Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de DURAND Thomas et DAMERON Stéphanie (Eds) : |
« THE FUTURE OF BUSINESS SCHOOLS. Scenarios and Strategies for 2020 » Palgrave MacMillan, NY, 2008, ISBN – 13 : 978 0 230 51548 2, 365 pages. |
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Au commencement, il y a un constat et un contrat de recherche classique : Les écoles de management françaises et sans doute européennes semblent toujours à la remorque des ‘Business Schools’ Nord Américaines, toujours aussi mondialement réputées depuis près d’un siècle . (A telle enseigne que souvent elles préfèrent être appelées ‘Business School’ plutôt que ‘Ecole supérieure de Commerce’ ou même, ‘Ecole de Management’). Cette situation peut-elle et doit-elle durer longtemps encore, alors qu’elle semble humiliante pour nos orgueils nationaux, et que l’ont peut craindre qu’elle devienne maléfique pour nos entreprises et même nos administrations nationales ? L’apparente simplicité binaire de la question dissimule une complexité décourageante a priori dés qu’on l’aborde pratiquement : tant de variétés, tant d’évolutions, tant de contexte culturels, politiques, linguistiques différents apparaissent dès que l’on soulève le voile appelé si improprement ‘Business School’.
C’est sans doute parce qu’ils avaient envie de relever ce ‘défi de complexité’ que T Durand et S Dameron ont accepté le contrat symbolique que leur proposait l’Institution française ad hoc (la FNEGE) : Leur experience d’enseignant, de chercheur et de praticien leur montrait chaque jour les effets pervers de cette apparente résignation au modèle dit de la ‘mainstream’, effet d’autant plus pervers que personne ne semble responsable de la pensée de ce modèle académique dominant. Chacun le regrette, mais rare encore sont ceux qui tentent sérieusement et pragmatiquement de résister et de construire des alternatives plausibles.
Vient alors le moment où l’on se dit qu’Edgar Morin a raison de nous inviter à nous forger intérieurement puis publiquement notre ‘éthique de résistance… : Ce qui unit l’éthique de la compassion à l’éthique de la compréhension. … C’est miser sur les «forces faibles» de reliance. Forces faibles de coopération, compréhension, amitié, communauté, amour, à condition qu’elles soient accompagnées d’intelligence. … Elles sont toujours les plus faibles mais, grâce à elles, il y a des moments de vie vivables. … C’est résister à ce qui sépare, à ce qui éloigne L’éthique de résistance est aussi une éthique d’acceptation, qui seule permet la résistance 1’.
Accepter, autrement dit chercher d’abord à comprendre et à décrire, aussi soigneusement que possible, les situations des systèmes d’enseignement du management dans toutes les cultures de la Planète, tenter d’évaluer les enjeux, et prudemment d’identifier les potentiels de renouvellement, et les évolutions latentes, c’est à cette tache que se sont surtout attachés, les deux auteurs - coordinateurs de ce livre.
Les trois premiers chapitres construits sur une description de ce ‘Système d’ Education au Management’ européen dont on cherche l’identité’, permettent de caractériser neuf défis que les institutions d’éducation au management des organisations (Business Schools et autres) doivent aujourd’hui affronter. A commencer par le plus mystérieux : Que peut bien être (ou que devrait être ?) ce ‘savoir en management’ que les systèmes d’enseignement et de recherche de type ‘Business schools’ ont désormais mission de produire et d’enseigner ?
Question iconoclaste que nos auteurs abordent avec circonspection de façon plus pragmatique qu’épistémique, mais aussi avec sagesse da façon à ne pas irriter les producteurs et enseignants spécialisés dans les autres savoirs ? Les économistes ne se plaignent-ils pas souvent de la concurrence que leur font ces nouveaux venus des sciences du management qui viennent brouter leur herbe dans leur pré carré ? Mais il fallait la poser et la contextualiser au moins dans ses aspects institutionnels et politique, sans dissimuler la légèreté épistémique de la plupart des réponses qui sont usuellement proposées (du genre : ‘le management est une discipline carrefour d’autres disciplines’ tenues elle pour académiquement sérieuses).
