Rédigée par LABERGE Yves sur l'ouvrage de MORIN Edgar : |
« MON CHEMIN: Entretiens avec Djenane Kareh Tager » Editions Fayard, 2008, ISBN 978 2 213 63683 2, 361p. |
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Ndlr : Nous remercions Yves Laberge et le ‘Canadian Journal of Sociology ‘de leur aimable autorisation à reproduire dans le ‘Cahier des Lectures du Réseau Intelligence de la Complexité’ la Note de Lecture rédigée par Yves Laberge sur l’ouvrage d’Edgar Morin, ‘Mon Chemin’, publiée dans le Vol 34, N° 1 , 2009 de cette éminente revue canadienne. On trouvera le texte original de la revue sur la toile, via le site de la revue ( Edgar Morin, Mon chemin: Entretiens avec Djénane Kareh TagerPDFYves Laberge184-187) http://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/CJS/issue/view/378
Sociologue-phare de la tradition française, esprit encyclopédique, défenseur des libertés et promoteur de l'interdisciplinarité, Edgar Morin incarne la sociologie dans ce qu'elle a de plus effervescent et de plus jubilatoire. Auteur d'une cinquantaine de livres depuis un demi-siècle, dont plusieurs ouvrages fondamentaux (pensons à son cycle de six ouvrages sur La Méthode), Edgar Morin s'est intéressé avant tous les autres penseurs de sa génération à des sujets peu étudiés mais néanmoins fondamentaux: la mort, la sociologie du cinéma, les stars, les imaginaires, la culture de masse, la sociologie de l'environnement, la cybernétique, la synthèse des connaissances. Par son goût d'explorer des chemins peu fréquentés, Edgar Morin devenait à chaque fois un pionnier et par conséquent, un chercheur inclassable (p. 125).
Dans ce nouveau livre à la fois profond et enthousiasmant, intitulé Mon chemin, Edgar Morin se raconte et s'explique, souvent en des formules lumineuses, par exemple à propos de la place qu'occupe l'étude de l'imaginaire dans tous ses livres. Il expliquera à quel point la réalité et l'imaginaire sont souvent entremêlés, et que le réel s'inspire des imaginaires autant que les imaginaires s'alimentent directement en puisant dans la réalité : "Je crois fondamentalement qu'il y a moins de matérialité dans le réel qu'il ne semble, et plus de réalité dans l'imaginaire qu'on ne croit" (p. 125).
Indirectement, Edgar Morin avait déjà évoqué ses origines, sa jeunesse, et sa propre famille, entre autres dans un livre écrit en hommage à son père, Vidal et les siens (1989). Auparavant, Edgar Morin retraçait également son parcours personnel dans son Journal de Californie (1970), mais aussi dans un entretien méconnu tiré d'un livre collectif déjà ancien paru en Suisse sous le titre A quoi sert la sociologie? (Morin, dans Maurer, 1989). Mais ici, le principe même de l'entretien permet au sociologue de refaire chronologiquement le parcours de sa vie, depuis l'enfance jusqu'aux années récentes (2008) et à travers ces étapes, revoir la genèse de l'ensemble de son œuvre. L'épisode tragique de l'Occupation occupe une place importante dans la première moitié de ce récit autobiographique; Edgar Morin résume en un seul mot cette période liée à La Résistance: "l'exaltation". C'est aussi durant ces années périlleuses que le jeune Edgar Nahoum dissimule son identité juive et échappe à la mort en choisissant le patronyme typiquement français qu'il conservera par la suite: celui d'Edgar Morin, un nom que le hasard inventera pour lui. Témoin privilégié de toute cette guerre, celui-ci était d'ailleurs présent à Paris lors de la Libération en 1944 et à Berlin en 1945 après la défaite allemande (p. 69). Il évoque également les horreurs de l'Holocauste, dont plusieurs membres de sa famille ont été victimes (p. 73). Selon lui, beaucoup de Juifs français se seraient laissés arrêter lors de rafles parce qu'ils étaient totalement surpris, parce qu'ils ignoraient ce qui allait leur arriver après leur déportation, ou encore parce qu'ils croyaient qu'il valait mieux obéir aux autorités en toute circonstance, en agissant comme de "bons citoyens" (p. 73).
Tout est intéressant dans ce livre très riche et facile d'accès : la jeunesse difficile d'Edgar Nahoum (p. 29), le souvenir marquant de son père exceptionnel (p. 26), ses premières lectures (pp. 32 et 43), les films qui l'ont marqué (pp. 33-34), et même la Deuxième guerre mondiale et le changement de nom qui survint alors; on revoit les voyages, les amitiés, les idées qui animeront tout son parcours, la genèse de ses livres, à commencer par L'An zéro de l'Allemagne (1949), qu'Edgar Morin présente ici comme ayant été "le premier livre d'après la Libération à ne pas être anti-Allemand", tout en reconnaissant la responsabilité de l'Allemagne d'après-guerre de devoir "réparer les dommages causés par la nazisme" (p. 102). A la fois Juif et Français, Edgar Morin déclarera en retirer un double avantage : "Ma double identité est pour moi comme les deux yeux: ils me font mieux voir" (p. 115). Par ailleurs, le jugement de l'auteur devant ses livres est également révélateur. Ainsi, à propos de L'Homme et la mort (1951), maintes fois réédité, revu et augmenté, il affirmera que "c'est grâce à la malchance du chômage que j'ai pu écrire L'Homme et la mort, que je considère comme mon livre le plus significatif" (p. 115).
