Rédigée par Sergio Vilar sur l'ouvrage de DAMASIO Antonio R. : |
« L'erreur de Descartes. La raison des émotions » Traduit de l'anglais, 1994, par M. Blanc., Ed. Odile Jacob. Paris. 1995. 368 pages. GREEN André, La causalité psychique, Editions Odile Jacob, Paris. 1995. 330 pages. VIROLE, Benoît, Sciences cognitives et psychanalyse, Presses Universitaires de Nancy, Nancy. 1995. 273 pages. |
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Sergio Vilar nous a adressé, non pas une, mais trois notes de lecture qu'il a tissées ("complexus") en une seule... posant ainsi un petit problème à l'éditeur du "Cahier desLectures MCX" auto-contraint par le rituel de l'ordre alphabétique ! Comme un des trois ouvrages qu'il a lus en parallèle est celui d'A. Damasio auquel J.L. Le Moigne aconsacré une note de lecture spécifique, on a pris le parti de faire appel à "L'erreur deDescartes" en guise de "reliant" : non sans quelque arbritraire bien sûr, on propose de conserver la norme de l'ordre alphabétique pour placer ici dans ce "Cahier desLectures" la note aux trois facette dont S. Vilar nous fait l'amitié.
En regardant la marche de la créativité scientifique, nous sommes étonnés de la façon dont les humains découvrent leurs univers extérieurs en même temps qu'ils ignorent ou méconnaissent les réseaux de leurs hypercomplexités intérieures. Parfois, quand nous nous rappelons ou contemplons ces découvertes, les immenses voyages au travers de la nature et du cosmos, nous nous demandons si tout cela sera une manière d'élargir notre humanité ou bien, au contraire, une façon de fuir de nous-mêmes avec une certaine angoisse, en refusant de savoir que ce que nous sommes ne coïncide pas avec une conception trop idéale de nous mêmes.
Les connaissances sur les phénomènes complexes extérieurs, compensent-elles les ignorances sur les complexités intérieures ? Pas du tout, nous savons que pour mieux percevoir notre environnement, il faut d'abord se connaître soi-même, chacun et tous. C'est la conjonction de notre système neuronal et nos représentations mentales reconstruites constamment qui déterminent dans une certaine mesure notre conception du monde : bien que l'extérieur interagisse avec l'intérieur, en fin de compte les 100.000 millions de neurones de chacun sont plus sensibles à l'intérieur qu'à l'extérieur. N'ayant pas assez approfondi nos connaissances sur "l'intérieur", ne courons-nous pas le risque que notre vision du monde puisse être erronée ? Sommes-nous assez conscients que nous pouvons glisser -encore !- dans de nouvelles séries de réductionnismes, tout en croyant que la "partie" que nous étudions c'est le "tout" ?
Le développement des savoirs se font moyennant des découvertes, sans doute, inventions, évidemment, et aussi au travers d'une permanente attitude critique et autocritique des sciences, sachant bachelardiennement que ce ne sont que des connaissances approchées, surtout en ce qui concerne le continent -ou l'archipel ?ou la galaxie ?...- de l'être humain, celui qui crée la vie en nombreux actes d'amour, celui qui aussi tue massivement, en séries interminables de haines sanglantes.
Sur lui (c'est-à-dire : sur nous, sur vous, sur les autres) viennent d'être publiés récemment trois livres sur lesquels il me semble intéressant d'attirer l'attention des lecteurs potentiels, parce que, non sans manques, ils exposent complexement ce que nous sommes, vers quelles finalités nous marchons avec l'aide de nouveaux savoirs et de machines nouvelles, qui peuvent servir comme des miroirs, pour nous regarder et connaître autrement, même si ces miroirs ont des inclinaisons concaves ou convexes, selon tel ou tel fabricant.
