Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de GELL-MANN Murray : |
« Le quark et le jaguar. Voyage au coeur du simple et du complexe » (Traduit de l'américain 1994 par Gilles Minot) Ed. Albin Michel. Paris, 1995. 442 pages. |
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Murray Gell-Mann est Prix Nobel de physique (1969) pour son invention de la théorie des quarks : argument d'autorité décisif pour cautionner l'institutionnalisation des sciences de la complexité ! Mais il ne s'est pas contenté de les cautionner, il a milité et milité encore pour leur développement, son livre en témoigne. N'est-il pas le fondateur de l'Institut des sciences de la complexité de Santa-Fé, le haut lieu symbolique d'un renouvellement interdisciplinaire des institutions scientifiques contemporaines ? "Le lecteur trouvera dans cet ouvrage un grand nombre d'allusions au Santa Fé Institute que j'ai contribué à fonder et où je travaille actuellement à la suite de ma retraite anticipée du CalTech, dont j'étais devenu professeur émérite après y avoir enseigné pendant plus de trente huit ans" (p. 10). Pour l'audience des nouvelles sciences de la complexité, quelle aubaine que ce livre promis à une large diffusion internationale, dont la traduction française (correctement documentée) paraît en 1995. Le "voyage" au coeur de la science contemporaine auquel il nous invite est d'autant plus passionnant que M.Gell Mann est riche d'une très grande expérience personnelle, sachant mêler ses escapades dans la forêt amazonienne à ses souvenirs d'étudiant, pour nous dire son impatience d'une unité de la connaissance et de l'expérience humaine, dont depuis plus d'un siècle, les institutions scientifiques voulaient nous priver au nom des credo positivistes et post-positivistes (ceci est mon interprétation : M. Gell-Mann se garde soigneusement de toute référence explicite aux discours épistémologiques qui fondent son propos).
Le quark et le Jaguar, pourquoi ? "Le titre de ce livre a pour origine un vers de mon ami Arthur Szé..., "Le monde du quark est comme la ronde du jaguar dans la nuit"... Les quarks sont... les pièces du noyau atomique. Je suis l'un des deux théoriciens à avoir prédit leur existence et c'est moi qui leur ai donné leur nom... Le quark symbolise les lois physiques fondamentales simples qui gouvernent l'Univers... Le jaguar représente la complexité du monde... notamment telle qu'elle se manifeste dans les systèmes adaptatifs complexes... Comme le quark est un symbole qui s'impose à l'esprit d'analyse, le jaguar est -pour moi du moins- une métaphore possible de ces insaisissables systèmes adaptatifs qui persistent à se dérober au regard perçant de l'analyse claire et distincte..." (p. 27). Le modèle du présumé simple nous aidera-t-il à mieux comprendre les phénomènes présumés complexes (la vie, l'écologie, l'économie...) ? Ce sera je crois la thèse implicite de M. Gell-Mann et son enthousiasme et sa "fascination" sont si communicatifs qu'il nous la fera bien souvent partager, nous apportant par surcroît bien des indications intelligibles sur des sujets souvent réservés aux initiés : la théorie des supercordes en physique quantique, la théorie des algorithmes génétiques en informatique, ou la théorie du développement durable en économie-écologie, pour ne citer que quelques exemples significatifs.
C'est dire qu'il faut vite faire entrer "le quark et le jaguar" dans notre bibliothèque des sciences de la complexité, et nous servir de l'autorité symbolique du Prix Nobel de physique pour convaincre les institutions de recherche et d'enseignement de la nécessité d'un "changement de regard". Ce sera là bonne "intelligence stratégique de la complexité ".
A condition pourtant qu'inpetto nous ne soyons pas dupes de notre argument. Le même ouvrage écrit par un inconnu ignoré des grands physiciens, risquerait fort de ne pas convaincre grand monde, et même de servir d'argument aux conservateurs : car le fil qui relie l'univers quantique (2e partie), présumé réductible au simple et l'univers de l'adaptation complexe (3e partie) pourra souvent sembler bien ténu au lecteur. Chacune des deux parties est fort intelligible, mais leur correspondance est davantage postulée que démontrée dans les développements de la première partie ("Le simple et le complexe"). Les "lois fondamentales de l'univers" sont-elles indépendantes de l'observateur, et sont-elles, ou demeureront-elles "simples" ou réductibles au simple ? Le quark "s'imposera-t-il" longtemps à l'esprit d'analyse, ou ira-t-il rejoindre les collections de concepts scientifiques éphémères (l'ether, la calorique, etc.) que laissent derrière elles les sciences en progressant ? Les réponses à ces questions ne sont-elles pas susceptibles d'affecter la qualité des arguments qui tentent d'assurer l'intelligibilité du complexe par l'évidence du simple ?
On est alors tenté de lire M. Gell-Mann en lui demandant davantage le plaisir d'un récit de voyage (nous faisant rêver, il est source puissante d'heuristiques et de métaphores excitantes pour l'intelligence), que le compte rendu circonstancié d'un explorateur géographe que reprendront ensuite les manuels d'enseignement. Pourquoi en effet faudrait-il enfermer l'étude des sciences de la complexité dans les a priori quasi-réductionnistes (disons "méta-réductionnistes") et déterministes (certes... statistiques, mais déterministes quand même), qu'en bon physicien, M. Gell-Mann se croit tenu d'imposer exclusivement à une recherche scientifique "sérieuse" ? Il ne suffit pas de tolérer les ruses stratégiques du chercheur tentant de "construire du sens" en rendant compte de nos expériences d'une complexité irréductible à un modèle fermé, il importe, ce faisant d'expliciter les a priori épistémologiques qui légitiment le discours et assurent son intelligibilité. Peut-être est-ce par cette incomplétude épistémique (ou plutôt cette inattention ?) que pêchent aujourd'hui les travaux, pourtant si stimulants, de l'Institut de Santa-Fé. L'invitation de M. Gell-Mann à "rendre l'économie moins sinistre" (p. 356 +) ne sera-t-elle pas plus crédible le jour où il nous accordera que "l'intelligence des projets humains -design-" peut aussi nous aider à comprendre "comment émergent des formes d'une haute complexité" (ce qu'il semble contester explicitement dans un paragraphe qui révèle ses a priori post-positivistes, p. 351) ?
Puisse cette discussion être entendue dans la complicité que suggère l'appel à "l'unité de la connaissance du monde et du vivant" qui constitue au fond l'essentiel de ce message qui ne s'achève pas par "le dernier mot au scientifique" mais plutôt par le prochain mot à l'interaction du scientifique et du citoyen.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003