Rédigée par LE MOIGNE Jean-Louis sur l'ouvrage de CHUPIN Jean-Pierre : |
« ANALOGIE ET THEORIE EN ARCHITECTURE » Infolio Editions, CH, 2010, ISBN 978 288474 575 8, 328 pages. www.infolio.ch |
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« En quoi l’analogie s’offre-t-elle comme une matrice capable d’assurer le coalescence des dimensions verbales, visuelles et matérielles constitutives de la complexité de la pensée… ? » (p. 20). C’est à dessein que je dissimule un instant le dernier mot de cette question qui exprime je crois le projet de ce livre richement illustré de façon souvent originale. JP Chupin ajoute en effet un qualificatif plus prudent que restrictif à ‘la complexité de la pensée’ qu’il écrit ‘la complexité de la pensée architecturale’ : Le professeur d’architecture s’adresse ici d’abord à ses pairs et à ses étudiants, tous en quête de ‘bonnes théories pour garantir de bonnes pratiques’ et par là, espèrent-ils, des résultats tenus pour satisfaisants par leurs clients. Je vais par cette introduction irriter encore les architectes de profession qui n’aiment guère que d’autres qu’eux fassent usage de leur identifiant symbolique pour qualifier les produits et les procédures de leur façon de pensée.
Récursion exemplaire : alors que l’architecture cherche à se théoriser en pensant par analogies, les autres disciplines enseignables usent et abusent de l’analogie architecturale (et du mot-symbole ‘architecture’) pour penser leurs théories, surtout lorsqu’elles les veulent fécondes, irréductibles à de froids squelettes ‘décomposables en autant de parcelles dénombrables qu’il se pourrait’. Certes JP Chupin craint que son lecteur n’applique ici un syllogisme parfait qui dira que ‘si la pensée scientifique a pour matrice l’analogie et si l’analogie est matrice de la pensées architecturale, alors la pensée architecturale est pensée scientifique’ !
Mais il conviendra, citant bien des exemples que « ce que l’architecture inspire à de nombreuses disciplines n’a d’égal que la propension des architectes à emprunter concepts et notions à divers domaines pour concevoir ou pour expliquer » (p. 27). Aussi assurera t il prudemment « qu’il nous faudra distinguer, autant que possible, les figures de l’analogie en architecture, de ce qui, dans d’autres disciplines se présente sous la forme d’analogies architecturales : faisant de l’architecture un parangon de la complexité, un modèle par excellence, de la structuration, de la composition, du système formant un tout cohérent » (p.26). Pourtant, relisant la célèbre parabole de K Marx, ‘l’Abeille et l’Architecte’ il me semble que seule l’abeille s’attache à la parfaite cohérence du Tout, alors que la quasi-totalité des scientifiques préfèreront être considérés plutôt comme des architectes (celui qui construit dans sa tête avant que dans la ruche) que comme des abeilles.
Importe t il de les distinguer avant même d’avoir navigué dans l’immense archipel des analogies ? Je ne sais, mais je suis convaincu, en achevant l’ouvrage, que l’examen de cette « matrice capable d’assurer le coalescence des dimensions verbales, visuelles et matérielles constitutives de la complexité de la pensée architecturale » (p.20) intéressera et souvent passionnera la quasi totalité des chercheurs actifs dans toutes les disciplines, qu’elles soient dures ou douce, et qu’ils n’auront aucun scrupules à persister dans le pillage de ces « analogies qui font corps avec l’architecture » (p.27). « L’architecture devient notre exemple1 » nous rappelait déjà Paul Valéry s’appropriant ‘La Méthode de Léonard de Vinci’. J’en prends volontiers à témoin un des plus éminents scientifiques du XX° Siècle, HA Simon (riche incidemment de ses années d’expériences d’enseignement en économie du ‘Urban Planning’ au département d’architecture du Chicago Art Institute, dirigé alors par Mies van der Rohe2) : Il publiait, dés 1962, dans les ‘Proceedings of the American Philosophical Society’ un article intitulé ‘L’Architecture de la Complexité’ repris depuis dans les éditions successives’ (de 1969 à 1996) de son manifeste épistémologique « Les sciences de l’artificiel 3». La complexité de la pensée n’appelle-t-elle pas analogiquement une symbolique ‘architecture de la complexité’ pour s’exercer intelligiblement ?