Comment ces neuf défis sont-ils aujourd’hui abordés, sinon relevés, dans les multiples cultures de la planète ? Question pragmatique judicieuse que T Durand et S Dameron ont posé (deuxième partie de l’ouvrage) à treize rédacteur(e)s familiers de leur ‘terrain’ (13 pays ou grande régions, les principaux pays européens étant à ce stade privilégiés). Nous disposons ainsi d’une collection de monographies exposant chacune en une dizaine de pages, la situation de la ‘Business Education’ sur tous les continents. En constituant base d’études comparatives qu’il faudra régulièrement actualiser, l’ouvrage servira certainement par surcroît de base de départ pour de futures études. Et dans l’immédiat, il a le réel mérite de permettre à chacun de voir ce qui se fait ailleurs sans prétendre ranger chacun dans l’ordre d’un quelconque mérite
Pour l’instant pourtant, ces comparaisons ne semblent exploitées qu’au ‘deuxième degré’ dans les interprétations que les deux auteurs développent dans la riche première partie qui constitue le cœur de l’ouvrage sous le titre un peu maladroit je crois de ‘A Foresight View’: ils veulent sans doute le traduire par ‘une visée prospective’, mais le lecteurs naïf entendra, correctement au sens de son dictionnaire, ‘une vue prévisionnelle’. Si bien qu’ils tombent parfois involontairement dans le travers de tous les ‘prospectivistes’, plus attentifs à prévoir, voir à prédire, qu’à ‘explorer le champ des possibles’ (bien qu’ils s’en défendent in fine, p.81) ! Partant de la problématique des scénarios campée par Pierre Wack à qui ils rendent hommage (p.69), ils en restreignent peut-être par trop je crois la portée, en s’appuyant sur une des techniques académiques de prospective classique qui tend à ‘fermer le domaine’ au lieu d’activer ‘la rigueur imaginative’ du modélisateur. Ce qui les conduit à placer l’exercice du seul point de vue des stratégies possible des institutions ‘Business Schools’, sans l’oxygéner à partir d’autres points de vue : les transformations actuelles et potentielles des systèmes universitaires2 bien au delà de leurs seules ‘écoles de gestion’ (en France par exemple, l’abandon de l’exclusion sélective par les desséchantes ‘prépas’ ?: Pourquoi pas ?) ; ou la prise de conscience collective du développement ‘d’ un nouveau paradigme pour les politiques éducatives ‘tout au long de la vie : Acquérir une rationalité ouverte, prendre en compte la dimension imaginaire dans la « gouvernance », faire vivre des lieux pour la dialogique, la re-création du sens, la re-évaluation permanente des convictions durables et historiques des communautés (les valeurs) exigées par les changements de notre époque et par les nouveaux problèmes à l’échelle mondiale, auxquels nous sommes confrontés 3’. Points de vue plus politiques ici, plus culturels là, parmi bien d’autres, que les directions de Business Schools ont du mal encore à intégrer dans l’élaboration de leur stratégie
Les techniques d’élaborations des scénarios retenues ne sont guère exposées ici, si bien qu’on ne peut les inférer que par leur résultat : Le chapitre 4 présente et commente ‘Cinq scénarios prospectifs pour les Business Schools de 2020’ :
- (1.) On continue à suivre le modèle US, en faisant le gros dos ; Ce modèle est ici fort courageusement ‘revisité’, avec de solides arguments, par JC Spender dans un chapitre préliminaire de 9 pages.
- (2.) L’Union Européenne affirme sa capacité de faire différemment et mieux que les USA, mais dans la même culture managériale;
- (3). Les B. Sc se placent comme des ‘vendeurs de produits d’enseignement’ fabriqués par des centres de productions (‘Knowledge Producing Factory’) analogues à ceux fabriqués par les producteurs de programmes vendus ensuite aux chaînes de télévision ;
- (4.) Des systèmes d’alliances fédératives pouvant être ‘pro actives’ (des Club de BS - Partenaires) selon divers critères géographiques ou thématiques ;
- (5). Enfin des systèmes dits ‘réactifs’ dans lesquels la BS s’adaptent aux fluctuations des ‘marchés’ des demandes présumées des entreprises, grâce souvent à leur capacité à collecter les ressources de quelques solides fondations assurant leur réputation.
L’interet de ces scénarios est de ‘faire voir’ des possibles puisque chacun d’eux peut–être illustré par des situations actuellement observées : Cet empirisme est rassurant. Mais il a symétriquement l’inconvénient de maintenir ‘la tête dans le guidon’ : On se place à l’interieur des business schools actuelles et on examine leur possibles stratégies actuelles sans les insérer dans l’ample projet d’une ‘Politique de Civilisation’4 appelant en effet de profondes réformes, de nos systèmes d’enseignement en général et de nos systèmes de gouvernance en particulier ? Entendu dans ces termes, la difficulté culturelle manifeste des enseignants-chercheurs des écoles de management à s’exercer à la critique épistémique interne de leur propre activité ne doit-elle pas être tenue pour un signal fort auquel toute prospective devrait faire attention ? Comment ces enseignants (chercheurs, consultants, formateurs) peuvent-ils s’attacher à l’examen de la légitimité socio-culturelle, civique autant qu’épistémique de ce qu’ils enseignent ? Où trouvent-ils quelques incitations à cette sagesse civilisatrice ?
Je suis incité à poser des questions de ce type en lisant avec un vif interet les quelques pages que T Durand et S Dameron ont consacré au ‘renforcement du système d’éducation au management’ (au moins en Europe : Chap. 6, pages 109 à 111). Sans doute aurai-je souhaité qu’ils développent plus avant leur réflexion sur ces thèmes, réflexion qu’ils appuient habilement sur le désir collectif d’une autonomisation de la culture manageriale européenne qui risque de se dissoudre dans le ‘mainstream’ des B Schools Nord Américaine au lieu de le renouveler.