Le titre du livre d'André Green (A.G.) est rebutant : comment la complexité de l'univers psychique peut-il être réduit à "la", soit : à une causalité ? Le psychisme n'émerge pas d'une ni de cent causalités. Voyons ! Or, le sous-titre de ce livre, "entre nature et culture", est contradictoire de "la causalité"... : au moins, pensons-nous avant d'entrer dans ces pages, I'auteur voit là deux grandes sources de causalités. Lisons, donc, I'ouvrage parce que nous savons qu'A. Green est un des psychanalystes les plus intelligents et innovateurs, tout en se réclamant d'une certaine orthodoxie freudienne. Dès les premières pages A. Green montre une attitude ouverte au dialogue de la psychanalyse avec les sciences et il critique même la clôture habituelle de nombreux psychanalystes dans leurs routines interprétatives, penchant vers une sorte denarcissisme collectif diffusant dogmatiquement des croyances dont la consistancescientifique est nulle ou pas généralisable. Même Freud refuserait de cautionner nombre des textes de psychanalystes de nos jours : il laissa, écrits-imprimés, des avertissements sérieux contre la pétrification conceptuelle et contre les spéculations psychologiques littéraires sans fondement biologique. Freud avait une attitude de généraliste qui voulait dépasser la spécialisation qu'il était en train de construire, mais il finit par s'enfermer aussi dans ses conceptions individuelles, jusqu'au point de refuser sectairement les contributions enrichissantes de la psychanalyse proposées par quelques uns de ses disciples. Au fond les textes d'A. Green me semblent renvoyer un écho de tout cela, tout en invitant à un retour aux origines, qui signifieraient une relance de la psychanalyse vers de nouveaux horizons, sans quoi cette spécialité perdra probablement tout son crédit.
En soutenant des thèses habituelles de la psychanalyse, A. Green parle positivement des travaux en neurophysiologie d'Edelman (sa "Biologie de la conscience" est à lire) et des recherches biologiques de Varela et d'Atlan. Tant que nous n'avons pas d'autres concepts pour comprendre-expliquer ce qui se passe entre le biologique et le psychique, il me semble que l'on peut accepter l'utilisation qu'A. Green fait des célèbres "pulsions" et du "ça" en tant que conceptualisations, pourrions-nous dire "voyageuses", mobiles, entre le physique et le psychique interpénétrés; conceptualisations aboutissant à un champ subjectif-objectif globalement cognitif. On s'intéressera aussi au récit d'A. Green sur l'expression actuelle des désirs, sur l"'insatiable besoin de nouveauté à tout prix" de la libido, sur l"'appétit illimité de jouissance", (mais "le progrès de la science et la diminution des censures sociales n'ont nullement abouti à l'épanouissement d'une sexualité heureuse"). La vie de l'être humain est comme ça, mais on ne peut pas la réduire à ça. Les psychanalystes ont deux obsessions : leurs recherches dans les expériences de l'enfance et la sexualité : vision en tout cas causale (ce qui explique le titre du livre). Or, la vie de la femme, de l'homme, est beaucoup plus qu'un enchevêtrement de ces causalités : notre vie est projet, réalisation de nous-mêmes par nos actes volontaires, transformation constante de nos structures mentales par nos successives activités, par nos constantes projections constructives vers l'avenir. Cette dimension projective-inventive du biopsychisme et de l'élaboration de la culture manque dans le livre d'A. Green.
Par ailleurs, cet ouvrage paraît écrit dans la chaleur d'une intention polémique contre les sciences de la cognition qu'il critique : "l'approche simplificatrice réduisant délibérément des phénomènes complexes à des fonctions très élémentaires"... "On a l'impression que les cognitivistes vivent dans un monde créé par eux, fait de cerveaux débranchés du monde et de machines connectées sur le seul courant électrique"...
Par la suite, je mettrai en relief les positions, tout différentes, d'un autre psychanalyste, Benoît Virole (B.V.), sur les sciences de la cognition.
Auparavant, il convient d'introduire un autre livre, celui d'Antonio Damasio (A.D.) qui nous explique d'autres complexités de notre intérieur. Il y a longtemps qu'on signalait "l'erreur de Descartes", mais le neurobiologue A.D. le confirme expérimentalement : la raison n'est pas séparée des émotions, le coeur et le cerveau interagissent, les calculs se font selon les plaisirs et les déplaisirs. Au fond, ce livre dégage une explication critique sur la vieille rationalité structurée en se séparant violemment des sentiments, ce qui explique les effets pervers de l'application de cette rationalité, dominatrice et destructive de la nature, de même que cette rationalité considère l'être humain comme un "producteur", une force de travail, et un "consommateur", jusqu'à l'extrême absurde, aboutissant à un système irrationnel parce que soumis au chômage massif et donc à la mise en question de la possibilité de consommer, même à un niveau minimum de subsistance, pour des millions et dizaines de millions de personnes.
