Rédigée par Jacques Miermont sur l'ouvrage de PENROSE Roger : |
« Les ombres de l'esprit. A la recherche d'une science de la conscience » Traduit de l'anglais par Christian Jeanmougin, InterEditions. Paris. 1995. 461 pages. |
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On se rappelle que Niels Bohr ("Physique atomique et connaissance humaine", 1933-1958) avait repéré des parentés formelles troublantes entre la physique quantique et la théorie de la connaissance en biologie et en psychologie, mais s'était bien gardé de chercher à expliquer l'une par l'autre. Depuis, les tentatives d'articulation se sont succédées, apportant des éclairages originaux et contrastés (E. Schrodinger, S. Lupasco, B. d'Espagnat, M. Mugur-Schachter, etc.).
La démarche du physicien et mathématicien anglais Roger Penrose, condisciple de Stephen Hawking, est assez différente. Son projet est suffisamment ambitieux, novateur, et risqué pour mériter également le détour. Là où S. Hawking cherche à repérer les formes de passage entre physique quantique et astrophysique relativiste, R. Penrose tente de comprendre à quels niveaux biologiques, et de quelle manière la jonction pourrait s'opérer entre phénomènes quantiques et organisation macrophysique de l'être vivant, jonction susceptible de rendre compte de ce qu'il appelle "la connaissance immédiate". En tout état de cause, celle-ci serait irréductible aux interprétations proposées par l'intelligence artificielle, qu'elle soit "forte" (isomorphie de la pensée à un calcul) ou "faible" (simulation calculable de la pensée). R. Penrose se refuse pareillement à adopter une position mystique, selon laquelle aucune explication (fonction d'onde) correspondrait à la transition quantique/classique au sein des systèmes biologiques douées de "conscience". Le phénomène de cohérence quantique serait présent au sein des microtubules du cytosquelette des cellules nerveuses et de la transmission synaptique, réalisant, au sein du cerveau, des circuits oscillants quantiques correspondant à :
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une activité mentale non calculable ayant valeur de "compréhension" des situations vécues ;
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des phénomènes d'emmêlement quantique, de non localité des entités, de superposition des états (un événement pouvant advenir et ne pas advenir en même temps), de contrafactualité (l'absence d'occurrence d'un événement produisant un effet tangible signalant cette absence, comme si quelque chose était advenu) ;
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un couplage avec les régions cérébrales fonctionnant sur un mode algorithmique classique non emmêlé.
On pourra largement discuter le concept de "connaissance immédiate", que R. Penrose assimile très vite à la conscience des sentiments de bonheur, de douleur, d'amour, de sensibilité esthétique, de volonté, de compréhension, etc. Tous ces sentiments ne relèvent-ils pas déjà d'une interférence extrêmement subtile entre la connaissance immédiate des états du corps dans son environnement (si elle existe), et la connaissance médiate de ceux-ci (c'est-à-dire traitée par des manipulations de symboles et/ou des algorithmes subsymboliques) ? Cette question, qui n'est pas abordée dans l'ouvrage, renvoie à un problème de topographie apparemment simple, qu'impliquent les termes "médiat" et "immédiat". La connaissance médiate suppose un centre qui fonctionne comme intermédiaire entre l'entité connaissante et le milieu dans lequel elle évolue. La connaissance immédiate repose sur un effet de contiguïté pure entre l'entité connaissante et son milieu. De fait, R. Penrose sera confronté à ce problème lorsqu'il abordera à juste titre la distinction entre protozoaires (unicellulaires où la cellule remplit toutes les fonctions vitales) et métazoaires (pluricellulaires où les cellules sont vitalement associées, différenciées, spécialisées, et progressivement unifiées par l'apparition d'un système nerveux dont le centre se regroupe dans la partie antérieure de l'animal, chez les plus évolués ; chez les plus primitifs, les sponglaires, la présence de cellules nerveuses est certaine, mais ne conduit pas encore à une différenciation céphalique, cf. "Zoologie 1", sous la direction de P.-P. Grassé & A. Théry, Encyclopédie de la Pléiade).
