Rédigée par MARC Edmond sur l'ouvrage de GAILLARD Jean-Paul : |
« ENFANTS ET ADOLESCENTS EN MUTATION.
Mode d'emploi pour parents, éducateurs, enseignants et thérapeutes » ESF Editeur 2009 ISBN : 978-2-7101-2067-4, 176 pages |
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Jean-Paul Gaillard est thérapeute systémicien, membre titulaire de la Société française de Thérapie familiale (SFTF).
La thèse qu’il soutient dans cet ouvrage est exprimée clairement dans le titre. Nous sommes (nous les adultes) face à une nouvelle génération de « mutants ». Cette génération montre des différences radicales dans son identité psycho-sociale par rapport à celles qui l’ont précédée. Elle est porteuse de valeurs sociétales et culturelles complètement différentes de celles qui ont dominé le XXème siècle. Pour l’auteur, cette différence ne renvoie pas à l’habituel fossé entre générations et à la classique « crise d’adolescence ». Non, les jeunes d’aujourd’hui vivent dans un univers de significations qui nous est largement étranger, ce qui entraîne perplexité, peur et incompréhension de la part des parents, des éducateurs et des « psy ». Devant des réactions non conformes à leurs attentes, ils sont déconcertés, inconscients de la rupture psycho-sociale qui les séparent de leurs enfants. Et leur réponse est du style « toujours plus de la même chose ». Si les jeunes n’adhèrent plus à l’autorité traditionnelle, ils vont tenter de l’imposer avec toujours plus d’insistance, n’entraînant que des manifestations de révolte.
Puisque la mutation en cours rend obsolète la quasi-totalité de nos repères éducatifs et thérapeutiques, comment accueillir nos enfants mutants ? Comment vivre ensemble et sur quelles bases inventer un nouveau pacte éducatif ? C’est à ces questions brûlantes que l’auteur s’efforce de répondre.
Dans une première partie, l’auteur décrit les traits dominants de cette mutation. Pour chaque trait, il oppose systématiquement les caractéristiques des mutants à celle du « monde finissant » et montre les difficultés générées dans le dialogue entre générations par ces disparités psychiques. Sans pouvoir explorer ici la totalité de ces traits, apportons quelques exemples.
L’autorité hier découlait du modèle du « pater familias ». Le père dans sa famille était investi d’une autorité qui allait de soi et qui appelait obéissance et soumission. Aujourd’hui, cette forme d’autorité venant de l’extérieur est remise en cause ; les jeunes ne sont plus prêts à se soumettre à l’autorité de type paternel et ne reconnaissent que l’autorité qui vient d’eux-mêmes. D’où les heurts entre jeunes et adultes ; c’est à l’école qu’ils sont à leur comble. Les enseignants se croient toujours investis de l’autorité traditionnelle et ne conçoivent pas d’action pédagogique en dehors de celle-ci : « Ils s’épuisent donc en démonstration d’autorité et en injonctions à la soumission auprès d’enfants qui les regardent s’agiter dans une perplexité grandissante sans pouvoir rien comprendre à ce que ces enseignants veulent ». D’où les plaintes récurrentes : « Ils n’obéissent plus ! Ils n’en font qu’à leur tête ! Ils n’écoutent plus les consignes ! Ils nous parlent comme si nous étions leurs copains ! Ils sont tous hyperactifs ! Etc. ».
Le corollaire de l’autorité, c’était un ordre hiérarchique vertical. Alors que les jeunes recherchent un mode relationnel égalitaire et horizontal. Les adultes ressentent cette attente comme une forme de contestation et de rébellion, ce qui les amène à renchérir dans l’exigence de soumission, entraînant une spirale d’agressivité et de révolte.
Aux interdits d’hier qui entraînaient la soumission à la loi ou la transgression, a succédé le « rien n’est interdit, tout est négociable ». Le « gendarme intérieur » s’est largement estompé, ce qui rend nécessaire la présence grandissante des gendarmes externes et des policiers.
Le temps hier était un temps où le présent était enraciné dans le passé et orienté vers le futur. « Les mutants semblent vivre un présent compact qui doit se montrer porteur d’une satisfaction immédiate. Présent et instantanéité semblent être devenus synonymes ».
La sexualité hier était fortement imprégnée des mécanismes de la névrose mis en lumière par la psychanalyse : désir/interdit/transgression/culpabilité/angoisse. Aujourd’hui plus rien ne semble interdit ; la pornographie est accessible à tous sur le net. La sexualité s’est banalisée, transformée en objet de consommation ; elle ne fait plus partie de l’intime mais s’expose complaisamment dans les medias.
