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relation et éthique de la responsabilité

Frédérique Lerbet-Sereni

Maître de conférences

Laboratoire des Sciences de l’Education

Université de Tours

Juillet 1998

Introduction

" Comment être pour que l'autre dont j'ai accepté la charge, réussisse son inscription ontologique, sociale et politique dans ce monde qui nous est commun  ? A quoi suis-je obligé (au sens moral) dès lors que je deviens référent pour un autre ? " La réflexion sur cette relation de référence et sur la posture qu'elle engage, que je tente ici de mettre en forme, vise à donner consistance à une formalisation paradoxale de cette relation où morale et éthique, réciprocité et responsabilité, s'articulent contradictoirement.

I- Relation de référence : repérage

Etymologiquement, référent vient de refero, qui signifie " porter en arrière, rapporter, reporter, rétablir ", et aussi " opposer en réplique, renouveler ", ou encore " porter ailleurs ". Sous sa forme impersonnelle de refert, il signifie " être important, importer, intéresser ". Le référent peut être ainsi défini comme celui à qui l'on se reporte, qui est important, tant pour recevoir la réplique, l'opposition, que pour accompagner le renouvellement et la possibilité de porter ailleurs, de se transporter.

La place singulière qu'occupe une personne du groupe qu'une autre personne a reconnue comme référente, engage réciproquement l'une et l'autre dans la construction du travail identitaire de chacun, qui est de l'ordre de " intégrer/s'intégrer " à partir de la relation à l'autre et au groupe de référence représenté. Cette place confère en outre une responsabilité immédiate à celui qui l'accepte, dont H. Jonas voit " l'archétype intemporel (dans) celle des parents à l'égard de l'enfant ", à travers " le nouveau né dont la simple respiration adresse un " on doit " irréfutable à l'entourage, à savoir : qu'on s'occupe de lui ". Place propre des parents, elle se trouve aussi être occupée par de multiples acteurs de la vie socio-professionnelle : l'enseignant, qui doit faciliter l'affiliation de l'élève à l'institution scolaire (dont les normes préfigurent celles de la sphère sociale en général) et à la culture qui lui permettront d'interroger le monde et d'y construire sa place en propre ; le formateur, qui accompagne la construction d'une identité professionnelle et/ou sociale ; le directeur de recherches, qui est conjointement garant de la qualité heuristique du travail fourni en tant que représentant de la communauté scientifique et passeur pour que l'étudiant s'autorise une pensée personnelle inventive, mais aussi, à bien y réfléchir, tous ceux qui font profession des métiers de l'humain, à un titre ou à un autre (politique, journaliste, monde juridique et policier, monde médical). H. Jonas propose d'ouvrir encore la perspective, pour l'inscrire d'emblée et sans restriction à chacun d'entre nous dans son rapport à l'autre des générations qui nous succèdent, chacun d'entre nous étant en somme géniteur puisque membre de " la famille humaine ", dès lors que nous nous autorisons à vivre. S'il y a lieu d'engager irréfutablement notre responsabilité à l'égard de l'autre pour qu'il puisse être, c'est pourtant en se gardant bien de tenter de savoir " quel " il sera. Si nous avons à l'introduire au monde, c'est également pour lui permettre de construire à son tour ce monde. Ainsi énoncée, la place que j'appelle de référent se pose bien comme portant en elle-même une tension paradoxale, qui la contraint à relever à la fois de la conformité pré-établie en tant qu'elle est représentante du monde, et de la dimension critique nécessaire pour introduire du jeu, le jeu nécessaire à la passe d'affiliation de l'autre dès lors que l'on ne la réduit pas à " s'intégrer ", mais que l'on y adjoint " intégrer ".

Réciprocité et asymétrie

Dès lors qu'il s'agit d'intégration, la relation se place sous le sceau de la réciprocité, sous peine de se trouver réduite à un rapport d'assimilation ou d'exclusion. Cette réciprocité, entendue là au sens de J.-M. Labelle, est le garant de l'engagement de l'une et l'autre entité dans cette question d'intégration qui vise le travail sur l'identité comme processus socialement inscrit. Là où l'intégration travaille l'identité (ipse), l'assimilation ne reconnaît que la mêmeté (idem) et l'exclusion seulement l'altérité (alter).