C’est cette conviction qui m’a incité à poursuivre avec attention ma lecture de ce traité sur le rôle de l’analogie dans les exercices de théorisation réfléchie qui sans cesse engagent l’humanité dans l’aventure de la connaissance. Certes ma familiarité croissante avec l’architecturologie au sens où la développe Philippe Boudon avec une intelligence épistémologique nourrie des pratiques et des enseignements de l’architecture (expériences qui, elles, bien sûr, me manquent) m’aidait à une lecture critique des processus analogiques à l’œuvre dans ‘la pensée architecturale … mêlant des échelles, des dimensions, des impératifs et des attentes le plus souvent contradictoires’ (p.11). Mais la qualité typographique de l’ouvrage, la variété des illustrations, l’à-propos de bien des citations, et la découverte de quelques unes des grandes œuvres littéraires d’architectes introduisant les unes, avec Peter Collins aux ‘destins croisés de l’architecture et de la biologie’ (chapitre I), les autres avec Aldo Rossi à ‘l’intuition théorique de « l’architecture de la ville »’ (chapitre II), tout cela facilitait ma lecture. : je récoltai ainsi une riche moisson d’analogies potentiellement fort portables d’un champ à l’autre, dés lors que l’on se garde bien de succomber à « la fascination qu’exerce encore un certain scientisme sur la théorie architecturale depuis plus de deux siècles ». (p.287).
Fascination de tous les scientismes, non moins certains d’eux même que ceux qui affecteraient la seule théorie architecturale ? N’imprègne-t-elle encore aujourd’hui biens des théories scientifiques, qui persistent souvent à assurer que ‘comparaisons n’est pas raison’ sans reconnaitre que même le formel syllogisme parfait, archétype du raisonnement déductif tenu pour seul ‘scientifiquement vrai’, est un analogue d’un banal phénomène de propagation (l’effet domino) : « Qu’est ce qui nous force à tirer la conclusion d’un syllogisme ? Rien dans la Logique ne répond, et nous ne la tirons pas toujours4 », soulignait P Valéry (que curieusement JP Chupin ne mentionne qu’incidemment, le tenant pour « un des rares érudits qui ont su avant H Simon identifier la conception comme une double activité cognitive et créatrice » (p.238), alors que l’auteur d’Eupalinos ou l’architecte enrichi si heureusement notre intelligence des fonctions de l’analogie dans ‘les sciences et les arts … choses inséparables’ assurait-il.)
L’histoire récente de rôle des analogies que l’architecture a proposé aux multiples activités de conception (ou de ‘Design’) d’artefacts, tant architecturale qu’industrielle, mobilière et organisationnelle, à laquelle JP Chupin consacre son troisième et dernier chapitre sous le titre « l’Architecture de la Conception », va nous faire frôler plus d’une fois cette fascination scientiste : Architecte, ingénieur ou artiste, chacun ne rêve-t-il pas de pouvoir garantir scientifiquement les méthodes de conception qu’il élabore ou qu’il emprunte ? Les arguments usuels des praticiens, du type ‘Qu’importe la méthode, pourvu que cela marche’ et ‘Faire sans chercher à comprendre ce que l’on fait ni pourquoi on le fait’, cela est-il digne des roseaux pensant que sont les humains ? Aussi la multiplication des ‘Théories et Méthodes du Design’ depuis 1950 (les écoles d’architecture préfèrent souvent parler de ‘Projet’, ce qui n’arrange rien) mérite d’être narrée avec soin, d’autant plus que la plupart des grands auteurs, (C Alexander5, C Jones, G. Broadbent, … ) prenant conscience peu à peu de la légèreté épistémologique de leur discours, confesseront ultérieurement que, « dans la lignée d’un certain cartésianisme, ils furent pris au piège de ses propres opérations de découpages » (p.234). Mais leur appel à « une troisieme génération … qui adopte un point de vue poppérien de la conception tout en reconnaissant … la place des experts dont le travail consiste à faire des conjectures de conception » (p.235), apparu vite comme un vœu pieux : Il s’agissait et il s’agit souvent encore s’assurer qu’il suffit de « projeter le modèle scientifique (de la conception) sur des pratiques jugées un peu trop artistiques » (p.235).
La légitimité épistémologique d’une science de conception (‘science of design’) solidement argumentée dés l’origine (et de mieux en mieux étayé ensuite), était pourtant disponible depuis la parution à partir de 1969 (complétée jusqu’en 1996) de l’ouvrage de H Simon : ‘The science of the artificial’: JP Chupin en convient volontiers en lui consacrant un sous chapitre de 8 pages tentant de « résumer les principaux termes de l’édifice simonien ».
