Version provisoire
Ne pas citer sans
l’accord de l’auteur
Théorie de la complexité et institutions
en économie
Robert DELORME*
Colloque
« Organisations et institutions
Règles, coordination, évolution »
Amiens 25-26 mai 2000
______
Colloque organisé par l’ERSI-CRIISEA
(Université de Picardie)
et le GERME (Université de Paris VII)
I – INTRODUCTION
1. La reconnaissance des institutions est une source de
complexité en économie scientifique. Elle crée une interrogation sur la méthode
et une tension entre économistes pour qui la complexité conduit à une remise en
cause de la méthode majoritaire et ceux pour qui elle n’a pas d’incidence
notoire.
2. La complexité est une notion en quête d’une théorie.
L’effervescence actuelle autour de cette notion masque un manque de
théorisation qui véhicule le danger de prendre pour acquis ce qui n’a qu’une
pertinence locale non transposable à d’autres domaines.
3. La complexité théorisée ici comme « complexité
de second ordre » peut être une source d’approfondissement et de renforcement
des approches institutionnelles de processus ouverts en leur offrant un cadre
générique rendant possible une cohérence plus ferme et systématisée, rompant
avec l’éclectisme flottant, le flou et l’absence de repères robustes,
stabilisés et génériques dont elles continuent à souffrir.
II – DES INSTITUTIONS A LA COMPLEXITE.
1. La place des institutions en théorie économique a
été fortement fluctuante. Un corps de théorie s’est même constitué jusque vers
le milieu du vingtième siècle faisant de l’ignorance des institutions une vertu
(Landesmann et Pagano, 1994), après l’heure de gloire de l’institutionnalisme
américain (OIE : « old institutional economics » selon
certains ; « original institutional economics » selon d’autres,
Stanfield, 1999) jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui la tendance
est d’admettre que « les institutions comptent » en économie, même en
« théorie standard » (Arrow, 1998). Que cela soit redécouvert depuis
deux ou trois décennies ne va sans doute pas aider à corriger l’opinion suivant
laquelle l’économie est une discipline décidément assez étrange au sein des
sciences sociales. C’est sur le rôle attribué aux institutions et sur la
manière de les prendre en compte dans le travail de théorisation
qu’apparaissent les difficultés principales, tant à une échelle locale qu’au
niveau de théories générales.
2. A l’échelle locale, les institutions, prises comme
les règles (formelles et informelles) et les habitudes communes à des acteurs
font apparaître de la diversité dans les comportements, en fonction des
contextes, des rigidités, de l’historicité, des singularités, des traits
qualitatifs non mesurables, tous aspects qui font obstacle à une analyse fondée
sur des schémas déductifs à portée universelle.
A
l’échelle de théories générales, la transposition de ces difficultés permet
d’éclairer la séparation qui se fit dès le dix-neuvième siècle entre deux
réponses opposées données à la complexité de l’économie, l’une en faveur d’un
chemin déductif, l’autre initiée par Veblen sous l’influence de l’œuvre de
Darwin dans la direction de ce qui, avec le recul, s’affirme comme une pleine
reconnaissance de complexité. Evolution sans état final, causalité cumulative
et dynamique, habitudes au cœur des institutions, réaction contre l’historisme
perçu comme a-théorique, composent un
apport exposé d’une manière souvent obscure, mais prémonitoire, par Veblen.
L’évocation de la complexité sous des formes et des noms divers, revient assez
abondamment dans l’histoire ultérieure de l’institutionnalisme au vingtième
siècle. Un cas oublié aujourd’hui mais d’une grande actualité est la tension
entre histoire et analyse au cœur de l’œuvre théorique de W. Eucken (Eucken,
1950 ; Delorme, 2000). Elle se retrouve au sein de la théorie de la
régulation.