Dans le passé, la mort était une donnée ontologique, fortement encadrée et ritualisée par la religion qui permettait de se confronter à la finitude et d’aménager une relation entre les vivants et les morts. Actuellement, la mort apparaît comme un accident intolérable échappant à toute symbolisation et ritualisation.
Alors que le couple d’hier s’inscrivait dans l’institution du mariage et était orienté vers la fondation d’une famille stable, le couple est maintenant une connexion psychologique délicate et instable.
Voilà rapidement esquissé dans ses grands traits le portrait-robot du « mutant ». Il s’agit, à mon sens d’une figure archétypale qui néglige nécessairement les nuances et la diversité réelle des milieux socio-professionnels et culturels. Chacun y reconnaîtra, plus ou moins, ses « enfants » même si, dans sa radicalité, cette figure porte à leur logique extrême des tendances qui sont souvent plus complexes et contradictoires.
Une seconde partie présente quelques suggestions à l’usage des parents et des enseignants.
Jean-Paul Gaillard ne pense pas qu’on puisse revenir à une autorité de type paternel. Il propose plutôt une autorité de « proximité » faite « d’une douceur forte et contenante ». Elle implique trois espaces clairement définis et identifiés :
- Un espace « jamais négociable » portant sur un nombre restreint de règles concernant la sécurité de l’enfant (traverser dans les clous), l’interdit de la violence et l’équilibre et la santé de l’enfant (comme l’heure du coucher).
- Un espace négociable sous conditions concernant d’autres aspects de la vie commune, sachant que négocier ne signifie ni utiliser des arguments d’autorité ni abdiquer.
- Un espace, le plus large possible, laissé à la libre initiative de l’enfant.
Pour les enseignants, l’auteur propose de sortir du modèle domination/soumission pour s’engager dans une pédagogie active fondée sur l’apprentissage par l’action, l’observation et l’expérimentation. Si l’on renonce à l’autorité traditionnelle fondée sur la soumission, les enfants ne peuvent apprendre le respect qu’à partir du respect qu’on leur accorde et à partir de l’exemple donné par les adultes.
Face à cette mutation, comment réagissent les spécialistes de l’enfance et de l’adolescence, ceux que l’auteur appelle après Thomas Kuhn : « les scientifiques normaux » ? Il désigne par cette expression les chercheurs et universitaires qui se réclament du paradigme aujourd’hui dominant fondé sur les neurosciences et le cognitivisme. Pour illustrer son propos, il s’appuie sur le fameux rapport de l’INSERM (publié en 2006) sur le dépistage, la prise en charge et la prévention des troubles de conduite chez les enfants. On sait que ce rapport avait provoqué une vive polémique en prétendant déceler chez les jeunes enfants des troubles de conduite (telle l’hyperactivité) qu’il convenait de traiter médicalement car ils pouvaient être prédictifs d’un comportement délinquant à l’adolescence. Cet exemple significatif montre bien la difficulté des « scientifiques normaux » à prendre la mesure de la mutation psycho-sociale en cours et à changer en conséquence leur propre mode d’appréhension des phénomènes. C’est pour l’auteur l’occasion d’une réflexion épistémologique très féconde prenant appui sur la démarche systémique de Gregory Bateson et les travaux de Bernard Fourez. Elle l’amène à proposer un changement radical des catégories conceptuelles de la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, héritées du XXème siècle ; car pour lui, elles ne peuvent plus s’appliquer aux « mutants » d’aujourd’hui et n’intègrent pas les changements contextuels intervenus depuis.
Les derniers développements de l’ouvrage s’efforcent précisément de situer ce phénomène de mutation de la jeunesse dans le contexte plus vaste de l’évolution et des transformations de la modernité. L’auteur s’appuie là sur les travaux de Maurice Sachot sur la subversion chrétienne du monde antique ; sur ceux de Jean-Marie Apostolides sur l’héroïsme et la victimisation ; de Bernard Stiegler et d’autres penseurs contemporains. Chemin faisant, il propose une réflexion sur les nouvelles figures du sacré et sur l’éthique et la responsabilité.
On voit que cet ouvrage est porteur d’une vaste ambition : celle de comprendre la « crise » du monde contemporain. Il se veut provoquant au sens positif du terme dans le sens où il ne manque pas de susciter la réflexion, la remise en cause et la discussion. Il s’agit d’un essai qui dessine les grands traits et le contexte des mutations qui frappent la jeunesse. Son orientation est théorique et méthodologique. Il impliquerait, à mon avis, un second volet plus clinique et pratique. Une suggestion pour un prochain ouvrage de Jean-Paul Gaillard ?
Edmond Marc (novembre 2009)
Fiche mise en ligne le 31/12/2009