Toutefois, il ne s'agit pas d'une réciprocité qui poserait les deux entités comme équivalentes. Leur place différenciée dans la relation interdit précisément de procéder à cette réduction. La relation, certes, est réciproque, c'est-à-dire que chacun s'y engage pleinement, authentiquement, et sait qu'en retour il en sera autre, par des jeux d'intégration réciproque des expériences vécues. Mais dans la mesure où cet engagement même repose sur la reconnaissance partagée d'un statut de référence pour l'un, il convient bien d'en reconnaître également la spécificité, qui ne peut plus alors se réduire à l'ordre de la réciprocité. Car ce que le référent engage n'est pas du même ordre que ce que l'autre engage. Ce que le référent engage pourrait se dire comme son acceptation à assumer sa place de personne d'autorité, au sens de celui qui est auteur de ses conduites et de ses pensées, et au sens de celui qui est garant et représentant de la loi du groupe. Par là, il permettra à celui qui le reconnaît comme autorité d'avancer, de progresser, d'agir, en confiance, sur le chemin de l'intégration et de l'affiliation.

La relation qui est en jeu ici, en écho à celle de réciprocité des personnes, est celle de responsabilité exercée unilatéralement de l'un sur l'autre. Qu'à l'issue du processus d'affiliation, on puisse envisager une co-responsabilité des personnes à l'égard du monde, comme le suggère H. Arendt, certainement. C'est même le but de toute affiliation réussie. Mais je me situe ici au coeur même du processus en train de s'élaborer, et de ses conditions de possibilité d'élaboration : elles me semblent donc relever conjointement de la réciprocité de la relation dans sa bilatéralité ou bivocité, pour reprendre F. Jacques, et de la responsabilité en relation, dans une univocité fondamentale, celle du référent, univocité largement silencieuse.

Dans le même temps, le référent, en tant qu'auteur singulier et autonome, est engagé dans cette relation en termes d'éthique personnelle ; en tant que garant des lois du groupe, il s'attache à conforter ce qui fait tenir ensemble ce groupe, ce lien d'origine, qui lui confère des obligations morales.

La posture de référence facilitatrice de procès d'affiliation aurait ainsi partie liée avec la réciprocité et la responsabilité, ainsi qu'avec la morale et l'éthique, dans des articulations nécessairement paradoxales en écho au paradoxe " intégrer/s'intégrer " ; ce que je vais tenter d'élucider.

II- Premières oppositions contradictoires

A) Ethique et morale en contexte

Il paraît banal d'admettre que la question de l'éthique semble aujourd'hui apparaître en force, via les media, sur la scène politique et sociale, à travers par exemple les débats sur la " bio-éthique ", sans qu'on puisse toujours bien voir en quoi l'éthique se distingue de la morale.

Ce qui semble émerger en première instance, ce serait le fait qu'aucune norme pré-établie, au sens juridique du terme, ne serait susceptible d'être appliquée telle quelle à ces questions, dans la mesure où, pour la première fois dans notre histoire, l'homme est en mesure techniquement d'intervenir dans les processus fondamentaux de l'inscription dans la transmission généalogique, à savoir donner artificiellement la vie et la mort, tout en demeurant dans la légalité. Cela engage de façon renouvelée les problématiques de l'identité, celle de l'homme singulier dans le monde et celle de l'humanité, et rebondit récursivement sur la nécessité de repenser le Droit, dans la mesure où la question de l'identité individuelle, dans ce qu'elle a de fondamentalement social, est indissociable de la question du droit comme système de règles moralement nécessaires pour que les hommes parviennent à vivre ensemble ; ce que D. de Béchillon énonce par exemple ainsi : " L'appartenance sociale forge et constitue l'identité même du sujet, laquelle peut s'analyser sous la forme d'une reconnaissance, par la société et selon les formes du Droit, de l' " accrochage " de la personne à l'espèce humaine ".