3. La question de la liaison entre institutions et
complexité n’est donc pas nouvelle. Mais aujourd’hui, les théories
institutionnelles et évolutionnaires fondées sur les processus ouverts sont
minoritaires et hétérodoxes. La croyance dominante est forgée par la perspective
analytique et déductive. Ce partage se retrouve naturellement, à quelques
variantes près, dans les appellations en vigueur entre « nouvelle économie
institutionnelle » et OIE. La thèse que nous souhaitons illustrer ci-après
est que la perspective de processus ouvert souffre d’un manque de
systématisation dû à l’absence d’un fondement unifié offrant des références,
des repères, un langage, susceptibles de permettre la communicabilité et une
cumulativité sans lesquelles il ne peut exister de programme de recherche. Nous
soutenons qu’une théorisation suffisamment maîtrisée de la complexité, dont
nous résumons les grands traits, peut contribuer à la systématisation
recherchée.
III – LA COMPLEXITE, DE QUOI PARLE-T-ON ?
« Complexité » fait partie des mots à la mode aujourd’hui. Nous ne pouvons l’évoquer en feignant d’ignorer l’extrême confusion qui l’affecte. Il n’existe pas de théorie de la complexité en propre bien qu’il existe une riche pensée de la complexité (Edgar Morin) et une abondante activité intellectuelle sur les systèmes complexes. La pensée de la complexité n’offre pas de voie royale pour passer à son appropriation dans le travail de théorisation substantielle de la pratique scientifique. E. Morin lui-même met en garde contre l’usage du système comme objet dans une critique vigoureuse de la « théorie générale des systèmes » et défend le système comme paradigme, principe d’engendrement et non recette à appliquer, dans un texte inspiré (AFCET, 1977 et, bien sûr, La Méthode (1977-1991)). Et la théorie des systèmes complexes reste centrée sur le système. La complexité n’y apparaît pas comme une propriété étudiée pour elle-même. Le besoin d’une théorisation de la complexité en propre est donc entier.
Ma recherche sur les relations entre l’Etat et l’économie m’a placé devant cette difficulté résultant d’une part de la mise en évidence d’un matériau d’observation robuste et irréductible aux schémas d’analyse disponibles, donc complexe en un sens qui sera défini plus loin, d’autre part de l’absence d’un cadre d’analyse satisfaisant susceptible d’informer ce matériau et de lui donner une intelligibilité autre qu’empirique, statistique, et conjecturale. Cette difficulté est à l’origine de mon intérêt pour la théorisation de la complexité. Cette recherche a donné lieu à des publications de travaux d’étape jusqu’à présent (Delorme, 1997, 1999a,b). Je m’appuie sur ces travaux et d’autres, dont la publication est à venir, pour proposer ici un aperçu d’ensemble d’une théorisation de la complexité sous la dénomination de complexité de second ordre (CXSO) susceptible de répondre à la difficulté mentionnée ci-dessus.
Je ne peux bien sûr pas développer dans le cadre présent l’argumentation complète qui conduit à cette théorisation. Je m’efforcerai cependant d’en résumer les aspects les plus saillants.
1
– Premiers repères.
• Première définition : la complexité est l’irréductibilité à un degré satisfaisant de réduction.
• Deuxième définition : la complexité est une irréductibilité paradoxale.
• Elle est simultanément un obstacle et un principe de connaissance et d’action.
• Ce paradoxe ne peut-être maîtrisé que par la référence permanente à des couples de niveaux logiques objet et méta. La complexité est alors simultanément un obstacle au niveau objet et un principe de connaissance et d’action au niveau méta.
• Il existe une pluralité de formes de complexité, parmi lesquelles l’imprédictibilité déterministe, l’incertitude radicale (imprévisibilité probabiliste ou statistique), l’indécomposabilité, l’incompressibilité algorithmique (informatique théorique), l’incontrôlabilité d’un système. Aucune n’a une supériorité de pertinence a priori sur les autres. Le trait commun à ces formes, qui constitue la base nécessaire de théorisation, est l’irréductibilité.
