nous pouvons et devons nous inviter.
Il n’est d’ailleurs pas surprenant que P Abastado y contribue indirectement par un dernier chapitre sept fort original : ses ‘Propositions pour demain’ le conduisent à développer sommairement ce qu’il appelle ‘Mon utopie : Virtualisation et analyse multivariée’ (p.176 +), proposition certes méthodologique mais qui pour assure leur légitimité socioculturelle autant que leur plausibilité pragmatique devront se former sur un autre socle épistémologique que celui du paradigme EBM. Les épistémologies de la Complexité (Constructiviste, Empiriste, Eco-Systémique) ont aujourd’hui largement restauré leur statut et leur respectabilité au regard de la multi millénaire sagesse des nations’ (au sens de la ‘Scienza Nuova)’. Je ne peux ici développer l’exposé trop bref de son commentaire novateur sur ‘les intérêts de la virtualisation’ informatisée (p.180) sinon pour souligner ses arguments : ‘le retour au qualitatif’, sa portée culturelle (‘le savoir médical devient médecine’) et les ressources des actualisations temporelles qu’il permet. « Le virtuel – conclut-il – permet l’aller et retour constant – trait essentiel de la médecine – entre individu et savoir » (p 181).
L’exercice de la production de connaissance par le jeu investigateur des simulations informatisée appelle certes l’ascèse intellectuelle de méditations toujours renouvelée sur les processus de modélisation par le truchement d’artefactuels systèmes de symboles (Le ‘Disegno’ léonardien) et sur les stratégies téléologique (‘l’Ingegno’ Vicéen) qu’appelle la computation symbolique : Exercice que cette évocation des vertus de la modélisation ‘in virtuo’ ne pouvait entreprendre. Sachons gré à l’auteur de nous inviter in fine à l’aborder.
Un tout petit regret qui s’adresse à l’éditeur et pas à l’auteur : le texte porte beaucoup de coquilles typographiques (qui ne compromettent l’interprétation) mais qui ne sont pas dignes de l’edition scientifique française : Ne devrait-elle pas monter le bon exemple. Qui, il est vrai, pourra aujourd’hui, jeter la première pierre ?
JL Le Moigne
[1]
Jean Piaget “ Nature et méthodes
de l’épistémologie ”, dans Logique
et connaissance scientifique,
Encyclopédie de la
Pléiade, XXII, 1967, p. 51
[2] Voir le Dossier MCX XXIII : ‘Reliance des connaissances et des actions : Tissages, textures, entrelacs.’ http://archive.mcxapc.org/docs/dossiermcx/dossier23bis.pdf
Fiche mise en ligne le 26/11/2007