Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de Colloque de Cerisy :
« Le Service public ? La voie moderne »
     Ed. L'Harmattan. Paris. 1995. 314 p.

Est-il aujourd'hui pour nos sociétés un enjeu plus complexe que celui de la conception et de l'animation de leur service public ? La réponse n'est pas évidemment affirmative. Après tout, les services publics ne fonctionnent pas "très" mal et, globalement, pas "plus" mal qu'il y a trente ou soixante ans; et leurs conceptions et leurs règles d'animation n'affectent guère, en pratique, les comportements personnels du postier, de l'enseignant ou de l'éclusier. Pour le corps social, il y a ceux qui ont personnellement le sens -ou l'éthique- du service public, et les autres. Les dégâts occasionnés par "les autres" seront tout au plus limités par telle organisation interne ou par telle procédure. Mais n'espérons pas de "lendemains qui chantent", et ne consacrons pas trop d'énergie à remplir cet éternel tonnau des Danaides qu'est la modernisation du Service Public ! A cette thèse de la résignation répond bien sûr une thèse de l'enthousiasme : que nos sociétés soient parvenues à organiser en leur sein des organisations de service public, cela ne constitue-t-il pas un magnifique défi, une admirable victoire de l'ingénierie de la solidarité sur le chaos mercantile des individualités exacerbées par mille sollicitations médiatiques et politiques (la libéralisation des ventes d'armes aux Etats-Unis !). Et que cette ingénierie de la solidarité soit elle-même "apprenante" se développant sans cesse par invention et stabilisation, par essais et erreurs, cela doit-il nous surprendre ? Au contraire, cette vitalité ne témoigne-t-elle pas de notre aptitude collective à comprendre et à assumer l'extrême complexité des relations des humains entre eux et à leur univers ?

On est bien sûr tenté de ne pas d'abord se résigner et donc d'explorer à nouveau, une fois encore, la thèse de l'enthousiasme. C'est sans doute le projet que nous propose cet ouvrage collectif, actes d'un Colloque de Cerisy organisé en 1992 sur le thème "Le Nouveau Management Public : réinvention ou remise en ordre"... thème subrepticement transformé en celui de la "modernisation du Service Public". Projet qui justifie notre vive attention, ne serait-ce que parce que nous disposons ainsi d'une sorte d"'état de l'art" contemporain, qui, par les "blancs" qu'il révèle, nous suggère quelques nouvelles voies d'exploration.

Certes, le lecteur souffrira parfois du malaise que suscite l'usage involontaire de la langue de bois : le très haut fonctionnaire qui s'efforce de moderniser son service, et le réputé chercheur qui s'efforce de le conseiller ou de l'accompagner, tous ou presque ont quelques difficultés à prendre un recul critique par rapport à leurs propres initiatives :ils sont si passionnément convaincus par leur propre entreprise qu'ils n'arrivent guère à entendre les sirènes de la complexité : ils s'attachent aux causes, aux cycles, aux méthodes, à la cohérence, à l'efficacité (ah, l'efficacité !), aux "comment" en un mot, mais ils passent vite sur les "quoi ?" et surtout sur les "pourquoi ?". Par modestie pensent-ils : ils ne sont pas habilités à répondre ! Mais s'ils ne le font pas, qui le fera ?Qui s'interrogera sur la notion de "service", avant de considérer le "service public" ? Qui s'interrogera sur la pertinence du projet de solidarisation entendue comme la condition de l'autonomisation des acteurs ? Qui proposera de cesser de traiter de façon compliquée (ou "énarchique") des questions complexes, confuses, oscillantes ? Qui proposera de maintenir ouverte la capacité de modélisation innovante des acteurs au lieu de les inviter à "appliquer le modèle précédent"... fut-il celui de la RATP ou des "voies navigables" ? On est étonné, en avançant dans la lecture de ces passionnants récits d'expérience (une vingtaine) de la pudeur épistémologique de presque tous les auteurs : ils semblent avoir si peur de montrer leur culture (et le statut qu'ils accordent aux connaissances qu'ils proposent), que l'on se demande parfois s'ils ont lu Borgès, ou U. Eco, ou P. Valéry nous invitant à réfléchir sur l'interprétation en situation complexe ? Questions, sûrement partiales, qui semblent agréger des réflexions d'une réelle et enrichissante diversité, que l'on ne pose ici que pour inciter les citoyens à inventer de nouvelles formes d'ingénierie sociales épistémologiquement argumentées, en exploitant ce dossier qui constitue une nouvelle contribution originale à nos collectifs "travaux pratiques" en sciences de la complexité.


J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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