Ce serait alors la question de l'avenir de l'humanité, des doutes quant à " l'espèce humaine " au moment de légiférer, qui nécessiteraient le glissement de la norme morale à l'éthique, comme à une éthique de la question, renvoyant chacun à son for intérieur pour penser et agir en intériorisant cette nécessité devenue problématique des hommes futurs. Dans le même temps, l'universalité des valeurs se trouve battue en brêche par un relativisme culturel alors qu'on veut corollairement amener l'homme, occidental du moins, à prendre conscience de son inscription dans le monde à l'échelle planétaire. Cela étant, le débat morale/éthique devient (au moins implicitement) prégnant pour chaque citoyen, en tant que citoyen du monde et en tant que sujet inscrit dans une généalogie à l'échelle aussi de l'humanité. Il l'est encore bien davantage pour ceux qui ont à accompagner le procès d'intégration intrapersonnelle et sociale, et de construction identitaire, d'un autre.

B) Ethique et/ou morale

1) La perspective de Ricoeur

Ricoeur le rappelle d'emblée : " Rien dans l'étymologie ou dans l'histoire de l'emploi des termes n'(...) impose (la distinction entre morale et éthique) ". Les deux termes, qu'ils viennent du grec ou du latin, renvoient à l'idée de moeurs, de ce qu'il convient de faire, soit parce qu'on l'estime bon, soit parce que cela " s'impose comme obligatoire ". P. Ricoeur propose donc " par convention, (de réserver) le terme d'éthique pour la visée d'une vie accomplie et celui de morale pour l'articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l'universalité et par un effet de contrainte ".

La visée éthique placerait celle-ci du côté du sens, de l'orientation vers une vie bonne. La norme morale s'imposerait du dehors de moi, et me contraindrait. Là où la morale me contraint, l'éthique me libère. Là où la morale est pour moi hétéro-référencée, l'éthique renvoie à mon autoréférence. Là où la morale me dicte de ne pas agir ainsi pour ne pas apparaître tel ou tel aux yeux des autres, l'éthique me dicte de ne pas agir ainsi pour ne pas être tel ou tel à mes propres yeux.

Pour Ricoeur, l'éthique n'est cependant pas à connotation solipsiste. La " vie bonne " n'a pas de sens en elle-même : elle doit être pensée et mise en actes " avec et pour les autres, dans des institutions justes ". Elle présente ainsi une double polarité individuelle et collective, la première sous le sceau de l' " estime de soi " comme vertu solitaire, la seconde sous celui de la " justice " comme vertu d'une pluralité humaine de caractère politique telle que les institutions peuvent en rendre compte.

L'éthique, par l'estime de soi, est à la fois la source de la morale, et en dernier ressort, le recours auquel il faut revenir quand on se trouve pris dans les apories de la morale et du devoir telles qu'elles peuvent entraver la vie bonne. Les institutions sont autant de " tiers inclus entre le " je " et le " tu " ", tiers inclus à la fois de l'ordre de la pluralité et de l'anonyme ", nécessaires pour référer la notion d'obligation dans son universalité.

La morale, par ce qu'elle m'impose de l'extérieur, qui m'échappe en tant qu'auteur, mais que je dois reconnaître parce que je la partage avec les autres si je veux réussir à vivre avec eux, renvoie ainsi à la dimension " s'intégrer " du processus de socialisation. L'éthique, en tant que mouvement interne auto-référé, se situerait plus particulièrement du côté du mouvement complémentaire et antagoniste évoqué par " intégrer ". Entre les deux, à leur point d'articulation, on rencontrerait alors les institutions, posées par Ricoeur comme ce qui va permettre la relation/séparation entre " je " et " tu " : que seule fonctionne la morale, et " je " et " tu " ne sont plus différenciés. Ils sont les deux mêmes, interchangeables, d'une totalité close. Que seule fonctionne l'éthique, et se profile l'impossible rencontre de visées particulières, égoïstement référées, à jamais séparées. La rencontre non confuse, en termes de relation/séparation, entre l'universalité et le relativisme, nécessite ainsi l'élaboration de leur " tiers inclus ", que Ricoeur réfère aux " institutions justes " : " justes " à la fois au regard d'une visée éthique et d'une morale normée.