Mais plus attaché à l’examen historique des usages de l’analogie qu’à celui de leur légitimation scientifique et plus généralement épistémologique, il ne s’intéresse guère aux raisons pour lesquelles la plupart des enseignements de la conception et du design, tant dans les écoles d’architecture que dans les écoles d’ingénieur, (au moins en Europe) persistent depuis quarante ans dans leur fascination pour un positivisme scientiste qui fait de la science de conception une discipline ancillaire inattentive à sa légitimité scientifique. En faisant de ce sous chapitre sur le paradigme des sciences de l’artificiel un sous chapitre (§ 3.4.2) parmi les vingt qui construisent le chapitre 3, il le présente comme une méthode parmi d’autres, enserrés entre les recettes usuelles de créativité telles que la synectique ou la pensée latérale ou l’inférence analogique etc. (en oubliant celles de la serendipidité, de l’analyse de la valeur, du brainstorming et de nombres autres parfois déjà oubliées).
Cette inattention m’a d’autant plus surpris qu’il ne présente pas dans ce sous chapitre les contributions décisives de Philippe Boudon à la science de la conception architecturale s’attachant à sa légitimation épistémologique, l’Architecturologie, qui aurait eu toute sa place dans ce sous chapitre6. D’autant plus que la première appartiontion de l’Architecturologie (1969) ignorait la constitution quasi simultanée du Paradigme Simonien des ‘Sciences of Design’ : elle s’était formée dans et par une réflexion critique sur l’activité de l’architecte, en s’appropriant principalement les spécificités de son activité, si différentes de celle cet autre concepteur qu’est le compositeur musical, par exemple. En instituant la science de la conception architecturale au sein des sciences de conception (the science of design) qui naissaient presque en même temps, Ph Boudon7 montrait la voie aux autres sciences de la conception, capable elles aussi de s’affirmer dans et par leur capacité de critique épistémique : les ‘nouvelles sciences d’ingénierie’ en particulier se libéraient ainsi du modèle ancillaire des ‘sciences physique pour l’ingénieur’ dans lequel les institutions scientifiques françaises voulaient les enfermer dés 1975 pour sauvegarder les traditions du positivisme scientiste (que l’on me pardonne ce pléonasme).
Par son titre, « 3.5.4. Le modèle dans la logique de la découverte » le dernier sous chapitre de ce stimulant chapitre 3 consacré à ‘l’architecture de la conception’ n’allait-il pas ici proposer de reconsidérer le point de vue poppérien de la conception auquel s’attachait G Broadbent à partir de1979 pour donner enfin à la conception un statut scientifique académiquement respectable ? H Simon en publiant en 1973 un article intitulé ‘Does Scientific Discovery have a Logic ?’8 interpellait explicitement ce ‘point de vue Poppérien de la conception’: le titre du principal ouvrage de K Popper, devenu aisément accessible en anglais en 1968 n’était-il pas ‘The Logic of Scientific Discovery’ ? N’est-il pas surprenant que K Popper assure d’emblée que précisément ‘la découverte scientifique n’a pas de logique’, interrogeait H Simon ? Il allait s’attacher à remobiliser les arguments et les exemples qui montrent que ‘l’on peut construire une théorie normative - une logique si vous voulez - des processus de découverte scientifique’ (normative et logique, non pas psychologique, insistait-il). Arguments qui précisément peuvent assurer fort solidement le statut épistémologique du ‘modèle dans la conception architecturale’9. Une référence attentive à cet article de H Simon aurait permis de justifier la belle formule de P Ricœur par laquelle JP Chupin conclut son chapitre, sans devoir l’insérer par un arbitraire ‘il convient d’admettre’. : « Le modèle appartient non à la logique de la preuve, mais à la logique de la découverte….Cette logique de la découverte ne se réduit pas à une psychologie de l’invention sans intérêt proprement épistémologique, mais qu’elle comporte un processus cognitif, … » (p.277)
Cette longue discussion de cette troisième partie consacrée à l’architecture de la conception, ne vise qu’à souligner quelques incomplétudes qui, à l’expérience, me semblent importantes. Mais elle ne met assez en valeur les richesses et la pertinence des autres thèmes qui y sont développés, en particulier celui des « pratiques réflexives de la conception » (p.255) grâce à une lecture attentive et empathique de l’œuvre de D A Schön, ‘à la charnière entre épistémologie et pédagogie’ (p.257).