• Aucune de ces formes ne reconnaît la double nature de la complexité. Elles portent toutes sur la complexité comme obstacle et manque, en principe irréductible, de connaissance.
• La complexité de second ordre (CXSO) émerge d’une autre forme d’irréductibilité, savoir l’indisponibilité d’une « technique de traitement » satisfaisante d’un problème.
• La complexité n’est pas une propriété intrinsèque des objets observés ou conçus. Elle est une propriété de la relation entre l’observateur-concepteur et l’objet observé-conçu.
• La complexité est une notion relative.
• La complexité appelle une prise en compte explicite de l’observateur-concepteur.
• Il en découle une distinction nécessaire entre complexité attribuée à un objet ou complexité strictement cognitive et complexité cognitive et pratique créant une situation complexe.
• La CXSO découle d’une situation complexe.
• Seule la CXSO déclenche une situation cognitive nouvelle, celle de situation complexe.
• Toutes les autres formes restent attachées à l’objet, sont purement cognitives ou de premier ordre, ou, pour simplifier, sont « complexité de l’objet » au sens de complexité attribuée à un objet et permettent de qualifier un ou des « objets complexes ».
• Tout objet complexe n’entraîne pas nécessairement une situation complexe. La théorie de la CXSO porte uniquement sur les situations complexes, définissant ainsi une notion restreinte et en principe opératoire de complexité.
2 – Relativité de la complexité et situation complexe
Partons d’un exemple proposé en 1973 par W. Ross Ashby, le second fondateur de la cybernétique de premier ordre, après Norbert Wiener (Ashby, 1973). La mention du premier ordre se justifie par la nécessité de distinguer cette cybernétique de la cybernétique de second ordre conçue dans les années soixante par Heinz von Foerster.
Ashby propose de mesurer la complexité par la quantité d’information requise pour décrire un objet. Qu’un objet soit complexe ou non dépend alors selon lui de l’observateur. Soit le cerveau d’un mouton, ou une cervelle d’agneau. Pour un boucher cet objet est simple puisqu’il s’agit de le distinguer d’un petit nombre d’autres viandes et, peut-on ajouter, il existe un petit nombre de manières de le préparer en vue de la vente dans l’activité courante de boucherie. Mais considérons un neurophysiologiste. Pour lui, dans son activité courante, le cerveau est certainement un objet dont la description est plus longue.
Ashby souligne que la conception de la complexité comme quelque chose dans le regard de l’observateur est pour lui la seule manière opérationnelle de mesurer la complexité.
La proposition de relativité de la complexité trouve une illustration dans cet exemple. Néanmoins, si cet exemple introduit bien à la relativité, il est loin d’être suffisant. Mettons de côté la définition de la complexité comme longueur d’une description : elle rendrait possible de considérer comme complexe un objet dont la description serait très courte, ce qui serait absurde. En revanche cet exemple recèle des hypothèses, implicites pour la plupart, dont la mise au jour va faire progresser notre argumentation.
Notons que pour un objet donné, nous avons le même projet : le décrire. Mais le contenu attendu de la description varie suivant le champ d’activité de chaque observateur. Une description satisfaisante en boucherie n’est pas identique à une description satisfaisante en neurophysiologie. Chaque description est légitime dans son propre domaine. Ce faisant nous avons introduit une notion de satisfaction dans une activité, en supposant que l’opérateur-observateur a un degré de compétence lui-même satisfaisant. La référence à une activité donnée, à un instant donné, introduit elle-même l’idée d’une connaissance correspondant à la norme, aux routines, habitudes de performance correcte dans cette activité, ce qu’on peut appeler un niveau d’aspiration qui, ici, se trouve donc socialisé et ne dépend pas d’un choix individuel et subjectif.