S'il y a donc lieu de distinguer entre morale et éthique, c'est pour mieux envisager les articulations qui les relient, et qui, pour Ricoeur, se jouent dans un triple mouvement qui part d'abord de l'intériorité du sujet et qui est de l'ordre de la visée éthique, pour rejoindre les autres par le biais de la norme morale, afin de s'incarner en retour récursif dans une sagesse pratique, à la fois socialisée et faisant sens pour la personne singulière, et contextualisée dans ses actions (une praxis de l'auteur). L'affirmation éthique devient paradoxalement l'aune à laquelle, en définitive, chacun peut reconstruire pour lui-même et intégrer les conflits que génère la perspective morale.

A ce qui s'impose à moi de l'extérieur répond ainsi ce qui s'impose à moi de l'intérieur. A l'ordre moral toujours susceptible de déshumaniser
ses propres visées au profit de son propre maintien en tant que norme (une norme pouvant, en définitive, devenir extérieure à tous les hommes), répond la visée éthique, celle qui est juste dès lors qu'elle me permet d'être en accord avec moi-même, au plus profond de moi, dans un souci de l'autre sans lequel n'existe pas l'estime de soi.

2) La perspective de F. Imbert

La perspective de F. Imbert, d'orientation psychanalytique dans ses interprétations et analyses de la relation/séparation entre morale et éthique, permet de déplacer cette problématique du champ de la philosophie morale à celui des métiers de l'accompagnement, qui engagent ceux qui les pratiquent en tant que référents.

Pour Imbert, la morale renvoie à la règle, alors que l'éthique se réfère à la loi symbolique. Là où la règle introduit un rapport d'appartenance et de contenance, la loi, au contraire, vise à décontenancer et à arracher à " la possession jalouse des biens ". Le gardien de la règle est animé " d'une pulsion à contenir le hors-la-loi, à le lier, ou à le mettre à mort ", parce qu'il représente la figure insoutenable de l'Autre. La sanction qu'il recevra est destinée à resacraliser la règle, dans une perspective tout à fait durkheimienne, de telle sorte qu'aucun accès à un " devenir-autre " ne soit possible.

Quand l'éducateur se situe davantage dans une visée éthique, il est " acteur de violence symbolique ", par laquelle il contribue à " ouvrir un champ symbolique suffisamment articulé pour que chacun puisse s'y repérer dans sa différence et disposer de l'espace nécessaire à son auto-mouvement ". Il fait en somme acte de transmission d'une violence surmontée, celle de la séparation fusionnelle originaire de la dyade mère/enfant et de l'interdit de l'inceste, séparation nécessaire pour que l'autre naisse à son propre désir et à sa parole.

L'éducation morale vise alors à ce qu'il n'y ait aucun écart entre l'opinion individuelle et collective par une mise en conformité impositive. La prise en compte de la dimension éthique dans l'éducation relève d'une tâche inachevable, d'un " incessant travail d'articulation par la mise en pratique de la loi et d'un montage institutionnel d'un réseau de médiation où puisse s'opérer l'interpelleation du désir ". Elle s ‘emploie à reconnaître qu'il n'existe pas de modèle unique pour un sujet parlant, et invite à travailler avec l'incertitude et la création, toujours, à réinscrire, dans une perspective nettement rousseauiste.

L'enjeu de la morale serait ainsi l' " édification d'un Moi qui n'a d'autre fonction que de lier et d'assujettir, et qui aspire à la jouissance du sur-place ", d'individus animés d'une volonté de maîtrise et de l'anéantissement de tout ce qui échappe "(tels que le désir, l'angoisse ou la parole).

L'enjeu de l'éthique serait de délier le sujet de ses " captations imaginaires, idéologiques et narcissiques ", et de lui permettre d'accepter la perte de la toute-puissance et de la toute-jouissance solitaire du Moi, via la loi de séparation et de captation symbolique. C'est un travail de la limite, qui " se parle toujours sur fond de gouffre ", dont le tracé n'est donc jamais garanti, et qui peut avoir à se réaliser " dans le plus grand dérangement des règles ".