Le corps et l'esprit ne sont pas séparés, critiques que non seulement nous devons adresser à Descartes, mais surtout à Platon qui en est à l'origine; paradoxalement aussi à certains cognitivistes trop axés sur les processus mentaux sans considérer leurs fondements physiologiques et sensoriels.
A.D. soutient que la compréhension globale de l'esprit humain nécessite de prendre en compte l'organisme tout entier. Le principe de totalité par lequel Damasio guide sa recherche étudie non seulement le système neuronal mais aussi, en conjonction, le système hormonal et sensoriel. Il remarque des interactions constantes, très complexes, entre ces sphères, sans tomber dans des considérations réductionnistes, quoiqu'il insiste surtout dans les matières de sa spécialité. Dans ce cadre, il ne tient pas assez en compte des interconnexions de l'être humain avec la vie sociale, bien qu'il fasse plusieurs allusions à ce domaine. Au sein de notre corps il y a, selon A.D. une constante communication neurologique-biochimique, sans que le cerveau agisse comme un dictateur... peut être au plus comme un chef d'orchestre qui, à la fois, est co-dirigé par le coeur, les reins, le sexe... Il y a peu de chances que le cerveau puisse savoir à l'avance comment l'émotion va exactement s'exprimer dans le corps, parce que les états de celui-ci dépendent des contextes biochimiques locaux et de nombreuses variables qui ne sont pas complètement représentées neuralement ... Le cerveau doit attendre que le corps l'informe de ce qui s'est réellement passé en son sein... Le fonctionnement mental normal a besoin d'être alimenté par un flot constant d'informations fraîches sur l'état du corps. I1 se pourrait que le cerveau soit programmé de telle façon qu'il ait besoin de savoir que nous sommes bien vivants, avant de se mettre à accomplir ses fonctions dans les domaines de la vigilance et de la conscience... Ensuite, ce sont les images (visuelles, auditives, somatosensorielles, etc.) qui se trouvent à la base du fonctionnement mental. Pour A. Damasio, la chose la plus indispensable, en tant qu'êtres humains, que nous puissions faire, chaque jour dans notre vie, est de nous rappeler et de rappeler aux autres notre complexité, notre fragilité, notre unicité et notre finitude.
A.D. finit son livre soulignant l'importance du rôle de l'intuition dans le processus deprise de décision et dans ce sens il cite les critères de H. Poincaré, L. Szilard et W. Faulkner.
Comme nous remarquions, la prise de conscience de la complexité se fait même parmi les scientifiques qui même s'ils n'appartiennent pas à une association comme la nôtre, demandent explicitement l'abandon des simplifications.
Le livre de Benoît Virole (B.V.) fluctue dans le même courant. Psychologue et linguiste, formé comme psychanalyste, il a fait quelques unes de ses recherches enpartant de modèles d'intelligence artificielle. Ses approches des sciences cognitives sonttout à fait positives. Il est pour le dialogue interdisciplinaire, qui pourrait faire voler en éclats les divisions disciplinaires classiques et nous amener vers une nouvelle organisation du savoir. La finalité est claire, ambitieuse. Quelles sont ses démarches actuelles ?