Reprenons maintenant notre définition de la complexité comme l’irréductibilité à un degré de réduction satisfaisant. Savoir si pour un opérateur compétent représentatif dans une activité l’objet « est » complexe ou non revient à répondre à la question : compte tenu du projet (décrire), du domaine d’activité et du niveau d’aspiration (quel degré de précision, de résolution, donc de réduction recherchée), sait-on atteindre ce niveau d’aspiration ? Dans la négative, il y a complexité. Cette complexité est purement cognitive ici. Elle découle de la connaissance relative à l’objet. Pour simplifier, on parlera d’objet complexe ou non complexe. Cette dernière catégorie recouvre la simplicité et la complication, en fonction des connaissances nécessaires pour parvenir à un résultat satisfaisant.
Dans l’exemple d’Ashby, si en principe le problème est non complexe pour le boucher, la réponse du neurophysiologiste dépendra du niveau d’aspiration. Si le problème apparaît complexe, quelle suite peut-on envisager ?
Pour poursuivre dans cette voie, introduisons un autre exemple, tiré de la physique. Le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond a souligné que bien que la réalité du monde naturel puisse être perçue comme ce que nous appelons cognitivement complexe, la physique obtient des résultats satisfaisants par des techniques classiques et par l’expérience (Lévy-Leblond, 1991). La mécanique quantique illustre une situation d’ensemble dans laquelle on parvient à des réalisations concrètes satisfaisantes alors que le débat règne sur le plan strictement cognitif à propos de la nature du réel auquel s’adresse cette physique (Mugur-Schächter, 2000).
L’intérêt de ces exemples est de nous inciter à aller au-delà du seul plan strictement cognitif et de le compléter par l’action. Ce qui est cognitivement complexe peut s’avérer non complexe du point de vue pratique.
Le domaine de la sécurité dans les activités à hauts risques (industrie, transports) en fournit une illustration spectaculaire. Le niveau d’aspiration de probabilité nulle d’un accident majeur ne peut être atteint : il est cognitivement inaccessible. Et pourtant cela n’empêche pas que ces activités fonctionnent en pratique d’une manière qui peut être considérée soit comme satisfaisante par leurs partisans, soit complexe parce qu’irréductible en pratique à un degré satisfaisant de risque par leurs opposants (cas de l’industrie nucléaire). Cette complexité pratique, qui vient s’ajouter à la complexité purement cognitive, n’en est pas moins relative que la première. Elle dépend du degré d’acceptabilité socialement atteint à une période donnée dans une conjoncture donnée. Avec d’autres mots et à la manière propre à son champ d’activité, la Commission Européenne exprime une préoccupation similaire dans une communication récente sur le principe de précaution (CE, 2000).
Finalement, en économie et en sciences sociales en général, la perception selon laquelle des phénomènes peuvent être mal définis, mal structurés, enchevêtrés, indécomposables entraîne leur irréductibilité cognitive et reporte sur la présence et l’acceptabilité ou non de techniques de traitement pratiques leur caractère de non complexité ou de complexité. Le verdict final repose sur le degré de satisfaction rendu accessible par ces techniques de traitement. Ma propre expérience, à propos des modes de relation entre l’Etat et l’économie, est celle d’une absence perçue d’une technique de traitement satisfaisante de cet objet. Elle traduit une situation d’indisponibilité d’une méthode de traitement d’une question cognitivement complexe. C’est une complexité de complexité, ou complexité de second ordre. Cet obstacle procédant d’une complexité cognitive et pratique exprime une situation complexe. Nous restreignons à cette double complexité le terme « situation complexe ». Elle seule déclenche une situation cognitive et pratique nouvelle à l’origine d’une théorie comportementale de la complexité, présentée dans le paragraphe suivant, circonscrite à une situation complexe.
Le Tableau 1 ci-dessous présente d’une manière simplifiée ce que sont des situations non complexe et complexe.
