Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de LERBET Georges : |
« Les nouvelles sciences de l'éducation, au coeur de la complexité » Ed. Nathan. Paris. 1995. 284 p. |
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Que l'éducation puisse être objet de discipline scientifique, l'argument ne va pas de soi si on le considère de l'extérieur, je veux dire : du point de vue des autres disciplines tenues elles pour scientifiques a priori. L'éducation sera alors tenue pour une affaire d'artisans ou de techniciens "appliquant" avec bon sens les recettes que leur ont léguées leur maître et veillant surtout à ne pas déformer les "énoncés enseignables" produits par les autres disciplines scientifiques ? ; technique ancillaire, l'éducation devrait se faire modeste et transparente, sans prétendre à statut scientifique quelconque ! Aussi la progressive émergence dans nos institutions des sciences de l'éducation, jeune discipline scientifique se prétendant de plein droit, creuset d'une recherche scientifique originale et productrice à son tour d'énoncés enseignables, a-t-elle surpris, puis choqué, puis indigné nombre des gardiens du temple de la "Science Normale". G. Lerbet nous rappelle ici la virulence de certaines attaques développées en France à leur encontre ces dernières années, attaques conduites en particulier par des chercheurs en sciences humaines qui craignaient que l'opprobre dont les sciences dures allaient couvrir les sciences de l'éducation ne retombe aussi sur leurs disciplines ! Si elles survivent quand même, et se développent au moins quantitativement, c'est sans doute parce que la "demande" est très intense : quiconque a affronté l'acte éducatif, que ce soit en "éduqué" ou en "éduquant", a perçu la pauvreté des connaissances dont il dispose "pour bien conduire sa raison dans cette action". Mais cette vitalité apparente des sciences de l'éducation ne constitue pas une réponse aux critiques apparemment pertinentes des autres disciplines qui l'accusent de "jouer indûment dans la cour des grandes". Après tout la graphologie en France se porte bien, malgré les attaques (moins nombreuses il est vrai !) dont elle est l'objet. Ce qui ne suffit pas à lui donner le moindre sérieux l'éducation elles-mêmes, (une sorte d'auto-critique interne, que n'imposerait pas un commissaire politique présumé omniscient !). Il va ce faisant identifier "les drames de la pensée disjonctive en éducation" (chapitre 3) et montrer combien les fondements positivistes sur lesquels les sciences de l'éducation se sont construites jusqu'ici les fragilisent épistémologiquement (les critiques "portent" lorsqu'elles sont formulées par d'autres positivistes : G. Lerbet parle de "l'aveuglement positiviste fondamental").
Ce diagnostic épistémologique va servir de base à un exercice de reconstruction des "Nouvelles sciences de l'Education". Nouvelles en ce qu'elles explicitent leur "armature complexe" et leurs "pratiques constructivistes" par une interprétation très féconde des"postures" proposées par J. Piaget, C. Rogers et H.A. Simon (chap. 4) : lecture exemplaire de trois des penseurs de la psychologie du développement qui deviennent ici des "ferments pour une ouverture sur la complexité", restaurant la "pensée conjonctive" (chapitre 5). Cette interprétation va conduire G. Lerbet à une conception ouverte des nouvelles sciences de l'éducation, construite sur leur "projet de connaissance", et se développant comme de nouvelles sciences fondamentales de l'ingénierie assumant la complexité (ou l'irréductibilité) de leur projet dans le système des sciences. En achevant ce manifeste des nouvelles sciences de l'éducation me revenait en mémoire cette formule de J. Piaget (1967) que ce livre illustre si bien : "Le fait nouveau, et de conséquences incalculables pour l'avenir, est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus à l'interieur méme des sciences... La critique épistémologique cesse de constituer une simple réflexion sur la science : elle devient alors instrument du progrès scientifique...". G. Lerbet nous montre que l'exercice est possible. Les enjeux contemporains des nouvelles sciences de l'éducation sont tels qu'il devenait même urgent. Puisse-t-il bientôt susciter de nouveaux développements et de nouveaux échanges. Les sciences de la complexité deviendront alors "normalement" enseignables.
J.L. Le Moigne
Fiche mise en ligne le 12/02/2003