Rédigée par LABERGE Yves sur l'ouvrage de MORIN Edgar : |
« L'IDENTITE HUMAINE,(La Méthode Tome V , L’Humanité de l’Humanité) » Editions du Seuil, 2001, ISBN 2 02 022715 0 , 400 pages. |
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Ndlr : Nous remercions Yves Laberge (Institut québécois des Hautes études internationales, Québec) qui autorise la publication dans le dans le Cahier des Lectures MCX, de cette note de lecture initialement publiée par la revue électronique québécoise ‘Religiologiques’ que nous remercions également. http ://www.unites.uqam.ca/religiologiques/27/Recensions27/27recensions.htm#A
Rappelons que le Cahier de Lecture MCX a publié une autre Note de Lecture de ‘l’Identité Humaine’ due à Alice GRANGER , accessible par http ://archive.mcxapc.org/cahier.php?a=display&ID=636
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Rares sont les lectures qui, spontanément, nous donneraient presque le goût d’écrire un livre, qui nous stimulent et nous inspirent au point de nous disposer à considérer autrement notre façon de concevoir notre discipline et de mener nos propres recherches. L’Identité humaine d’Edgar Morin fait partie de ces ouvrages exceptionnels, proposant un voyage fascinant à travers le savoir humain.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce cinquième tome de La méthode, consacré spécifiquement à L’Identité humaine, ne conclut pas immédiatement une gigantesque synthèse amorcée il y a un quart de siècle (La Méthode. La nature de la nature, Tome 1, date de 1977) par l’un des philosophes français les plus prolifiques et les plus respectés ; l’ouvrage ne constitue pas non plus le point final d’une aventure intellectuelle assez unique dans la francophonie. Déjà, l’auteur annonce la préparation d’un prochain tome de La méthode, le sixième, qui sera consacré à l’éthique et qui clôturera cette série.
Le présent ouvrage porte trois titres et sous-titres, mais je crois que L’Identité humaine indique plus précisément le propos de l’auteur, qui veut décrire l’homme d’une manière plurielle, en reliant les approches biologiques (génétiques), individuelles et collectives (l’histoire, les civilisations), en incluant les dimensions sociales et symboliques. Malgré ce que pourrait laisser sous-entendre le titre de cette série (« La méthode »), ce livre ne traite pas de méthodologie, mais veut mettre en évidence la réflexion privilégiée par un auteur au sommet de son art, dont le but est de relier les connaissances afin de mieux comprendre les phénomènes complexes auxquels nous sommes depuis toujours confrontés. L’interdisciplinarité inhérente aux ouvrages d’Edgar Morin fait interagir, dès les premières pages, un ensemble de connaissances et de questionnements issus des sciences, mais aussi de l’histoire, la culture, de la politique, en incluant les dimensions religieuses et symboliques qui définissent et motivent constamment l’agir humain. Cette approche totalisante fait en soi toute l’originalité de La Méthode. Ce quarante-quatrième livre d’Edgar Morin me semble être le meilleur de cette prodigieuse série, le plus complet et le mieux documenté, et j’estime qu’il n’est pas absolument essentiel d’avoir lu les quatre premiers tomes de La Méthode pour pouvoir suivre le parcours du cinquième. Nonobstant cette remarque, il est toujours stimulant de lire et de relire un ouvrage d’Edgar Morin, surtout dans leurs versions remaniées, comme par exemple l’un de ses premiers livres, L’Homme et la mort, souvent réédité et réécrit depuis un demi-siècle, et régulièrement cité ici.
L’ouvrage L’humanité de l’humanité : L’identité humaine débute par une formule qui, déjà, nous plonge dans un abîme d’interrogations et de réflexions : « Nous demeurons un mystère à nous-mêmes » (p. 10), peut-on lire dans les « préliminaires ». S’inspirant d’abord de Pascal et aussi de plusieurs philosophes modernes qu’il cite généreusement, Edgar Morin situe son propos très vaste entre ces deux infinis que sont le cosmos (sujet de plusieurs de ses articles récents) et la microphysique. Sa définition assez large de la culture sert de point de départ à plusieurs chapitres : « ensemble des habitudes, coutumes, pratiques, savoir-faire, savoirs, règles, interdits, stratégies, croyances, idées, valeurs, mythes, qui se perpétue de génération en génération, se reproduit en chaque individu, génère et régénère la complexité sociale » (p. 29). Les liens entre culture, esprit, cerveau et langage permettent d’articuler une première méditation sur l’intelligence et ultimement, sur les limites et le statut de l’individu.