Niveau logique |
Caractère attribué à l’objet (Point de vue cognitif) |
Existe-t-il une manière de faire «satisficing»? (Point de vue pratique) |
Caractère de la situation créée |
|
||||
Objet |
Simple Compliqué Complexe Complexe |
Oui Oui Oui Non |
Simple Compliquée Compliquée Complexe |
|
||||
|
Méta |
|
Oui : satisficing méta |
Complexe de second ordre |
||||
Tableau 1 : Non complexité et complexité
de situation
La colonne « Caractère attribué à l’objet » condense et résume les aspects relatifs à l’objet proprement dit, au projet, à l’opérateur, au champ d’activité et au niveau d’aspiration. Est non complexe ce qui est soit simple (satisficing atteint sans difficulté) soit compliqué (satisficing atteint avec une difficulté plus ou moins grande). Un objet cognitivement complexe n’implique pas nécessairement une situation complexe (troisième ligne). Cela dépend de la possibilité ou non d’accéder à un satisficing pratique.
3 – Une hypothèse comportementale.
Que faire en situation complexe ? La réponse que nous proposons est simple dans son principe. Elle revient à transposer autoréférentiellement à l’observateur-concepteur-théoricien en situation complexe la distinction fondamentale systématisée par Herbert A. Simon entre rationalité procédurale (RP) et rationalité substantielle (RS). (Simon 1976, Delorme 1997). La RS peut se justifier en situation non complexe dans notre langage. Elle se déploie par application d’outils éprouvés, le plus souvent sur le mode du calcul et de la maximisation d’un résultat recherché. La RP que l’on pourrait appeler « raisonnabilité procédurale » procède par niveau d’aspiration et recherche d’un résultat suffisamment bon ou « satisficing » suivant le terme introduit par Simon. Elle décrit un comportement raisonnable en univers complexe. Simon utilise ce schéma pour décrire le comportement d’agents observés. Bien qu’il soit attentif à la méthode, Simon ne met jamais en scène dans ce processus le concepteur-observateur qu’il est lui-même. Dans son procès constant en irréalisme adressé à l’approche néoclassique, il faut supposer que l’observateur, Simon, sait ce qu’est le réalisme. Mais qu’en est-il si l’observateur-théoricien se retrouve lui-même en situation complexe au sens défini plus haut ? Il semble bien qu’il devient alors impossible, au nom même du schéma simonien, de continuer à faire comme s’il pouvait être neutralisé. Si le schéma simonien a une validité générale, ce que nous pensons, alors l’hypothèse selon laquelle, en « situation simonienne », le scientifique suit le même comportement que l’acteur économique n’apparaît pas déraisonnable. En fait cela revient à supposer que l’acteur économique et l’acteur scientifique se comportent comme l’être humain de la psychologie cognitive. La force de cette hypothèse tient à sa simplicité et à sa généralité. Cela apparaît d’autant plus manifeste après l’argumentation sur la relativité de la complexité présentée plus haut. En effet, quel que soit l’acteur, boucher, économiste ou autre, la reconnaissance de complexité est décrite par l’appel à des ressorts similaires de comportement socialisé dans un champ d’activité donné. Il s’agit de la réductibilité ou non à un niveau satisficing défini par rapport à un niveau d’aspiration socialement construit.
L’autoréférence introduit par construction la distinction entre niveaux logiques objet et méta. En l’absence de satisficing au plan objet, il reste à le rechercher au niveau méta, dans une dualité méta-objet inséparable. Toute la charge de la procédure repose alors sur le contenu attribué au satisficing méta. Dans la boucherie, ce serait de développer une bonne pratique de boucherie. Dans l’économie à prétention scientifique, cela ne peut être autre chose que le respect d’une bonne pratique scientifique, à l’instar de tout domaine d’activité scientifique. Enoncer cela est plus qu’une banalité et qu’un vœu pieux. C’est s’appliquer à soi-même le comportement satisficing exposé ici : suivre la norme d’activité qui se dégage du champ d’activité d’appartenance, ici la pratique scientifique. Sans rechercher un hypothétique modèle de vertu scientifique, et sans introduire une quelconque idée de préséance du discours scientifique sur d’autres types de discours, nous ne faisons que reconnaître l’existence d’une particularité de l’activité scientifique, qui lui donne son identité par rapport à d’autres activités, à savoir une forme de cahier des charges à respecter dont une expression « moyenne » est : représenter, expliquer, comprendre et, ou, concevoir quelque réalité, perçue ou conçue, et soumettre systématiquement cette représentation, explication, compréhension et, ou, conception, à un contrôle externe respectant un protocole explicite.
