Rédigée par Jean-Blaise Grize. sur l'ouvrage de LE MOIGNE J.-L. : |
« Les épistémologies constructivistes » Paris, P.U.F., Que Sais-je ? N- 2969, 1995. |
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D'abord, pourquoi attacher tant d'importance à la réflexion épistémologique et ne pas laisser aux philosophes de métier le soin de s'en occuper ? C'est que toute pratique exige des choix, que les sciences sont des pratiques, et qu'un choix résulte toujours d'un jugement de valeur. Seule, dès lors, une réflexion sur ce que l'on connaît, ou croit connaître, est capable d'assurer les jugements nécessaires.
Et puis il y a aussi la question des OVNI et de la mémoire de l'eau. Je m'explique. La science est devenue aujourd'hui une quasi-religion, de sorte qu'un phénomène n'est reçu que s'il est réputé scientifique. Tout le monde en est persuadé, même la télévision. Le seul ennui est qu'il faut décider entre ce qui est scientifique et ce qui ne l'est pas, mais grâce au Ciel -je veux dire à Auguste Comte et à ses successeurs- le positivisme propose une réponse à la question. Le monde est ce qu'il est, nous le connaissons plus ou moins bien, mais de mieux en mieux, à la double condition (a) de construire des modèles analytiques des phénomènes et (b) de les expliquer par des raisons suffisantes. C'est là une position bien confortable et tout n'est pas trop mal allé jusqu'à ce que nos sciences, et même les plus sûres d'entre elles, les mathématiques, soient entrées en crise et aient éclaté. Sans compter que si le Soleil et la Lune sont bien réels, en ceci qu'ils tombent sous les sens et que le premier même nous éblouit, il y a bien d'autres objets de connaissance que nous sommes bien incapables de percevoir et qui nous importent au moins tout autant : l'homme, la liberté, la gravité, l'information. Mais au fond, tout cela n'est peut-être pas si grave. Il suffit une nouvelle fois de revenir au positivisme -à Auguste Comte avant qu'il ne crée le culte du Grand Etre- et de reconnaître que les sciences ont des objets de différentes natures, ce qui permet de les classer selon leurs dépendances et leur degré de généralité, voire de leur scientificité.
Jean-Louis Le Moigne, lui, n'est pas du tout d'accord. Il a pour cela mille bonnes raisons qu'il expose vigoureusement, et parmi elles l'état même de la science d'aujourd'hui. -Pourtant la Terre tourne-, répliquait Galilée à l'Inquisition ; -Pourtant la science évolue-, réplique Le Moigne au Dogme. Il y a d'autres discours possibles sur la science, dont ceux qui prennent au sérieux le fait que la connaissance est toujours connaissance de celui qui connaît. "On ne peut plus dès lors séparer la connaissance de l'intelligence (ou de la cognition) qui la produit" (p. 70), en même temps qu'on ne peut faire abstraction des "multiples fins, déterminées à chaque instant de façon endogène, par le système cognitif lui-même" (p. 78). Le sujet et son projet sont indissociables, de sorte que ce qu'il représente, ce sont moins des objets que des opérations, c'est-à-dire des interactions (p. 69) et que l'on est dans l'obligation de prendre en compte et l'histoire des savoirs et leur insertion sociale.
C'est cela le constructivisme. Il ne faut toutefois pas négliger le fait que l'épistémologie est elle-même une connaissance, que donc elle se construit et se développe. Il s'ensui tdeux conséquences. L'une est que le constructivisme a une histoire. On peut y relever des précurseurs : les trois grands "V" : Vico, Vinci, Valéry ; des initiateurs : Bachelard, Bateson, Von Foerster ; des fondateurs : "la troika" Piaget, Simon, Morin (p. 65). L'autre conséquence est qu'il reste lié à ceux qui l'explicitent et qu'il faut donc parler des constructivismes, selon les poids que chacun accorde à tel de ses principes (p. 107).
Le ton de l'ouvrage est vif, souvent polémique, mais il faut bien voir qu'il résulte de la volonté de faire une place à un autre discours que celui encore dominant. Il s'agit, en quelque sorte, d'une réplique à des déclarations toute contemporaines, comme celle de Jean-Claude Milner : "ou bien les sciences humaines sont des sciences ; alors elles le sont au même sens que le sont les sciences de la nature et relèvent de la même épistémologie [ ... ] ; ou bien elles sont effectivement humaines (ou sociales ou autre chose) alors elles ne sont pas des sciences et n'ont pas d'épistémologie" (Introduction dune science du langage, Paris, Seuil, 1989, p. 12). Positivisme ou rien !
Jean-Louis Le Moigne est trop cohérent avec lui-même pour se laisser aller à penser : constructivisme ou rien. Il ne cesse de battre le tiers exclu en brèche et d'opposer conjoindre à disjoindre, de sorte que, s'il plaide, c'est pour "un discours épistémologique alternatif" (p. 34), non pour enlever toute portée à la méthodologie standard. N'accorde-t-il pas au lecteur le droit légitime de requérir en chemin quelques bonnes raisons (p. 34), donc d'en appeler parfois au principe bien "classique" de raison suffisante ? Seulement il y a suffisant et suffisant. Ce qui peut l'être dans une approche atomiste des choses, approche, il faut bien le reconnaître, qui a permis à l'homme de marcher sur la Lune, ne l'est plus dans une perspective globale qui se propose de modéliser la complexité même du couple sujet-objet, avec le rôle du modélisateur. Bien sûr, les principes de cette "modélisation systémique" (p. 79) ne sont pas explicités ici, mais il en est suffisamment dit pour qu'il soit évident qu'une telle modélisation est possible et que ses principes sont bien différents de ceux de la modélisation analytique.
Reste un aspect fondamental de la position de Jean-Louis Le Moigne, auquel je suis particulièrement sensible : "Les réponses du constructivisme n'autorisent pas un découpage fondamental entre connaissances dites objectives ou scientifiques et dites subjectives ou philosophiques" (p. 114). Tout justement parce qu'elle est envisagée comme celle d'un sujet dans le monde, la connaissance est une, et j'irai quant à moi jusqu'à y faire une place à la pensée naïve.
Jean-Blaise Grize.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003