Modélisation de la CompleXité
Programme européen MCX
"Modélisation de la CompleXité"

Association pour la Pensée Complexe
Association pour la Pensée Complexe
 

Note de lecture

Rédigée par J.L. Le Moigne sur l'ouvrage de MORIN Edgar :
« Les fratricides. Yougoslavie-Bosnie, 1991-1995 »
     Ed. Arléa (Diffusion Seuil, Paris) 1996. 123 pages.

"... Si l'on réfléchit à l'impuissance européenne devant l'agonie yougoslave, elle tient (...) à l'absence d'une pensé et action adéquate. Le sentiment de complexité a paralysé, alors que la conscience de complexité aurait pu susciter une stratégie..." (p. 57). C'est ce diagnostic, formulé en septembre 1992, au moment où l'armée serbe envahit laBosnie-Herzégovine et où commencent les premiers vols humanitaires pour Sarajevo, qui révèle peut-être le projet du livre -ou plutôt du recueil- qu'Edgar Morin vient de consacrer à "l'agonie yougoslave" et à l'incompréhension de nos cultures devant une situation inattendue, celle de notre propre "microcosme euro-méditerranéen".

En reprenant dans ce bref essai la plupart des articles qu'il a rédigés sur cette crise stupéfiante de la civilisation européenne (entre octobre 1991 et décembre 1995), Edgar Morin nous permet peut-être de transformer progressivement notre paralysant" sentiment de sa complexité" en une intelligente "conscience de la complexité". En réavivant notre mémoire, d'abord : à court terme bien sûr (combien d'événements importants entre 1992 et 1994 avions-nous déjà oubliés, qui rendent un peu mieux intelligibles ceux de 1995 que nous venons de vivre) ; mais aussi à long terme : ne nous faut-il pas nous étonner en observant la formation de ces cités et de ces cultures pluriéthniques et plurireligieuses, qui rendent à la fois possibles et plausibles ces deux symboles que sont Sarajevo et Maastricht, aujourd'hui les deux "têtes de pont européennes" (p. 58).

Chemin faisant, E. Morin nous invite à exercer sans cesse notre capacité à la Pensée Complexe, à substituer "la causalité circulaire et complexe" à la causalité linéaire, à nous entraîner à concevoir à la fois souveraineté et association dans les rapports humains. Ou encore, pour reprendre une de ses formules, à penser l'autonomie commeet par "l'auto-éco-ré-organisation" : une pensée qui relie pour différencier, et qui différencie pour solidariser. Exercice dialectique trop peu familier encore dans les cultures scientifiques et techniques de l'Europe contemporaine : "La compréhension de la complexité yougoslave requiert d'abandonner non seulement tout manichéisme, mais toute causalité linéaire, et de comprendre les processus en boucle, où les dérèglements s'entre-suscitent et s'entre-multiplient..." (p. 35). N'en va-t-il pas ainsi de l'enchevêtrement du problème yougoslave et du problème européen depuis 1991 ?

Il est, dans cet essai sur "les fratricides" un texte important mais rare qui n'avait guère jusqu'ici été diffusé en France. Le "Discours de Sarajevo" fut prononcé le 11 septembre 1993 à l'Université de Sarajevo, dans cette ville alors "assiégée, bombardée, asphyxiée" et qui pourtant "préfigure l'Europe que nous souhaitons... : échanges, communication, convivialité, mariages". "L'intelligence a toujours pour mission de situer le cas singulier dans le contexte et dans la situation globale" : n'est-ce pas la vocation de l'Université dans la cité que de susciter l'exercice de cette intelligence ? : "L'Université n'a pas seulement mission de former, enseigner pour des professions et des techniques, elle doit comporter un enseignement méta professionnel et méta-technique. Elle doit inoculer dans la société une culture qui n'est pas faite pour les aspects éphémères et provisoires de l'esprit du temps. Elle ne doit pas seulement moderniser la culture, elle doit aussi culturiser la modernité..." (p. 86-87)... "La mission de tout enseignement est de développer le plein emploi d'une intelligence générale" (reliant la culture humaniste et la culture scientifique)... "Nous sommes dans un lieu transséculaire... et un des lieux les plus tragiques de la tragédie du siècle. Cela nous fait obligation de penser ce siècle, de le comprendre, et aussi de résister à toutes les barbaries qui menacent l'esprit" (p.88-89). Ardente obligation qui nous incite aujourd'hui à lire ce symbolique "Discours de Sarajevo" et les exercices de la pensée complexe en action qui l'entourent.


J.L. Le Moigne

Fiche mise en ligne le 12/02/2003


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