Rédigée par J.L. Le Moigne. sur l'ouvrage de VAN PARIJS Philippe : |
« Sauver la solidarité » Ed. du Cerf, Paris, 1995. 101 pages. |
Voir l'ouvrage dans la bibliothèque du RIC |
"En affirmant la possibilité du désirable, on contribue à le rendre possible" (p. 16) : il ne suffit sans doute pas d'affirmer, il faut argumenter, et ce va être le grand mérite de Ph. Van Parijs que de relever ce défi en économiste autant qu'en citoyen : peut-on aujourd'hui, à l'heure de la mondialisation de la compétition économique, concevoir et vouloir vivre une "société juste" qui soit aussi une société de citoyens, une démocratie ? Ses recherches sur l'éthique économique et sur l'introduction d'un revenu universel d'existence donnent à la réflexion de Ph. Van Parijs une crédibilité qu'il faut peut-être rappeler au lecteur qui l'abordera par ce court essai de 100 petites pages : ce format (celui de la collection "Humanités"), s'il aide le lecteur à éveiller son attention et à percevoir quelques arguments clés, ne se prête pas à une discussion technique très approfondie, et les "experts" seront parfois irrités par le caractère quelque peu simplificateur de certaines présentations. Ce sera le cas par exemple des "définitions" de la démocratie et de la justice (p. 29-30) : "J'ai horreur des concepts gras dans lesquels on s'enfonce", assure l'auteur, qui définit en effet aussitôt la démocratie en une ligne : "la conjonction de la règle de la majorité du suffrage universel et de la liberté de vote". Mais il va lui falloir deux pages pour aboutir ensuite à une définition "particulière et controversée" (p. 31) de la justice, une justice qu'il veut à la fois "libérale et solidariste" à laquelle il semble prêt de "sacrifier la démocratie" (p. 45). Le lecteur citoyen frémit un instant devant cette assurance de "l'économiste de la justice sociale", et il lui faut vite atteindre la page 48 pour comprendre qu'en fait il va lui falloir modifier quelque peu la définition initiale de la démocratie, trop exclusivement procédurale, et se proposer de "faire de la démocratie un mécanisme institutionnel permettant à ce sens de la justice de façonner les lois que la société se donne". Autrement dit, et ce sera le thème sous-jacent de la deuxième partie, comment élaborer une "ingénierie démocratique... guidée par un idéal de justice" (p. 49). L'exemple du "pacte de Poona", 1931, attribuant 148 sièges aux intouchables au Parlement de l'Inde sans qu'il y ait d'électorat séparé, est particulièrement éclairant.
Il reste qu'à "l'épreuve du marché mondial", l'éthique et la justice sociale semblent aujourd'hui particulièrement malmenées, et Ph. Van Parijs montre de façon très convaincante la gravité du péril. En sacralisant la compétition économique, la communauté de destin des "citoyens de la Terre Patrie" (E. Morin) est manifestement fort compromise, et l'on ne repère que quelques "interstices", par lesquelles pourront s'infiltrer les inhibiteurs de cette "tendance lourde" qui "transforme les Etats en entreprises immergées dans le marché mondial", abandonnant ainsi toute référence éthique ("Ce qui nous unit aujourd'hui, c'est plus le "business" que la "charity", p.61).
Stratégie sans doute plus défensive qu'offensive (inhiber plutôt que catalyser), dans la présentation qu'en propose Ph. Van Parijs. On doit d'abord souhaiter que les "pistes" qu'il propose soient ré-explorées, rediscutées, développées, illustrées, par les citoyens autant sinon plus que par les experts (lesquels auront presque toujours la tentation de tout résoudre par l'économisme : ou le marché "pur", ou le plan "pur"). Ce faisant peut-être parviendra-t-on à "complexifier" (je veux dire : à enrichir, à multidimensionnaliser), les propos de Ph. Van Parijs ? La compétition n'appelle-t-elle pas la coopération, le pouvoir n'appelle-t-il pas le contre-pouvoir, la régulation n'appelle-t-elle pas l'information ? Entre le Plan et le Marché, ne savons-nous concevoir l'Organisation, organisée et organisante, ordre et désordre, autoproductrice de sens et donc d'éthique ? Le projet collectif d'une société solidaire ne peut-il s'exprimer dans les cultures, dans les enseignements, dans les références collectives ? Est-il inconcevable que le "droit à la solidarité" devienne le premier des droits de l'Homme que votera l'O.N.U. du XXIe siècle ? L'invention de cette "nouvelle ingénierie" au sein d'une société qui se perçoit dans son irréductible complexité n'est-elle pas le projet qui nous mobilise aujourd'hui dans le développement des sciences de la complexité ?
J.L. Le Moigne.
Fiche mise en ligne le 12/02/2003