Il est vrai que JP Chupin nous indique, à la fin de son introduction, que ce volume est le premier tome d’une entreprise visant à distinguer et à articuler en trois tomes « les trois rôles créatif, argumentatif et cognitif de l’analogie ». (p. 30). Son lecteur, éclairé par ces ‘histoires critiques de l’analogie’ (T 1) pourra les mettre à l’épreuve du tome 2 annoncé, consacré à ‘la théorisation de l’analogie’, puis d’un Tome 3 espéré, consacré aux ‘considérations pédagogiques’ qu’appelle l’analogie … en architecture. Serons-nous surpris si, comme dans ce tome 1, cette restauration du statut épistémologique de l’analogie critique (que G Vico appelait ‘la Méthode Topico-Critique’)10 ne se restreint pas au seul champ de l’architecture et se propage à bien d’autres champs de la connaissance, tous tissés eux aussi d’analogies critiques ?
[1] P. Valéry, ‘Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci’, 1895, repris dans ‘Œuvres’, édition Pléiade, Tome 1, p 1188.
[2] H Simon narre ses rencontres avec les architectes dans « Models of my Life », Basic Books, p.97-100 et 156-7
[3] HA Simon, ‘Les sciences de l’artificiel’ (traduction française, postface et notes de J L Le Moigne) de la troisième et dernière édition, (revue et complétée, publiée aux MIT Press en 1996), édition Folio Essais, 2004. Ce sera un des points faibles du sous chapitre consacré au ‘ paradigme des sciences de l’artificiel’ (p.236-245) que d’avoir ignoré la dernière édition de cette œuvre (publiée en anglais en 1996)
[4] P Valéry: « Cahiers 94-14, Tome. III », Ed. Gallimard, p.320
[5] Sur l’évolution de la pensée de C Alexander, on peut consulter l’étude de Jane Quillien , 2006,: ‘Saisir L’Insaisissable Dans le sillage de Christopher Alexander ‘introduite et présentée par A Demailly. Etude qui appelle quelques commentaires sur la complexité du passage des ‘Patterns’ au ‘Language’ auquel C Alexander invitait ses lecteur dans ‘A Pattern Language’ (1977), succédant, si j’ose dire, à son manifeste initial que furent les ‘Notes on the Synthesis of Form’ (1964), commentaires proposés peu après par Ph Boudon : ‘L’insaisissable saisie du 'langage' de la conception’ ‘(2008).
[6] Il le fait sommairement, p. 202-3, dans un sous chapitre antérieur consacré à la place de l’analogie et de la typologie dans la conception, « pour associer les questions portant sur la conception, à celles qui interrogent l’analogie » (p 205) : « Les analogies scientifiques (seraient) sous jacentes à cette entreprise épistémologique originale qu’est l’architecturologie ». Mais les analogies dites scientifiques ne sont elles pas sous jacentes à toute les entreprises épistémologiques ? Dans un sous chapitre postérieur, p 260, JP Chupin reviendra sur le rôle critique de l’analogie pour l’architecturologie sous une forme plus constructive, en évoquant les temporalités des processus de conception).
[7] Je regrette en particulier que JP Chupin n’ai pas consulté l’ouvrage de Ph Boudon que je tiens pour le plus complet : « Echelle(s). L’architecturologie comme travail d’épistémologue » introduit par une remarquable préface de G Engrand (Ed. Economica 2002), ni le collectif dirigé par Ph Boudon : « Conceptions : Epistémologie et Poïétique », explorant en particulier la tension entre ‘la conception de la science et les sciences de conception’ (ed l’Harmattan, coll. Ingenium, 2006)
[8] Cet article parait en 1973 dans ‘Philosophy of science’ 40, p. 471-480. Il sera repris dans l’ouvrage de HA Simon, ‘Models of Discovery’’, 1977, D Reidel Publ. Cy, chapitre 5.4. Cet ouvrage contient nombre d’autres textes qui pourraient contribuer à enrichir la discussion sur le rôle du ‘Modèle dans la Logique de la Découverte ‘
[9] HA Simon sera s’avère d’autant plus convaincant ici qu’il reprend certains de ses exemples dans l’ouvrage majeur de l’historien et épistémologue N Hanson, Patterns of Discovery. (1958). Ouvrage auquel JP Chupin aurait pu utilement se référer, d’autant plus aisément qu’il est (enfin) traduit en français depuis 2001 sous le titre : « Modèles de la Découverte, (Patterns of Discovery), une enquête sur les fondements conceptuels de la science ».
[10] D Luglio, dans son ouvrage sur ‘La Science Nouvelle de G Vico’, sous titré ‘Connaissance, Rhétorique et Science’ (Ed. PUF, 2003) intitule heureusement un de ses chapitres ‘La méthode scientifique au service de la reconstruction scientifique’.
Fiche mise en ligne le 27/09/2010