C'est dire que le problème des protozoaires reste fondamental, problématique et fascinant. R. Thom ("Apologie du logos", 1988) a pressenti l'extraordinaire complexité des protozoaires, les métazoaires étant "plus simples, en un sens, que les unicellulaires". Leur taille peut varier de 50 micron à 3 ou 4 mm de long (certains vers parasites). C'est le "cytosquelette" des protozoaires qui remplit des fonctions multiples : d'ossature, de locomotion, de circulation, d'organisation. Au sein du cytosquelette, le centrosome possède un constituant clé, le centriole, point focal qui contrôlerait les mouvements de la cellule et son organisation. Pour René Thom (1990, p. 154), "le cytosquelette est la partie partiellement mobile de la cellule, qui permet de suivre, sur une carte définie dans R4, la trojectoire de tout point qui en est solidaire. (Mathématiquement, le cytosquelette définit une connexion)." Les microtubules qui constituent le cytosquelette ont une morphologie cylindrique, formée chez les cellules de mammifères de 13 colonnes de tubulines disposées en spirale (5 colonnes formant un arrangement hélicoïdal dextrogyre, 8 colonnes un arrangement hélicoïdal lévogyre). Pour certains auteurs, les tubulines, susceptibles de prendre deux positions différentes selon leur état de polarisation électrique, pourraient fonctionner comme automates cellulaires. On retrouve évidemment des microtubules dans le cytosquelette des cellules nerveuses tout au long de l'échelle évolutive, où ils peuvent atteindre des longueurs importantes de quelques millimètres au sein des axones et des dendrites ; ils véhiculent des molécules neurotransmettrices.
Pour Roger Penrose, un phénomène de cohérence quantique pourrait exister au niveau des microtubules, produisant un couplage subtil avec les comportements macroscopiques selon un processus physique encore inconnu. La cohérence quantique implique qu'un nombre élevé de particules coopèrent au sein d'un même état quantique non emmêlé avec son environnement, selon des oscillations identiques, correspondant à la fonction d'onde du système quantique ainsi réalisé (p. 340). Ce phénomène de cohérence quantique produirait un comportement distinct d'un calcul algorithmique. Il resterait à prouver que les excitations des microtubules produiraient des effets de non localité et de non emmêlement quantique avec l'environnement, servant de "guides d'ondes", tandis que serait repéré la frontière qui permet le passage quantique classique, c'est-à-dire ce que R. Penrose appelle "la réduction objective du vecteur d'état" : "Selon mon point de vue sur la réduction du vecteur d'état (R), pour trouver le niveau où la procédure R entre réellement en action, il faut examiner les très grandes échelles mises en jeu lorsque des quantités de matière considérables se trouvent dans un état quantique emmêlé" (p. 339). Le phénomène de superposition quantique implique une occurrence et une non-occurrence simultanées, avec des coefficients de pondération complexes, qui ne se révèlent dans leur indétermination que lors d'une amplification du niveau quantique au niveau classique (l'évolution du système restant déterministe au niveau quantique).
Cet ouvrage nous confronte à des sauts conceptuels considérables. Le caractère apparemment hautement hypothétique des spéculations proposées, sur le plan des relations entre microphysique, biologie et psychologie rend le projet digne d'intérêt et de réflexion, dans la mesure même où les risques pris sont susceptibles d'infirmations de rebondissements, d'ouvertures théoriques encore inimaginables. Les critiques, paradoxalement, surgiront plus aisément sur le plan des assimilations faites entre la connaissance immédiate, la compréhension, l'imagination, le libre arbitre, la lucidité, la vigilance, la conscience. Elles pourront également concerner les raccourcis saisissants qui surgissent entre l'organisation des protozoaires et celui du "cerveau" humain, dans la mesure où ce dernier apparaît régulièrement comme une entité isolée du reste du corps, et des entités non définies qui caractérisent l'environnement extérieur. Les propriétés quantiques jouent-elles sur ces deux derniers plans ? Et, dans ce cas, jusqu'où serait-il dès lors possible d'isoler la biosphère terrestre de l'univers cosmique, puisque, dans une expérience de pensée saisissante, R. Penrose n'hésite pas à nous brancher sur la galaxie d'Androméde ?
Tout ceci ne m'a pas empêché de déguster d'excellentes huîtres bien vivantes à Noël, malgré la conscience d'avoir à faire à des métazoaires lamellibranches. Il est vrai que leur système nerveux n'est pas centralisé dans un pôle céphalique ; la vivacité de leur réaction au citron et au vinaigre m'a nettement rassuré. Gageons que l'esprit du vivant et de l'univers a plus d'un tour dans son sac !
Jacques Miermont
Fiche mise en ligne le 12/02/2003