Au fil des chapitres, le pédagogue fournit des définitions utiles de plusieurs concepts fondamentaux qu'il utilise depuis un demi-siècle, et en tout premier lieu la culture : "Une culture est un corps complexe de normes, de symboles, de mythes, d'images. Cet ensemble pénètre l'individu, oriente ses émotions, nourrit la vie imaginaire (…)" (p. 128). Edgar Morin sait aussi illustrer clairement les concepts qu'il utilise, par exemple à propos de la critique trop fréquente de l'utopie, qu'il tente judicieusement de rapprocher d'une nécessaire critique du réalisme, qui lui paraît trop souvent implacable. Pourtant, le destin le plus sombre, apparemment irrévocable, peut être un jour modifié : "L'appel de De Gaulle, le 18 juin 1940, sitôt après l'écrasante défaite, pouvait sembler utopique" (p. 262).
Sur son propre cheminement (d'où le titre de ce livre), Edgar Morin revoit rétrospectivement ses premières intuitions épistémologiques qu'il ne pouvait pas encore nommer ou cerner, mais qui deviendraient bientôt fondamentales dans sa pensée. Il dira à propos de ses premiers livres : "Je n'avais pas encore incorporé le mot 'méthode', ni le mot 'complexité', mais je savais qu'il me fallait avoir une vision polyscopique, multiple, de mon sujet" (p. 119). Observateur attentif, Edgar Morin a su tourner son regard vers ses proches et envers lui-même, par exemple à la suite de son adhésion, sa critique, puis sa condamnation du marxiste, dans son livre Autocritique (1959) : "Autocritique m'a immunisé non seulement contre le communisme stalinien, mais toutes les dérives du raisonnement (…)" (p. 112). Les pages sur la force indiscutable de l'endoctrinement marxiste chez les sociologues français des années 1950 sont frappantes; la rupture avec le marxisme était vécue comme une insolente déclaration d'athéisme politique. Longtemps critique envers le stalinisme, Edgar Morin se souvient comment l'un de ses collègues osa enfin rompre définitivement avec le communisme : "en 1956, Jean Duvignaud a eu le courage de dire qu'il fallait cesser de se dire marxiste" (p. 113). Par la suite, tout en reconnaissant à Marx sa qualité de "penseur titanesque" (p. 113), Edgar Morin le critiquera avec circonspection et justesse: "il y a des carences dans Marx qui croyait que l'État est l'instrument de la classe dominante (…) Marx ne sentait pas que les nations sont des réalités vécues. Il manque dans Marx la politique en tant que telle. Il manque la subjectivité humaine, l'intériorité humaine : il n'a vu que l'homme producteur (…)" (p. 113).
Sur une note plus intime, Edgar Morin évoquera également (surtout au chapitre 11) son rôle de père envers ses deux enfants, mais aussi beaucoup de ses amis de longue date, et certaines des femmes qui lui ont servi d'inspiration pour l'écriture de ses plus grands livres (pp. 209, 302 et 307). Quelques brefs passages du livre sont consacrés au Québec, où Edgar Morin séjournera à maintes reprises (pp. 157, 190, 292, 306, 309, 310). Indéniablement, les années 1960 constituent probablement la période la plus fertile pour Edgar Morin, débutant par le tournage, avec Jean Rouch, du documentaire Chronique d'un été (1960). Cette décennie de voyages se termine par un séjour aux États-Unis (particulièrement au Salk Institute en Californie et à New York) où le sociologue découvrira le monde hippie et la culture alternative (p. 189).
La dernière moitié du livre est plus philosophique et conceptuelle: Edgar Morin aborde ses recherches actuelles sur la complexité et la transdiciplinarité (p. 208). Tout le huitième chapitre porte sur la réflexion ayant conduit à la rédaction des six tomes de La Méthode (1978-2004), à partir d'un cours d'études littéraires donné à la New York University (p. 205). Le dixième chapitre porte sur l'éducation du futur.
Edgar Morin représente à mes yeux un auteur fondamental ; tout jeune sociologue se doit d'aborder son œuvre immense et multiforme; en ce sens, Mon chemin est un livre important et pourra servir d'initiation au monde de ce grand auteur, mais ne constitue pas pour autant l'unique porte d'entrée.
Yves
Laberge, Ph.D.
Québec
Références
Pierre Maurer (dir.), À quoi sert la sociologie? Entretiens avec Francesco Alberoni, Georges Balandier, Johann Galtung, Walo Hutmacher, Michel Maffesoli, Edgar Morin, Walter Ruegg, Jean Ziegler. Cousset (Fribourg), Suisse : Delval, 1989.
Edgar Morin, L'An zéro de l'Allemagne. Avant-propos de Bernard Groethuysen. Éditions de la Cité universelle, 1949.
Edgar Morin, Autocritique, Paris: Seuil, 1959.
Edgar Morin, Journal de Californie, Paris: Seuil, 1970.
Edgar Morin, La Méthode, Paris: Seuil, 1978-2004.
Fiche mise en ligne le 16/05/2009