Ne faudrait-il pas nous rappeler que ce ‘mainstream’ parvint à bannir en 1958 de la prestigieuse (à l’époque) ‘School of Industrial Administration’ de la (future) Université Carnegie Mellon, son enseignant le plus exceptionnel sous prétexte qu’il était trop interdisciplinaire et épistémologue, HA Simon. Cela n’empêcha pas ce dernier de devenir Prix Nobel d’économie 20 ans plus tard, mais la plupart des B Schools, tant américaines qu’européennes, ne se sont pas encore ‘appropriés’ son exceptionnel ‘Discours Nobel’ pourtant intitulé ‘Rational Decision Making in Business Organizations’, et moins encore la méditation épistémologique de son Manifeste ‘Les Sciences de l’Artificiel’5 (1969 – 1996).
Les sciences du management ne pourraient-elles pas pourtant être tenues aussi pour de fécondes et renouvelantes Sciences de l’Artificiel ? Je ne peux re - développer ici l’argument et je comprends et approuve la sage prudence des auteurs : La plupart des directeurs d’écoles de management et d’écoles d’ingénieurs (actuels et prochains), qui seront leur premiers lecteurs (puisque c’est à leur demande implicite que cette enquête a été conduite), se veulent gestionnaires plutôt que visionnaires et ils ne sont guère soucieux de lever la tête au dessus du guidon : Ils raisonnent en parts de marché plutôt qu’en projets de civilisation. Il était sage de ne pas les provoquer et habile de glisser subrepticement le virus dans le système. Aux citoyens et aux praticiens d’exercer ces ‘pressions exogènes sur le système’ (titre de leur trop bref chapitre 3) – et pas seulement sur le système d’éducation au management mais sur tous les autres - pour que celui-ci ouvre beaucoup plus le champ des possibles qu’il a vocation d’explorer ? Les sciences d’ingenierie et de gouvernance des organisations sociales ne constituent-elles pas, à leur insu souvent, le terreau expérimental le plus exceptionnel sur lequel pourra se développer demain ‘le Nouvel Esprit Scientifique’, restituant à ‘la Science contemporaine son idéal de Complexité’, selon le mot de G Bachelard6 (1934), qui est de ‘restaurer les solidarités entre les phénomènes’ ? Plus que bien d’autres disciplines académiques, elles sont peuvent - et doivent - assumer l’humaine passion de ‘faire pour comprendre et de faire pour comprendre’7 transformant sans cesse leur expérience en science avec conscience. G Bachelard ajoutait : « Dans le monde de la pensée comme dans le monde de l’action (…) on peut faire passer la raison du ‘pourquoi’ au ‘pourquoi pas’ ». Sachons gré à T Durand et S Dameron d’avoir su nous inviter avec sagesse à retrouver au sein des sciences du management cette reliance civilisatrice du ‘Monde de l’Action et du Monde de la Pensée’, ‘passant sans cesse l’un dans l’autre’.
JL Le Moigne
[1] E Morin, ‘La Méthode, Tome VI, Ethique’, ed du Seuil, 2004, p. 229
[2] E. Morin, ‘De la reforme de l'Universite , Editorial de la Lettre Chemin Faisant, n° 40, janvier 2008 (Original publié en juin 1997, Bulletin du CIRET) : http://archive.mcxapc.org/docs/reperes/edil40.pdf
[3] Voir le bel article par lequel T Ambrosio concluait l’ouvrage qu’elle a dirigé avec F Lerbet-Sereni, ‘Les sciences de l’éducation à la croisée des chemins de l’auto organisation’ (Ed L’Harmattan, Coll. Ingenium, 2006, article intitulé : ‘Chemins de formation : inscrire dans la société les chemins de l’auto-organisation, de l’autonomie et de l’identité’, p.185-203
[4] Au sens donné par Edgar Morin à ce riche concept : E Morin, ‘Pour une politique de civilisation’, Ed Arléa, , 2002 -2008.
[5] ‘Les sciences de l’artificiel’, H A Simon. Traduction française de la 4° édition anglaise de 1996, chez Folio- Essai, Ed. Gallimard, 2004.
[6] G Bachelard, ‘Le Nouvel esprit Scientifique’, 1934, PUF, Paris, très souvent ré édité depuis, mais significativement jamais traduit encore en anglais
[7] J’emprunte cette formule à P Valéry qui caractérisait dans ces termes l’œuvre écrite de Léonard de Vinci qu’il pouvait lire dans une nouvelle traduction anglaise en 1938 (article repris dans ‘Vues’, ed de la table Ronde, Paris, 1948.
Fiche mise en ligne le 03/04/2008