Alors que cela semble aller de soi dans les disciplines scientifiques dans lesquelles les protocoles et tests de validité sont opératoires et sévères, cet énoncé est loin d’être anodin en sciences sociales, spécialement en économie. Des rayons entiers de bibliothèques existent sur la spécificité des sciences sociales. Mais il est un trait auquel elles ne peuvent se soustraire si elles prétendent à la qualité de science, c’est, comme toute science, la soumission à la pratique scientifique, c’est-à-dire à une procédure systématique de contrôle et d’éventualité d’invalidation. Cette fermeture sur ce cahier des charges ou niveau d’aspiration pratique méta laisse ouvert le choix ou l’ajustement mutuel sur toutes les autres dimensions qui, par composition, aboutissent à une situation cognitive et pratique donnée au niveau objet.
La stratégie que nous proposons consiste donc, en présence d’une irréductibilité cognitive et pratique accompagnée d’un non satisficing, au niveau objet, dûment établie, à en prendre acte et à rechercher un satisficing au niveau méta. Cela revient à rechercher une procédure, une modalité d’action ou un principe d’engendrement satisficing pour pouvoir « faire avec » la complexité du problème au niveau objet. En vérité cela aboutit à dessiner les contours d’un schéma d’action en situation complexe. Un schéma de cette nature est présenté dans Delorme (1999b).
L’application de cette argumentation en pratique scientifique soulève la question de l’auto-référence et des difficultés que présente celle-ci pour le raisonnement fondé sur une logique à deux valeurs, vrai et faux. La régression ou l’oscillation à l’infini expriment cette difficulté. L’axiome du tiers exclu (entre A et non A il n’existe pas de troisième terme qui soit à la fois A et non A) au cœur de la logique classique et au fondement du raisonnement analytique, produit le paradoxe. Pour en sortir, il faut envisager un axiome de tiers inclus. C’est ce que propose l’axiomatique de la complexité (Le Moigne 1990, Delorme 1997). Sur un espace défini en termes d’ordre et de désordre, la complexité n’est réductible ni à l’ordre, ni au désordre, et pourtant elle est un troisième terme, composé irréductiblement d’ordre et de désordre, introduisant ainsi une dimension supplémentaire.
Cela nous amène à compléter la définition de l’irréductibilité. Celle-ci est d’abord l’irréductibilité à l’un, à moins de deux composants ou éléments ou de deux descriptions d’un phénomène (Rosen, 1985). Mais cela ne suffit pas. Il y a quelque chose de plus dans la complexité, qui est essentiel. C’est la non-séparabilité entre termes pris en couples. Il s’agit d’une dualité fondamentale, non un dualisme. Nous avons déjà rencontré deux de ces couples, le couple (méta, objet) et le couple (RP : rationalité procédurale ; RS : rationalité substantielle). Un troisième couple est (PG : principe génératif ; P : produit). Ce sont les trois couples ou dualités racines de la CXSO (ou complexité comportementale ou complexité de situation ou encore méta complexité définie plus loin). Le couple (PG, P) a une portée générique et générale permettant d’en faire le symbole de la dualité générique. Cette dualité générique (PG, P) a elle-même des propriétés particulières. Elle est récursive, en boucle :
PG P
PG produit P par actualisation d’un nombre de possibles qui est a priori indéterminé en complexité ; P produit PG par récursion. La boucle récursive est elle-même la figure générique élémentaire d’une spirale constituée de boucles successives, impliquant donc une dimension temporelle.