La première partie du livre s’intitule « La trinité humaine » ; celle-ci constitue pour l’auteur un emboîtement de différentes formes de trinités, examinées successivement (p. 45). L’homme y est défini et présenté de diverses manières, avec ses contradictions et ses multiples interprétations, mais toujours selon une volonté de le considérer d’une manière unifiée, en évitant la réduction disciplinaire. On parcourt sans les fragmenter l’ensemble des savoirs qui ont tenté de circonscrire l’essence de l’humain. La synthèse opérée dans cette délimitation séparant l’imaginaire, le mythe, la technique, les religions et l’histoire me semble parfaitement définie et positionnée. Ainsi, l’auteur écrit : « Le mythe s’est introduit dans la pensée rationnelle au moment où celle-ci a cru l’avoir chassé » (p. 36). Ici, la complexité — si souvent évoquée — ne constitue ni un obstacle ni une difficulté insurmontable, mais au contraire une source d’inspiration, de réflexion, une invitation à un examen plus profond des dynamiques à la fois logiques et contradictoires ayant marqué l’humanité. Les ambivalences, les paradoxes, les mystères, l’incertitude sont les nourritures premières de cette réflexion.
Dans la seconde partie du livre (portant sur l’identité), Edgar Morin poursuit son interrogation sur les caractéristiques de l’humain (inséparable de sa société, de sa culture, de son héritage génétique), mais aussi sur la mort, la foi religieuse, les idéologies, les rites, le sacrifice. La rationalité humaine ne peut exister sans ce que Morin nomme métaphoriquement « l’étoffe imaginaire/symbolique qui co-tisse notre réalité » (p. 96). Il faudrait vraiment réaffirmer le rôle déterminant de ce que Morin nomme « la réalité de l’imaginaire » (p. 121). Dans ses explications et ses démonstrations, l’auteur du livre Le cinéma ou l’homme imaginaire (1956) fait abondamment référence à divers travaux scientifiques, mais aussi à des films et à des œuvres littéraires ; il nous rappelle avec justesse que « notre esprit sécrète sans cesse de l’imaginaire » (p. 121). En fait, Morin aborde beaucoup de concepts répandus dans les sciences exactes, humaines et sociales, mais il le fait en articulant de manière utile ces notions imbriquées et complexes. Chose assez rare chez les auteurs français, Edgar Morin fournit au fil des pages de généreuses définitions des concepts auxquels il se réfère. Qu’il s’agisse du mythe, de la culture, du paradigme, il rappelle la portée des notions, les redéfinit, en souligne telle ou telle dimension. Ses hypothèses — multiples, originales, voire audacieuses — sont à la fois claires et assurées : « Les fantasmes allègent provisoirement le poids et la contrainte du réel. Le mythe fortifie l’humain en lui masquant l’incompréhensibilité de son destin, et en remplissant le néant de la mort. » (p. 134)
Le troisième et avant-dernier chapitre porte sur l’identité sociale, un concept assez répandu que Morin relie avec deux modèles développés antérieurement (dans les tomes précédents), dont les éléments sont identifiés comme étant soit de haute complexité ou de basse complexité. Ici, l’auteur présente plusieurs types d’identité (sociale, multiple, historique, planétaire), ce qui lui permet par exemple d’aborder les questions de mondialisation et d’échanges culturels. En suivant les raisonnements de l’auteur, on examine comment s’effectue l’organisation des sociétés, parfois comparées à des machines bienfaisantes ou infernales. En réalité, c’est l’histoire en marche qui y est analysée, et ces machines correspondent autant à des ordinateurs, une intelligence artificielle, un État, ou tout autre système complexe : « La méga-machine n’est pas une machine seulement physique, elle est vivante et humaine. » (p. 178) L’ordre, le désordre et l’organisation sont reliés dans leurs complémentarités et leurs antagonismes, à l’aide de nombreux exemples. Mais dans sa description des mécanismes qui régissent et contrôlent les sociétés (parfois de manière abusive et injuste), l’auteur demeure pragmatique et reconnaît néanmoins que « nulle société ne saurait éliminer toute contrainte, ni toute subordination » (p. 184).