3) Loi/règle ; morale/éthique

L'opposition marquée par Imbert entre règle et loi n'est pas sans poser difficulté. On peut voir la règle comme ce qui penche du côté de la norme dans ce que le Droit en établit, la loi étant moins directement référée au Droit comme droit positif, et, partant, demeurant plus polysémique. Mais D. de Béchillon montre par ailleurs que le caractère d'universalité et celui de sanction (comme réponse au manquement à la contrainte) ne suffisent pas à caractériser une règle de droit. La séparation entre règle et loi nécessiterait donc d'être nuancée, dans la mesure où les critères de définition de la règle subiraient des assauts de plus en plus violents dûs tant à l'internationalisation du droit qui passe souvent par des négociations, des accords et des formes de pression, qu'à la prise en compte de la particularité des situations individuelles et des contextes quand est appliquée la règle.

Alors, la loi réapparaît non plus tant dans ce qui l'oppose à la règle que dans son double aspect de ce qui doit être posé entre les hommes pour leur permettre de se parler et de construire en commun ce qu'ils ont à élaborer pour l'humanité présente et à venir, et de ce qui permet à chacun de caler sa propre place et sa propre voix, dans un mouvement de séparation, articulant à la fois souci éthique et moral. La loi rejoint alors aussi ce que Ricoeur évoque au travers des institutions, et que F. Imbert traduit par la " mise en pratique de la loi ", qui est de l'ordre de la parole. Elle occupe dans ce sens un statut d'entre-deux dans ce qu'il a de paradoxal, c'est-à-dire qui, conjointement, fait coupure et lien dans la relation.

La loi est ainsi à la fois loi symbolique, dont les interdits ("inter-dits") ont valeur structurante pour la construction de la personne en elle-même dans ses rapports au monde, et loi juridique d'une société que traduisent les normes et les règles institutionnellement inscrites, dont " les assises sont les lois concernant la parenté la généalogie, la filiation, l'alliance ". Ce sont ces assises mêmes qui apparaissent aujourd'hui déstabilisées, parce que déstabilisables à cause des avancées technologiques.

Ainsi, dans la perspective d'Imbert, l'articulation entre morale et éthique est-elle partiellement différente de celle que propose Ricoeur. Le premier temps est pour lui un temps d'indifférenciation, celui de la morale au sens de Durkheim, qui lie et fait tenir ensemble ce qui est de l'ordre du " un-tout ". Le deuxième, plus proprement éthique, est temps de la séparation, du délier, par lequel se joue la différenciation et l'" advenue " du sujet comme sujet du désir singulier, de l'ordre du " un ". Le troisième temps est temps de l'alliance devenue possible, sans confusion des places, celui du " un-parmi-d'autres ". Soit : lier-délier-allier, dans un processus jamais achevé, toujours à ré-inscrire, peut-être parce que le désir ne se laisse jamais assigner à une place définitive, ni le mien, ni celui d'autrui, tant que nous sommes vivants.

La question du rapport entre morale et éthique rapportée à la relation de référence pose corrélativement celle du rapport entre réciprocité et responsabilité. En effet, considérer la part d'autonomie de chacun dans son rapport à la norme par le respect de visées éthiques singulières qui se co-contrôlent en tenant compte les unes des autres, c'est reconnaître une réciprocité de fait entre les sujets singuliers : réciprocité dans la forme de leur lien (l'un ne va pas sans l'autre), et réciprocité dans leur contenu, qui les poserait à égalité de légitimité et de force. Dans le même temps, la réciprocité, telle qu'elle s'exprime par exemple dans la réponse "acte pour acte", porte en elle la menace d'escalades réciproques, difficilement compatibles avec la préoccupation d'accompagnement. A la réciprocité de la relation et à sa bivocité s'adjoint donc la responsabilité en relation et son univocité.

C) Réciprocité et responsabilité

1) Réciprocité

Poser la question de la réciprocité dans le débat sur la loi morale, c'est revenir à celui par lequel Piaget s'est opposé à Durkheim, et qui a fait dire à celui-là que la perspective développée par Durkheim dans L'Education morale pouvait être assimilée au " réalisme moral " de l'enfant jusqu'à 7-8 ans environ, réalisme qui se pose en termes de contrainte stricte et de sanction expiatoire, où l'autorité des adultes prime sur la question de la justice. En effet, comme le rappelle Imbert, Durkheim est bien dans le souci d'une vision sociale où il s'agit de considérer ce qui fait tenir ensemble la société. Ce serait la force sacrée du lien social, qu'il s'agit impérieusement de restaurer dès lors qu'elle serait menacée. Un manquement à la norme est en ce sens un sacrilège, qu'il faut punir, sanctionner, pour restaurer, aux yeux des autres, le caractère sacré de la norme, afin que soit maintenu le lien, qui revêt là un caractère de transcendance à laquelle on doit être soumis. A cette morale de la contrainte, Piaget oppose ce que l'on peut appeler une morale de la réciprocité et de la coopération, qui vise à l'autonomie des sujets par la formation d'une rationalité critique à l'égard des règles elles-mêmes et par une participation à leur élaboration.