Outre son caractère générique et récursif, cette dualité est hiérarchisée, redoublée (en deux boucles hiérarchisées méta et objet), définitionnelle de la non complexité et de la complexité (non complexité lorsque la relation cause-effet PG ® P peut réapparaître parce qu’elle est satisficing), invariante et paradoxale. L’invariance est par rapport au contexte (méta, objet et procédure, substance). Le paradoxe tient à ce que la CXSO est à la fois une chose et ce qui nie cette chose, à la fois un obstacle et un principe de connaissance et d’action. Cela est sans doute l’apport le plus contre intuitif et donc le plus difficile à communiquer et à rendre acceptable tellement il va contre le sens commun.
De surcroît, le terme de référence par rapport auquel s’exprime « la différence » qu’introduit la complexité ainsi définie est la perspective analytique. Au principe de cette différence se trouvent d’un côté le tiers exclu et de l’autre côté le tiers inclus. Il en découle une conséquence d’une grande portée, l’asymétrie entre complexité et analyse. L’analyse exclut la complexité alors que la complexité subsume l’analyse, lui reconnaissant une pertinence possible mais seulement locale et circonscrite. La ligne de fracture est entre l’ouverture de la complexité et l’exclusivisme analytique. Il s’agit de l’expression la plus immédiate d’une ligne de fracture générale procédant du traitement du couple (ouverture, fermeture) dans toute approche scientifique.
Il découle de cette asymétrie que la complexité a un degré de généralité plus grand que l’analyse. Cela justifie une démarche initiale de reconnaissance de situation (non complexe ou complexe) dans tout exercice de formulation et résolution de problème. Si la situation est substantiellement non complexe, alors les techniques disponibles éprouvées s’appliquent légitimement. Dans le cas contraire, il faut réactiver pleinement la partie « à gauche » dans la boucle récursive. Cela fonde la généralité de la CXSO comme principe de connaissance et action sans qu’il soit besoin de remonter de la constatation initiale d’une situation substantiellement complexe. En tant que moyen de connaissance et action, ce qui était en une première phase le produit d’une démarche « bottom-up » devient un principe génératif initial, méta, dans une deuxième phase « top-down ». La CXSO est donc aussi une méta complexité, de portée générale.
Alors que dans sa phase d’élaboration et de conceptualisation, la CXSO ne pouvait émerger que de l’obstacle constitué par une complexité perçue de premier ordre (CXPO), maintenant nous disposons de la CXSO comme outil méta pour nous adresser aux problèmes du niveau objet. Ces problèmes sont d’une nature a priori indéterminée, non complexe ou complexe. Le niveau objet est ouvert. La CXSO n’implique en rien la CXPO. La méta complexité offre un fondement opératoire à l’action en situation potentiellement complexe (Delorme, 1999a). Si l’on admet que les institutions en économie peuvent mettre le chercheur en situation potentiellement complexe, qu’elles soient objet d’étude ou cadre d’étude, alors il vaut sans doute la peine de s’interroger sur le fondement que la complexité peut offrir dans ce domaine.