La quatrième partie, plus brève, est consacrée au complexe humain et part d’une interrogation sur le statut de la liberté : « Ne sommes-nous pas agis quand nous croyons agir ? La liberté n’est-elle pas notre plus grande illusion subjective ? » (p. 248) Les dernières pages posent la question du devenir humain, qu’il faut examiner sereinement. L’opposition entre la biologie et la sociologie sert à comprendre les comportements, qui seraient déterminés par la génétique, ou au contraire organisés par des règles, des codes et des normes, d’après les sociologues. Toutefois, la liberté, le libre arbitre, la spontanéité, le hasard existent vraiment et pour tous ; malgré nos codes génétiques, nos choix, nos limites et notre volonté de nous intégrer jusqu’à un certain point, nous ne sommes pas totalement déterminés. « La liberté étant choix, et tout choix étant aléatoire, nous prenons nos libres décisions dans l’incertitude et le risque. » (p. 260) Nos vies peuvent changer à tout moment, par le rêve ou par des événements très concrets dont la portée peut d’abord nous échapper. Un autre constat est énoncé : « Nous sommes sans doute victimes de notre mode de concevoir qui disjoint et oppose le réel et l’irréel, et banalise chacun de ces termes » (p. 263).
Le style d’Edgar Morin atteint ici sa plénitude. Deux points forts caractérisent ses écrits récents : premièrement, sa volonté interdisciplinaire et transdisciplinaire, qui lui permet de passer par exemple de l’anthropologie des religions à la philosophie des sciences, de la sociologie à la philosophie, du général au particulier, et deuxièmement, son sens de la formule qui assure souvent une grande netteté aux idées qu’il évoque. L’ouvrage L’Identité humaine donne en outre l’occasion à l’auteur de revenir sur certains de ses livres précédents. Ainsi, à propos de son livre L’Homme et la mort (1951), Edgar Morin explique comment il s’était progressivement distancé de sa conclusion initiale, en rédigeant en 1970 une préface à la troisième édition qui réorientait ses premières conceptions sur certains aspects de la mort ; mais qu’il avait par la suite reconsidéré sa volte-face, à la lumière de découvertes récentes en biologie et de travaux subséquents sur la mort, réalisés par d’autres chercheurs français (dont Jean-Claude Ameisen). L’auteur pouvait assumer de nouveau la conclusion initiale qu’il avait pour un temps reniée. Cette capacité exceptionnelle de réflexivité et d’autocritique sur une œuvre déjà célébrée témoigne d’une grande humilité et d’une étonnante possibilité de cheminement de la part du chercheur.
Il va sans dire que cette série d’ouvrages touche une multitude de disciplines (biologie, sociologie, philosophie, histoire) et que ceux-ci sauront rejoindre des chercheurs de plusieurs domaines. L’auteur insiste sur la dimension symbolique de la rationalité humaine et du quotidien, en nous rappelant avec éloquence le rôle (primordial et pourtant négligé) de la culture, des religions, des mythes, de l’imaginaire dans notre manière d’organiser nos vies. Ce livre dense sera particulièrement utile aux étudiants qui songent à amorcer une recherche de 2e ou 3e cycles, en histoire, en sciences humaines et sociales ou même en études littéraires. On sort de la lecture de La Méthode ébloui, enrichi, inspiré, presque envieux face à l’extraordinaire capacité de communiquer dont fait à nouveau preuve ce penseur à l’esprit vif, à la fois incomparable et inclassable.
Yves Laberge
Fiche mise en ligne le 11/01/2009