Modélisation de la CompleXité
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"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
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Note de lecture

Rédigée par FLEURANCE Philippe sur l'ouvrage de OSTROM Elinor :
« GOUVERNANCE DES BIENS COMMUNS. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles »
     Révision pour l’édition française de Baechler Laurent
Traduction de l’Edition originale : Ostrom, E. (1990). Governing the commons. The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press)
Editions de Boeck, 2010, ISBN 978 28041 6141 5 , 301 pages

Evidemment, il y a quelques paradoxes à produire une note de lecture sur un ouvrage du prix Nobel d’économie 2009 alors que l’on n’est pas soi-même économiste. Transformons cette in-pertinence en atout en essayant de restituer – non une lecture naïve – mais un point de vue construit autour de réflexions sur les pratiques incorporées, socialement inscrites et culturellement située.

Elinor Ostrom introduit le questionnement de son ouvrage en évoquant l’article de Garrett Hardin - paru dans Science en 1968 - qui avance la notion de « tragédie des biens communs » : cette expression symbolise la dégradation de l’environnement à laquelle il faut s’attendre dès le moment ou plusieurs individus utilisent en commun une ressource limitée. D’où la question centrale de cet ouvrage (chapitre 1). Qui est le mieux à même de gérer et ainsi de préserver les « biens communs » : la fameuse main invisible du marché en assurant, grâce à la privatisation, une régulation permettant de sauvegarder la valeur marchande des biens ? Ou les gouvernements centraux - les agences gouvernementales - en assurant une régulation centralisée à l’aide de systèmes normatifs ?       

L'alternative état/marché est ici discutée en ouvrant une troisième voie qui intéressera les tenants du paradigme de la complexité : celle de l’auto-organisation et de l’auto-gouvernance dans laquelle « les éleveurs eux-mêmes peuvent conclure des accords contraignants en vue de s’engager dans une stratégie coopérative qu’ils élaboreront eux–mêmes ». Quiconque a une ascendance rurale – ou s’intéresse à la vie locale des communautés paysannes – se trouvera en terrain familier en se souvenant des propos - et parfois des querelles - de nos grands-parents concernant par exemple, l’usage des pâtures communales et le glanage du bois (ramassage du bois mort dans les espaces communaux). E. Ostrom s’intéresse donc à ce phénomène qu’est la « gestion des ressources de propriété commune » en étudiant dans différents pays, les modalités concrètes que les communautés ont mises en place pour assurer cette gestion.

Les chapitres 3 – 5 qu’il faut lire dans le détail, documentent de manière empirique et analysent les systèmes de ressources communes durables auto-organisées et auto-gouvernées dans différents pays et pour différents types de ressources (suisse/montagne – irrigations/Espagne/Philippines – pêcheries/Turquie – nappes aquifères/Californie - etc.). Ces chapitres confortent les idées d’arrangements  locaux, de renormalisations en acte, de créativité institutionnelle, d’autonomie et de responsabilité des acteurs locaux, de crédibilité des collectifs parties prenantes, … en donnant à voir des systèmes d’activités économiques reliés par des liens de coordination et prenant des configurations diverses en raison notamment, de l’hétérogénéité des compétences mises en œuvre et des complémentarités pratiques de différents acteurs, dont l’intervention combinée est nécessaire à l’atteinte de la visée de gestion de la ressource commune. En examinant ces situations concrètes, E. Ostrom montre des cas où la gestion de la propriété commune fonctionne, c'est à dire qui ne conduisent pas aux résultats tragiques prévus par Hardin.

Nous relions cette partie de l’ouvrage aux travaux développés par les équipes du CIRAD – sous le vocable de « modélisation d’accompagnementi » - concernant les approches alternatives pour la conception et l’utilisation des modèles, fondées essentiellement sur l’idée que les acteurs concernés pourraient être intégrés effectivement dans le processus de modélisation, depuis sa genèse jusqu’aux phases d’exploitation dans l’action collective et d’évaluation. L’expertise sociotechnique a ainsi longtemps fondé sa légitimité sur le seul registre « savant » - i.e. la forme de communication verticale et descendante du  modèle scientifique « standard » - avant de s’envisager actuellement dans un registre où dialoguent scientifiques et parties prenantes selon la forme de communication horizontale et réciproque propre au modèle de la « co-construction ».

L’efficacité et la durabilité des accords collectifs et solutions gestionnaires semble dépendre de mécanismes « fins » impliqués par cette « co-construction », telle la confiance, la taille des groupes, la valence des intérêts, l’existence de meneurs ayant l’expérience de l’organisation, l’existence d’un système judiciaire local, ... Sans angélisme ni naïveté donc, E. Ostrom montre ainsi qu’un certain nombre de conditions doivent être remplies : par exemple, que les droits d’utilisation doivent être clairement définis, que l’obligation que les parties prenantes ont d’entretenir la ressource doit être équitable dans le partage des coûts, notamment pour le travail et les avantages, qu’il faut avoir de bonnes procédures contre ceux qui violent les règles, que le suivi et les sanctions sont assurés par les utilisateurs, ou par quelqu’un qui ait à répondre devant eux, et que ces utilisateurs peuvent participer à l'établissement des règles et à leur réforme, ... En débat donc une conception de la rationalité « en acte » plus ouverte et il me semble – plus réaliste et humaine - que celle dont les économistes se réclament habituellement (i.e. mathématisée à l’extrême).

A l’heure où certains s’interrogent sur les points aveugles de la psychologie occidentale (cf. JP Basquiat dans la revue Automate Intelligent n° 93) - et plus largement sur l’hégémonie d’un modèle culturel et scientifique d’inspiration anglo-saxonne/occidentale en nous donnant à voir d’autres possibles culturelsii - nous sommes sensibles à la lecture de cet ouvrage, à la fois i) à la dimension générique de ces études de cas qui montre des mécanismes organisationnels et institutionnels « universels » et ii) à la dimension culturelle qui montre leur actualisation dans des « espaces locaux » culturellement, socialement, géographiquement et temporellement situés.

Enfin, nous voudrions souligner un point qui - à nos yeux - est important. Face un objet d’étude multiforme et hétérogène, E. Ostrom fait appel à des méthodes diverses issues de différentes disciplines : méthodes expérimentales issues de la théorie économique, recherches sur le terrain issues de l'anthropologie culturelle, théorie des jeux évolutifs des approches dynamiques, approche organisationnelle et institutionnelle des sciences politiques, « méta- analyse » sur les données empiriques existantes, réflexion épistémologique sur les modèles « métaphores » et sur les conditions d’usage de la recherche empirique. Derrière ces diversités d’approches et donc d’exigences méthodologiques et théoriques, on devine une forte tentative de sortir de l’abstraction à priori – voire du scientisme - si souvent présent dans bon nombre de travaux scientifiques, pour approcher au plus près la diversité du monde « réel » tel que chacun de nous peut phénoménologiquement, l’entrevoir dans son quotidien.


[i] ComMod Group (2006). Modélisation d’accompagnement. In Modélisation et simulation multiagents pour les Sciences de l'Homme et de la Société. Amblard, F., Phan, D., (eds. Chap. 10), Paris : Hermès.

[ii] Par exemple, Jullien, F. (1997). Traité de l’efficacité. Paris : Grasset

Fiche mise en ligne le 06/10/2010


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