Rédigée par Tricoire. sur l'ouvrage de TRICOIRE Bruno, MAUGIN Marcelle, ROBERT André : |
« Le travail social à l'épreuve des violences modernes » Ed. de l'Harmattan, Collection "Logiques sociales", 1993, 255 pages. |
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Heureuse rencontre entre des hommes et des femmes "de terrain" et un spécialiste des mythes ! En clair : entre des travailleurs sociaux et René Girard. Il ne s'agit donc pas d'une collaboration "interdisciplinaire", mais d'une sorte de greffe : la sève d'une théorie vient irriguer la pratique de professionnels prenant en charge très concrètement les problèmes liés à l'alcoolisme.
L'occasion ? Une journée d'études pour travailleurs sociaux organisée en 1991, à Nantes, par deux psychologues et un assistant social. Mais à cette confrontation originale, les animateurs ont convoqué non seulement les hypothèses girardiennes du Mimétisme et du Bouc émissaire, mais également celles de Gregory Bateson et des "Systémiciens" français.
Pour se fabriquer des instruments de travail opératoires, il fallait dominer une masse de données, parfois fort éloignées des préoccupations d'efficacité sociale. Nos auteurs sont-ils parvenus à une maîtrise suffisante ? Dans l'ensemble, oui, même si on remarque, ici ou là, quelques faiblesses. En tout cas, leur tentative devrait en encourager d'autres du même type : puiser dans certaines tours d'ivoire pour équiper nos caisses à outils.
D'abord bravo pour avoir rendue intelligible la perspective de R. Girard. En effet, ce familier des légendes antiques, de la Bible, de Shakespeare et de Dostoievsky, affirme plus ses talents par l'ampleur et la profondeur de son érudition que par la clarté de ses exposés ! Convaincant, mais peu accessible.
Mais en rapprochant ses théories principales (Mimétisme et Bouc émissaire) avec des faits vécus, les auteurs ont provoqué un jaillissement d'étincelles qui éclairent les deux termes mis en présence. De fait, chacun peut vérifier la constance de ce schéma : deux individus, ou deux groupes, qui se combattent longtemps finissent par s'imiter mutuellement (mimétisme réciproque). Parfois c'est un troisième personnage qui fait les frais de la réconciliation (le Bouc émissaire, ou le dindon de la farce). Mais les deux psy et l'assistant social puisent aussi à d'autres sources. Par exemple chez Gregory Bateson et sa théorie du "Double bind" (qu'on peut traduire par "double injonction contradictoire") du type suivant : un alcoolique, ou un membre de sa famille, vient consulter en tenant des propos qui se ramènent à la structure : "je vous demande de l'aide, mais je sais que je ne suis pas aidable" (p. 128).
Autre courant de pensée mis à contribution : celui des méthodes "systémiques", illustré, en France, en particulier par Edgar Morin, Jean-Louis Le Moigne, et Yves Barel. Dans cette perspective, tout phénomène se présente comme le résultat d'innombrables facteurs, mais aussi comme source d'influence sur ses propres causes. Pour rendre compte de la complexité, l'analyse classique ne suffit pas ; elle doit s'intégrer dans un processus de modélisation aux composants variés et contradictoires. Nombreux emprunts, également, à Michel Serres, et à différents auteurs frottés de psychologie.
Une bonne assimilation de ces "référents" peut certainement contribuer à s'exposer plus disponible face à un patient mal dans sa peau. On imagine facilement un praticien un peu anxieux, stockant dans quelque repli de son cerveau plusieurs schémas mobilisables pour un diagnostic. Ce qui lui permettrait de se dire avec une sérénité imitée de celle de Sherlock Holmes : "C'est complexe, mon cher Edgar", ou bien "Voilà la rivalité conflictuelle, mon cher René", ou encore : "Double bind, mon cher Grégory". Certain que, dans le feu de l'action, l'évocation de ces grosses têtes tutélaires peut apporter un zeste de fraîcheur et de distance.
"Prise de champ" d'autant plus délicate et nécessaire quand elle concerne les relations des intervenants sociaux entre eux -au sein de leur propre équipe. Même là, le piège risque de se refermer ! Quel traquenard ? Mais tout simplement celui du Bouc émissaire : un membre du groupe peut très bien se prendre lui-même, et se laisser prendre par ses collègues, comme victime ! Médecin, guéris-toi toi-même ! Pour aider les autres, il faut du courage ; mais comment appeler ce petit supplément qui pousse à se mettre en cause soi-même ? Lucidité au carré coûte cher, (mais peut rapporter gros...). pp. 161-171 : une dizaine de pages qui sonnent juste. Etonnant le "parler vrai" !
Me pardonnera-t-on de taquiner, cependant, les responsables d'un travail incontestablement solide ?
S'ils ont, pour l'essentiel, réussi la traduction d'un chercheur français en un français compréhensible, ont-ils pour autant échappé au "jargon" ? Pas toujours ; exemple p. 132 : "Il pense que son modèle obstacle pense (la famille par exemple) qu'il va perdre le contrôle de la situation ou de l'objet symbole représentant cette dernière (l'alcool, l'intervenant, le conjoint, le proche, etc.". Complexité du style reflétant la complexité du réel ? Comment dire autrement ? Je suis mal placé pour critiquer, n'ayant pas compris de quoi il s'agissait ! Prudemment, je me permets quand même d'avancer quelques suggestions.