Là où le maître de Durkheim est le prêtre laïc des " Dieu savoir, morale sociale et valeurs ", celui de Piaget se cherche du côté du " simple camarade ", collaborateur aîné, dont la " pédagogie active " va faciliter tant l'appropriation des savoirs que celle des valeurs éprouvées dans la coopération réciproque, qui sont celles qu'un citoyen d'une société démocratique doit intérioriser. Si Piaget laisse bien entendre la difficulté de la posture (" s'il en a l'étoffe ", précise-t-il) , il ne cherche pas toutefois à approfondir en quoi il y a lieu de ne pas confondre cette forme de réciprocité avec une totale égalité. Là où Durkheim posait la déférence et la soumission de l'élève à l'autorité sacrée du maître de façon incontestable, Piaget introduit la nécessité que cette contestation soit possible, par réciprocité du lien, au sens où celui-ci ne descend plus d'un " en haut ", mais se construit dans l'horizontalité, de personne à personne, pour l'apprentissage de l'autonomie.

A cette réciprocité il semble nécessaire d'adjoindre le mouvement complémentaire de responsabilité de l'un à l'égard de l'autre, qui, presqu'à l'inverse de Durkheim, engage surtout l'accompagnant à ne pas faillir. Il convient de voir, dit Piaget, qu' " un type nouveau d'attitude morale a succédé à une attitude périmée, (car) entre la responsabilité intérieure qui va de pair avec l'autonomie de la conscience et qui résulte des rapports de coopération, et la forme de responsabilité liée à l'idée de sanction expiatoire et par conséquent à la contrainte et à l'hétéronomie, il n'y a pas de filiation simple, (mais) une différence de nature "

2) Responsabilité

Il existe un Droit de la responsabilité qui légifère en termes d'obligation et d'imputabilité liés à des fautes. A côté de cette dimension juridique de la responsabilité, mais aussi peu à peu à sa place, comme le fait remarquer Ricoeur, se développe la dimension morale de la responsabilité, encadrée par les concepts de solidarité et de risque.

Ce glissement, (déplacement chez Ricoeur) qui laisse possible l'idée de responsabilité sans faute, renvoie à la question des rapports entre l'acte et l'auteur, avec une déresponsabilisation juridique de l'auteur tout en reconnaissant une responsabilité des actes, et une surresponsabilisation morale de celui-ci. Parler de responsabilité, comme en contradiction avec l'idée de réciprocité, c'est se situer dans cette perspective morale, et évoquer quelque chose qui ne serait pas à proprement parler sanctionné juridiquement s'il y a manquement, mais qui engage fortement celui qui s'y reconnaît dans son rapport aux autres et au monde, parce qu'il s'agit davantage ici de prévenir des effets nuisibles de nos actes que de sanctionner des actes antérieurement commis dont les conséquences sont présentes. En référence à H. Jonas, Ricoeur invite alors à penser que " la portée immense attribuée à nos actes par l'idée de nuisance à l'échelle cosmique (...) peut être assumée si nous introduisons le relais des générations. (Il s'agit) d'interpôler en quelque sorte entre chaque agent et les effets lointains le lien interhumain de filiation. Il est alors besoin d'un impératif nouveau, nous imposant d'agir de telle façon qu'il y ait encore des humains après nous ".

Cet impératif m'oblige, au sens moral, à prendre en considération ce lien interhumain sans lequel l'humanité même est en péril. Ce lien interhumain est l'autre nom du lien social à l'échelle planétaire, sur le chemin duquel, en tant que référent, je tente d'accompagner l'autre, afin qu'à son tour il puisse assumer sa part de " pas