IV – DE LA COMPLEXITE AUX INSTITUTIONS
1. Quelle différence la théorie de la complexité produit-elle en économie ? Un piège à éviter dans la réponse à cette question est de se laisser enfermer dans le cadre typiquement analytique de recherche d’énoncés de résultats finals, portant sur les évènements, à l’instar du calcul de trajectoires ou de positions d’objets en physique. Hayek mettait déjà en garde contre cette tentation de transposer spontanément en sciences sociales ce que le calcul et la non complexité permettent en sciences de la nature, dans une distinction entre « event prediction » propre à ces dernières et « pattern prediction » en contexte de complexité (1967, 1974). Par construction, le but premier en situation complexe ne peut être une caractérisation de P au plan substantiel, il porte avant tout sur PG. La théorie comportementale de la complexité ne fournit pas de recette ni de dispositif clés en mains garantissant la solution d’un problème substantiel. Mais elle ne se réduit pas non plus à une méthode. Elle est toujours sur deux niveaux, deux temps, deux pas, génératif, méta, procédural d’une part ; produit, objet, substantiel d’autre part. Ce dernier est toujours second par rapport au pas génératif. La méta complexité est donc à la fois méthode-et-autre-chose (le second pas est cet « autre chose ») et ne peut pas être confinée à la méthode. Ni P, ni PG seulement, elle est indissociablement (PG, P). Jean-Louis Le Moigne exprime qu’un phénomène complexe se modélise par et comme un système complexe, le « système général » (Le Moigne, 1994). Cette expression vaut, mutatis mutandis*, pour l’argumentation développée ici : tout phénomène potentiellement complexe se modélise par et comme (PG,P). La méta complexité a une valeur à la fois épistémique et méthodologique (« par ») et ontologique (« comme »).
2. La méta complexité repose prioritairement mais non exclusivement sur l’abduction : partant de P, la question est de concevoir ou découvrir un PG dont P est un produit. Le but est PG. Cela vaut pour la théorisation à caractère général.
3. La méta complexité oblige au respect d’un « cahier des charges » qui est le contenu que reçoit la procédure de satisficing. Elle n’exclut a priori aucune démarche (sauf l’exclusivisme…) mais n’aboutit pas à l’anarchie ni au relativisme : elle repose sur un « oui, si cela marche » à l’égard de toute proposition. La contrepartie de cette ouverture est une fermeture radicale et systématique sur le contrôle du respect du cahier des charges évoqué plus haut dans la formulation de l’hypothèse de comportement. La méta complexité rend ainsi admissible un éclectisme de théorisations locales émergeant de la contextualisation inhérente aux situations. Mais cet éclectisme n’est pas flottant, il est asservi au principe génératif que constitue la méta complexité.
4. Il en ressort une priorité à l’investigation empirique comme moment premier de la démarche. L’étape clé en est la reconnaissance de situation. Contextualisation et attention à l’histoire en découlent.
5. La ligne de fracture entre postures théoriques générales repose sur le type de frontière adopté pour distinguer ce qui est retenu et ce qui est exclu. Retenir (ou exclure) l’idée qu’il existe un état final ou une norme prédéfinis appartenant à la substance du social et de l’économie, et par rapport auxquels le concret existe (équilibre ; loi naturelle, loi d’évolution, détermination ou tendance à long terme) illustre cette ligne de fracture en économie. La posture de complexité exclut cette fermeture substantielle, et permet l’ouverture substantielle par la fermeture procédurale méta. A tout le moins, s’il est bon de se trouver des « ennemis » ou repoussoirs intellectuels pour aider à la clarification et à la progression, l’institutionnalisme hétérodoxe gagnerait sans doute à se libérer de sa critique faite presque exclusivement à l’approche néoclassique et à se définir d’une manière plus positive.
6. La méta complexité dépasse les procès en irréalisme en leur substituant une obligation procédurale radicale de pratique scientifique. Elle apporte une systématisation et un cadre recherchés de plus grande généralité que le cadre analytique tout en préservant la possibilité de pertinence locale, lorsqu’elle est dûment établie, de l’analyse.
7. La méta complexité offre un antidote au scientisme ambiant que dénonçait Hayek. Elle complexifie certes, par rapport à un univers analytique inculqué dès notre apprentissage scolaire individuel et dans notre culture, mais c’est pour décomplexer le chercheur par rapport au scientisme. Elle offre un cadre de systématisation pour les théories de processus ouverts, dont les théories institutionnalistes de processus ouverts.
Références bibliographiques
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