Par exemple, pourquoi ne pas regrouper, dans une sorte de glossaire, une douzaine de termes-clés nettement définis ? Dans la même préoccupation pédagogique, pourquoi ne pas essayer de ramasser en une ou deux pages une reformulation simplifiée des principales théories : Mimétisme, Bouc émissaire, Double bind ? Autrement dit, l'essentiel ne ressortirait-il pas plus clairement de brèves synthèses, incomplètes par nature, mais opérationnelles ?
Mais peut-être, dans un souci de rigueur, nos auteurs ont-ils voulu garder une logistique "légèrement lourde", afin d'assurer leur crédibilité aux yeux des spécialistes réputés sérieux ?
En tout cas, pour un citoyen-moyen tel que moi, c'est finalement la B.D. que je classerais volontiers en tête des genres littéraires parmi les mieux adaptés pour le "traitement du social"... Pourquoi ? Pour dissoudre un peu les tensions inévitables et le pathétique. En effet, si la "noix Girard" s'avère dure à casser, une autre réalité -combien plus dure- s'impose au consultant : cette épave qui pue le gros rouge... et un désespoir contagieux !
Avis aux amateurs : qui se sentirait assez impliqué et dégagé, pour s'ébattre dans les eaux de ce triangle d'or délimité, par exemple :
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par Laurence Peter (mais oui le père du fameux "Principe" sur le niveau d'incompétence), pour son oeil pointu quand il observait les organisations ;
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par Coluche : pour son mordant -qui n'excluait pas un certain "coeur" et un certain réalisme (la preuve : ses restos, plusieurs années après) ;
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par Raymond Devos : ce pachyderme qui danse si légèrement avec les mots !
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et bien entendu, un crayon acéré, style Plantu (première page du journal "Le Monde") ?
Mais, après ces quatre pas dans les bulles d'un album rêvé, revenons sur une planète plus rugueuse.
A partir de "tranches de vie", l'ouvrage montre fort pertinemment que les
catastrophes ne surviennent pas par enchantement. Elles résultent
de la conjonction de multiples facteurs (énormes ou bénins),
provenant de deux séries de sources :
- des caractéristiques des "milieux de vie" (famille, entreprise,
voisinage).
Ces interactions, entremêlées comme un écheveau, enserrent progressivement l'individu dans un filet, jusqu'au jour, où, paralysé, il bascule... Pourquoi les éminents "spécialistes", jusqu'à présent, n'ont-ils pas mis davantage en évidence les ressemblances entre toutes les pentes savonneuses qui conduisent à ces différents fléaux : alcoolisme et tabagisme, mais également fugue et déprime, drogue et suicide, secte et délinquance ? Des frustrations accumulées poussent vers une évasion illusoire. Le "paumé" cherche un recours... dans un piège qui se referme bientôt. Et des témoinsde bonne foi s'étonnent de l"'accident"...
A ce niveau de généralité, des modèles aussi abstraits que les théories mathématiquesdes "bifurcations" et des "catastrophes" ne pourraient-elles pas apporter un certain éclairage ? Qu'en penserait René Thom-la première surprise passée ?
Autrement dit, pourquoi ne pas faire feu de tout bois ? Car, dans notre société en voie de "dualisation", qui peut se croire vraiment à l'abri d'un brusque "dévissage" ? Même parmi les travailleurs du social".
En effet, dans la mesure où ils ont pris conscience du rôle "impossible" (p. 18) que la société entend leur faire jouer, les "travailleurs du secteur social" perçoivent bien leur situation ambiguë : entre deux chaises.
Obsédé par le productivisme, l'Economisme endémique mondialisé accélère, à la fois, les deux processus : de productivité, et de précarité. Une certaine logique managériale fragilise des pans entiers de la société, et accule à l'exclusion les laissés pour compte ; pour "calmer les galériens", on paie (avec modération) des "récupérateurs".
Mais rien n'empêche des "préposés au social" de fourbir des armes secrètes (à commencer par leurs lunettes) auprès de pourvoyeurs tels que les Maisons Girard, Morin and Co. Certains de Loire-Atlantique nous en donnent un exemple éloquent.
Chercheurs au souffle court confinés dans leur spécialité "pros du social" pataugeant sur un terrain glissant : deux ethnies souvent séparées par la langue, les préoccupations, le statut socio-professionnel. Mais, parfois aussi, la coopération imprévue ! Phénomène assez rare et fructueux pour qu'on remercie les instigateurs d'un tel coup d'essai. En souhaitant que d'autres originaux se risquent dans leur sillage...
Quant à moi, ne sachant ni déchiffrer Girard, ni dessiner comme Plantu, je risque de chercher consolation du côté de la bouteille... Mais je sais ce qui me reste à faire ; quand je commencerai à lever le coude trop facilement, j'irai consulter dans le Val deLoire... Là-bas, des professionnels cachent plus d'un tour dans leur sac !
Lucien Beaulaton.
NDLR : Le Cahier des Lectures n° 5, a présenté une autre note de lecture de cet ouvrage de B. Tricoire.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003