"Sciences cognitives et psychanalyse" est, effectivement, un va-et-vient entre ces domaines. Tout en passant par les théories de René Thom et les expériences cliniques, le cognitivisme et le connexionnisme s'imbriquent avec les considérations psychanalytiques sur l'appareil psychique. B.V. pense que les sciences de la cognition posent des questions nouvelles à la psychanalyse et que, partant, celle-ci doit aussi interroger celles-là. Dans ce dialogue, B.V. fait intervenir la biologie mais pas la sociologie. Or, il faut insister sur le fait que le biopsychisme est plein de phénomènes sociaux. Dira-t-on : la complexité humaine est si grande qu'on ne peut pas tout étudier à tout instant. Certes, mais il faut signaler les manques. La pensée freudienne est prise par B.V. dans sa complexité originaire, quand le fondateur de la psychanalyse pensait qu'il fallait se brancher toujours sur la biologie, chemin que par la suite ni lui ni, surtout, ses continuateurs n'ont pas parcouru, emportés souvent par les jeux de mots sans substance. B.V. rappelle quelques réductionnismes psychanalytiques opérés après Freud et évalue positivement le courant holistique et des auto-émergences en biologie. Les sciences cognitives et notamment le connexionnisme en rapport avec les outils informatiques sont pour B.V. des apports décisifs pour les connaissances et les auto-connaissances humaines. Telles théories scientifiques et les nouvelles technologies s'enrichissent mutuellement dans leurs interactions dont le mouvement porte l'homme vers d'autres niveaux de cognition. Or, les machines informatiques actuelles sont plutôt limitées. De ce fait, il est risqué d'accepter la subordination de la créativité intellectuelle aux schématismes informatiques suggérés par B.V. : "Toute proposition théorique ne peut être reçue dans la communauté des sciences cognitives que si elle a été testée sur ordinateur et a démontré sa cohérence interne". Accepter ceci me semble admettre une nouvelle croyance néo-liturgique, une technolatrie. La cristallisation-objectalisation d'une connaissance technique-logique déterminée quelques années auparavant, ne peut pas prétendre fixer les frontières de l'invention, qui peut se développer tout de suite, et surtout quelques années après telle fixation machinique. Les grandes découvertes et inventions scientifiques ont parcouru des chemins précisément au-delà des logiques traditionnelles. Toute véritable invention scientifique suppose une rupture avec ce qui est connu ou admis jusqu'à une certaine date. Les inventions reconstruisent les logiques,les cohérences, les pertinences... Faire science nouvelle c'est faire travailler l'imagination et nous virtualiser. La parution de superordinateurs ne changera pas ce processus, indispensable pour avancer vers l'avenir et le devenir.
Bien que les sciences de la cognition et l'informatique soient des éléments clés pour bâtir une nouvelle rationalité, telle prétention théologisante me semble uneréintroduction inouïe du plus vieux irrationalisme, une espèce de totémisme technologique. I1 faut avancer vers une nouvelle organisation du savoir, vers des conceptions scientifiques complexes sur les complexités réelles, et pour cela il ne faut pas hésiter à produire des changements dans toutes les disciplines -comme aussi danstoutes les machines-, mais pas du tout pour enfermer nos libertés créatives dans des clôtures des fabricants d'ordinateurs. Le dialogue transdisciplinaire est ouvert en égalité pour tous, mais sans préconceptions dogmatiques de nouveau type. En tout cas, le livre de B.V. est une contribution importante à ce dialogue.
Les livres ici commentés demandent une lecture approfondie parce que, au-delà des critiques qu'on pourrait encore faire, ce sont des ouvrages qui cherchent d'autres chemins à nos connaissances pratiques. Je ne veux pas finir ces notes critiques sans faire une remarque générale sur les sciences cognitives et l'informatique, que je trouve parfois articulées aux idéaux machiniques et naturalistes du XIXe siècle : elles font des cadrages para-industriels quand nous avons commencé à avancer par la société postindustrielle (de l'information de la connaissance), elles sont naturalistes quand, sans réduire notre nature, nous nous lançons vers l'artificiel-hyperculturel; elles sont déterministes, quand augmente le nombre de ceux qui sont convaincus que nous sommes au milieu d'immenses incertitudes; elles veulent organiser une pragmatique travail, quand la société dérive vers le chômage et le temps libre, qui exigent une réorganisation globale des formations sociales; bref, il y a des textes de sciences cognitives-informatiques qui semblent prêcher implicitement une sorte de fin de l'histoire, ou l'arrivée à un niveau culminant de l'histoire, quand nous ne sommes qu'au commencement d'une autre histoire...
Sergio Vilar
Fiche mise en ligne le 12/02/2003